La recette du savoir-vivre

Il m’avait frappé, en Croatie, de voir ces villes de pierre blanche, somptueuses et charmantes, habitées par des gens d’un rustre inimaginable. Les Croates ressemblent par certains côtés à des brutes qui vivraient dans les raffinements que leur ont abandonnés leurs envahisseurs successifs…

Je suis loin d’être historien, mais c’est un peu comme ça que je vois les choses pour l’Europe : un esprit latin, méditerranéen, qui à un moment donné a extirpé la civilisation européenne des griffes du peuple des forêts, de son inculture, de ses haches et de ses massues… Oui, sur le papier, je concèderais volontiers à l’esprit méditerranéen l’invention de tout ce que la pensée européenne a de positif. Etant entendu que dans « méditerranée » je fourre un ensemble de valeurs hétéroclite et discutable où se croisent Homère, Dionysos, l’Italie, la mer, la Renaissance, l’air sain, le commerce, les oliviers, les poivrons marinés…

Comment nier, lorsque de l’autre côté de la balance on trouve la brume anglo-saxonne ou l’ennui germain, que c’est de la Méditerranée que sortent la santé, la bonne humeur, et tout simplement l’art de vivre européen ? Et pourtant, cet esprit méditerranéen à lui seul est proprement insupportable. Allez dans le sud et l’homme de Méditerranée n’est pas du tout celui auquel on rêve. Allez dans le sud et il est impossible de saisir le lien entre les hommes qui ont bâti Venise et les Italiens brailleurs d’aujourd’hui. Allez dans le sud et une ville comme Marseille est tout bonnement un repère de pirates.

Ici, en Méditerranée, les gens sont dépourvus de doute à propos d’eux-mêmes. Ils avancent, sûrs de leur droit. Grappillent, bousculent, provoquent, haranguent… Si comme moi vous êtes un être de nature plutôt réglo, qui redoute le conflit, qui se repose sur la confiance, qui n’aime pas trop déranger, qui croit que les choses valent le prix qui est affiché… alors vous êtes foutu ! Au mieux on vous marche sur les pieds. Au pire on vous escroque. Vous voilà à la merci des fauves et des taureaux. Les méditerranéens s’avancent et vous feront reculer. C’est une question de principes physiques et gazeux : l’air chaud chasse le froid, ils mangent le terrain, vous le cédez. Il n’y a pas de place pour vous et eux.

Oh, ils ne pensent pas à mal. Ils croyaient simplement que vous alliez jouer le jeu. Donner du répondant. Pousser une gueulante. Ils s’attendaient à vous voir leur rendre la monnaie de leur pièce, crier en retour, crier plus fort. Ça se serait fini par un bras d’honneur bon enfant, au loin, et tout le monde aurait été content.

Au lieu de ça, le Méditerranéen est éberlué par votre réaction. Par votre non-réaction. Comment ? Vous avez tourné les talons sans demander votre reste ? Vous avez payé la somme qu’on vous a demandée sans broncher ? Comment, vous ne contestez pas ? Vous ne marchandez pas ? Vous ne klaxonnez pas ? C’est une injure ! Ils vous en veulent de cela : ne pas avoir haussé le ton comme cela se fait chez eux. Ils ne vous sentent pas. Ils ne vous comprennent pas. Cette hésitation, cette crainte qu’ils ont lue sur votre visage, elle les a offusqués. Vous les mettez mal à l’aise. Vous êtes louche. 

Non, l’esprit méditerranéen à lui seul n’est pas l’essentiel de la recette européenne. Par-dessus cette liberté sans-gêne, il y a un enrobage de réserve, de doute, de circonspection. Il y a les lois, les arbitrages, les codes. Il y a l’espace entre les gens, l’intimité, les règles pour prévenir de la promiscuité. Il y a la politesse, tout simplement. L’esprit européen résulte de ce brassage conflictuel : la mentalité étriquée du peuple des forêts et l’en-avant méditerranéen. Si la France est un pays si agréable, si l’esprit français a su être si probant dans le passé, c’est notamment parce que le dosage est quasi-parfait entre les deux.

5 réflexions au sujet de “La recette du savoir-vivre”

  1. Je suis d’origine italienne et moi aussi je ne supporte pas le sans gêne méditerranéen. Vous décrivez excessivement bien ce que je ne supporte pas mais on me le reproche si souvent et davantage parce que je suis d’origine italienne. Merci, merci merci.

  2. Il me semble que l’Italie dans ses frontières d’aujourd’hui ne doit pas être entièrement réduite à la mentalité méditérranéenne : la plaine du Pô , de climat continental, a longtemps été autrichienne, et le Tyrol du sud est majoritairement de culture germanique (comme le val d’Aoste de culture savoyarde), d’autre part la Vénétie et le Frioul sont bien à part et regardent plus vers l’Europe centrale…rien à voir avec les « braillards » du Mezzogiorno!

  3. La politesse, le savoir-vivre, la civilisation, ne serait-ce pas, et avant tout, ne pas se sentir supérieur par essence ?
    Par exemple, après maintes circonvolutions, est-il pertinent de poser en principe que sa culture, sa nationalité, sont le produit d’un dosage parfait?
    De même qu’il est pour le moins étrange et peu réfléchi de décréter que la géographie classe les humains sur une échelle arbitraire et qui vous est propre qui irait de « rustre inimaginable » à « bien sous tous rapports ».
    Enfin, il y a quelque incohérence à se réclamer d’une culture de la précision pour finir, sur la foi de quelque escapade touristique, par regrouper sous la même étiquette sous la même étiquette des centaines de millions de personnes qui ne partagent ni la même culture, ni la même richesse, ni la même histoire, ni la même religion.

    1. Vous avez raison : il ne faut pas généraliser. D’ailleurs, quand je parlais « d’esprit français probant », je ne pensais pas au votre.
      Ainsi, je vais retravailler ce billet pour le rendre plus juste. Cela donnera quelque chose comme « Il avait frappé [mon jugement personnel et subjectif], en Croatie [du moins dans la partie que j’ai pu voir rapidement], de voir ces villes de pierre blanche [mais pas seulement, elles sont aussi faites de bien d’autres matériaux], somptueuses et charmantes [pour la plupart], habitées par des gens [dont certains individus isolés se sont montrés] d’un rustre inimaginable [par rapport aux normes personnelles et subjectives que je me fixe]. etc. etc.
      Une fois ce travail réalisé, il me restera à gommer ce qu’il reste de la drôlerie que j’avais cru provoquer pour la lecture, car l’humour ne nous intéresse visiblement pas, et ce sera parfait. Oui, PARFAIT. Parfait comme la France et comme moi, car comme vous l’avez immédiatement et judicieusement remarqué, la perfection absolue de la France était bien l’unique et véritable propos de cet article…
      Les gens comme vous découragent d’écrire tant ils montrent comme on peut se faire comprendre non seulement de travers, mais complètement à l’envers.

  4. La drôlerie est présente dans ce billet et votre réponse, je vous rassure : il est toujours plaisant de voir M. Perrichon pérorer sur sa connaissance du monde et des gens et tenter de se justifier a posteriori par une démarche humoristique pour le moins indétectable.

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