Artistes et artistes

Notre époque use du même mot pour nommer Rembrandt et Beigbedder. Ingmar Bergman et Keanu Reeves. Les Rolling Stones et François Bégaudeau. Le même nom pour celui qui, de la matière, fait naître un morceau de vérité humaine, et pour celui qui occupe la scène et jouit de la frivolité de ses fréquentations. Le même nom à l’artiste et à celui qui se proclame comme tel.

Chef d’oeuvre                                                  Chef d’oeuvre

Les 2 notions sont pourtant distinctes, je suis certain que les artistes de la 2ème catégorie pourraient en convenir, et choisir un autre mot pour peu qu’on leur explique clairement. La confusion vient avant tout de l’image attachée au mot « artiste » dans la représentation collective.

  • Au 19ème siècle, le rêve des bonnes gens était d’être notable, d’avoir une « bonne vie ». Les hommes aspiraient à s’occuper correctement de leur affaire. Par contraste, l’artiste était maudit, damné du fait de son imprévision. On le suspectait d’idées louches et d’avoir mal grandi. S’il parvenait à se faire une place, ce n’était que malgré lui, sous la clémence du Destin, et quand cela arrivait on ne faisait que constater a posteriori que l’art, le vrai, venait d’entrer par effraction.
  • Aujourd’hui, après plus d’1 siècle ½ durant lequel l’artiste est devenu l’individualité quasi-divine à laquelle la postérité donne raison contre tous les autres, ce statut est devenu non seulement désirable mais fort reconnu et encouragé. La phrase de Warhol que toute la société du spectacle reprend en cœur à la moindre occasion – « tout le monde sera célèbre pendant ¼ d’heure » – n’est pas une prophétie mais une injonction ! Mieux vaut être artiste quitte à être pathétique, ridicule, vaniteux, arriviste, déloyal, ambitieux à crever, mais « artiste ».

Malgré cette inversion, nous nous laissons croire qu’on vit encore dans cette conception 19ème : nous ne voulons pas renoncer à ce fantasme où « artiste » est le privilège de quelques âmes maudites par une société conservatrice, quand bien même il est évident que l’art est désormais encadré, encouragé, vénéré… Non, nous voulons continuer à croire qu’il y a encore de la subversion à faire jaillir à la face des rats. L’artiste veut conserver, en plus de ses nouveaux avantages, l’ancien prestige de la fonction.

Oeuvre cinématographique      Oeuvre cinématographique

C’est ainsi qu’on voit défiler ces « artistes » : ces personnes qui nous bassinent, non pas avec des créations qu’elles tenteraient de faire valoir à tout prix, mais avant tout par ce qu’elles n’ont justement rien d’autre à produire que la revendication de leur état d’artiste. L’imposture étant facilitée par 50 ans d’art « contemporain », on voit célébrés comme artistes des gens sans aucune activité ni création, juste une envie de se proclamer laissant après eux un vide béant. En fait d’art, ces personnes n’offrent en général qu’une vague habileté à un passe-temps, ou à rien du tout dans le pire des cas. Elles n’ont manifestement rien à proposer au monde que cette velléité impétueuse d’être artiste.

Ceux-là se nomment artistes mais sont au fond moins fascinés par l’art lui-même que par les artistes qu’ils ont pu voir et leur mode de vie. Ils sont artist-istes, si l’on peut dire. Dès lors, ils s’efforcent de relever les traits caractéristiques de l’artiste pour les singer. L’artiste est en général maître d’une technique ? Alors la technicité est la finalité de l’art. Certaines œuvres d’art ont choqué ? Alors la subversion est le propos de l’art, etc. Pour le reste, ils ne font que parler : ils ont des théories et des airs inspirés, vous parlent de leur roman en cours, de leur prochain concert, du projet sur lequel ils veulent travailler… Ils mettent l’art dans la conversation, le réduisant la plupart du temps à une question binaire (émotion/froideur, violence/douceur, brut/sophistiqué, etc.) et finissent par parler d’eux.

Pendant ce temps l’artiste travaille dans le silence de son atelier : il passe son temps à l’être plutôt qu’à le crier sur les toits. Lui n’est artiste qu’au sens plus simple d’artisan, il ne se fait pas une telle idée de sa fonction. Il ne lui viendrait pas à l’esprit de se féliciter de son talent plus qu’un plombier de réparer une chasse d’eau (à ce sujet, Audiard raconte avec drôlerie l’abîme qui séparait 2 mondes : la prétentieuse Nouvelle Vague d’un côté qui entendait faire de l’art et crachait sur son cinéma à lui, et lui qui faisait des films sans prendre son art pour autre chose qu’un simple gagne-pain).

Génial                                                  Génial

Le cirque des artistes-imposteurs ne serait pas bien méchant s’ils n’étaient pas par là-même d’importuns bousilleurs : se croyant adeptes de leur art, ils en agitent la vase depuis la surface, moyennant quoi les véritables artisans qui explorent les profondeurs passent inaperçus et l’art en question, dans son ensemble, est gâché. Il est important de ne pas subventionner ces gens de quelque manière que ce soit, même « pour rire ». Aidons au contraire à ce qu’ils vivent chichement, et avant tout rassurons-les sur le fait que, quoi qu’ils fassent, ils ne sont pas « normaux » : non, ils ne sont pas « comme les autres », oui ils dérangent ! Voilà ce qu’ils recherchent. Persuadez-les que l’art est devenu une banalité qui ne les distinguent pas plus qu’un autre métier et ils abandonneront aussitôt leur marotte pour la laisser à ceux qui ont leur vérité à créer !

7 réflexions au sujet de “Artistes et artistes”

  1. Bonjour, j’aime beaucoup votre blog : vos articles pertinents incitent à la réflexion et me permettent de m’échapper un moment à l’addiction néfaste que j’ai pour les faits d’actualité qui ne soulèvent finalement que peu de questions de fond.

  2. Je suis persuadé qu’il y aurait des nuances à creuser mais je suis trop d’accord sur le fond pour bouder mon plaisir 🙂 Un des tes meilleurs, je pense!

    ( le coup du Ben au début, mais oui quoi, OUIII)

  3. Notre époque use du même mot pour nommer Rembrandt… et Zidane et Cyril Lignac. Passke toulmonde il est beau toulemonde il est un peu subversif et iconoclaste ôjourdojourd’hui.
    Audiard, quant à la nouvelle vague a raté une occase de clore son bec, on ne peut pas tjrs pisser de la crème. Simple gagne pain… c’est pas l’usine non plus… devait bien le savoir…
    Mis à part ce dernier désaccord, j’abonde dans le sens de votre argument.
    Malédiction de l’artiste, concept bourgeois 19èmiste; avant cela artisan(de la figure ou du paysage, travaillant à quatre mains au moyen âge par ex) ou rentier (de rentes lui étant faites ou de fortune perso).
    Malraux a ouvert la voie à l’intermiteux subventionné du spectacle… du Spectacle… tout est dit.

  4. Ouais, bon, c’est pas faux, mais je pense que le « public éclairé » que réclame « l’art authentique » ne s’y est pas trompé. L’erreur serait de vouloir que tout le monde appartienne à ce public. Or c’est une erreur que commet (par intérêt peut-être) la démocratie française (surtout aujourd’hui qu’elle verse dans la « culture télévisuelle », voire la « démagocratie ») ; mais une erreur sympathique, dirais-je. Mieux vaut laisser faire les vrais artistes loin du bruit et de la fureur, eux – et une partie de leur public – savent qu’ils n’ont rien à voir avec Johny Halliday et consorts.

  5. C’est réconfortant de trouver déjà écrit ce qu’on pense si fortement.
    Il n’y a pas un point sur lequel je ne sois pas d’accord.

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