« Ce qu’il y a de singulier, dans ces appellations nouvelles, c’est qu’elles ne semblent pas se soucier de renvoyer d’emblée à des réalités quelconques. (…) L’univers de conte de fée, qui remplace peu à peu le vieux réel dont personne ne veut plus, lance aux romanciers d’aujourd’hui un défi sans commune mesure avec ceux d’hier. (…) Car qu’est-ce qu’un accompagnateur ? Par quel bout ça se prend exactement ? Et un développeur de patrimoine ? Et un coordinateur petite enfance ? Comment le décrire avec justesse ? Ses pensées, ses gestes ? Ses arrière-pensées ? Le surprendre en plein travail, accomplissant sa mission qui consiste – je cite – à « aiguiller les familles vers les structures existantes« , sans oublier au passage de « faciliter le décloisonnement entre les différents services d’accueil » ?
Ça se peint comment des choses comme ça ? Ça se raconte comment ? Un magistrat du temps de Balzac, un usurier, une femme de chambre, un ancien soldat de l’Empire, on savait plus ou moins ce qu’ils voulaient. Leurs histoires même les plus complexes sont d’une limpidité, d’une palpabilité formidables à côté de ce qu’on peut supposer comme aventures à un agent d’ambiance ou à une adjointe de sécurité. Qu’est-ce que ça peut être, le comportement d’un type en train d’aiguiller des familles ou de faciliter un décloisonnement ? Et qu’est-ce que c’est un facilitateur de décloisonnement qui ne fait pas bien son boulot ? Ca s’attrape par quel bout ? Et un coordinateur petite enfance qui tire au flanc ? Un agent de médiation qui bâcle ? Un accompagnateur de personnes dépendantes placées en institution qui cochonne le travail ? Un développeur de patrimoine qui sabote ? Est-il est possible de se révéler mauvais comme agent d’ambiance ? Médiocre accompagnateur de détenus ? Détestable facilitateur de réinsertion à la sortie de l’hôpital ? Et que se passe-t-il, en vérité, quand un agent d’ambiance se met en grève ? »
Philippe Muray dans Désaccord parfait
Vu du BTP:
Quand un chef de chantier dit le nom de son poste, il peut par exemple dire Contremaître ou Chef de chantier si le travail qui y est associé a une résonance positive. Si non on le nommera Chef de site.
C’est dommage! avec « contremaître » on sent d’emblée un type entouré de quelques ouvriers, les mains parfois fourrées dans la trousse à outil, maître de l’art dans la réalisation, parfois gueulard, plutôt bâtisseur ou réparateur que contrôleur ou concepteur.
Alors que chargé d’affaire ou chef de site… ça inspire plus difficilement.
Je constate souvent que les métiers sont de plus en plus déconnectés de finalités immédiates. Ce changement induit selon moi une perte de sens, une impression d’inutilité. Je n’avais jamais fait attention que ce phénomène transparaissait dans les noms de métiers, bien vu.
C’est intéressant car je pense que l’un des « mal du siècle » est cette perte de sens ou impression d’inutilité. Depuis 1 ou 2 générations, on dirait qu’un « malaise existentiel » est survenu par rapport au travail. Les gens ont paradoxalement une plus grande attente par rapport à leur travail (et donc une plus grande désillusion) en même temps qu’un détachement, une distance… Avant (est-ce vrai ?) on bossait pour manger, on ne se posait pas la question… et puis on avait du temps pour se distriare et on était content. Aujourd’hui, on veut « s’épanouir » en travaillant, « donner du sens » à son travail…
Je pense que cette « dématérialisation » du travail y est pour quelque chose. A mon sens elle provient à la fois de la tertiarisation (les métiers de service sont par nature moins concrets que les autres) et aussi d’une tendance à enrober le discours, à « marketer » les emplois : aujourd’hui, le moindre étudiant qui débute est « chef de… » quelque chose, même si dans les faits il ne commande rien ni personne. Il faut le flatter car il a fait des études au cours desquelles on lui a promis monts et merveilles… Ce jargonnage se traduit aussi par un « lissage » des boulots : lisez n’importe quelle offre d’emploi en ligne, il est souvent impossible de comprendre concrètement ce qu’on vous propose de faire tellement il est question « d’identifier », de « gérer », de « coordonner », « d’animer » ou encore de « développer » !
Oui on peut décliner pas mal de termes comme ça, le vocabulaire hiérarchique par exemple : on ne dit plus un supérieur, ou un chef, mais un manager, on ne dit plus un employé mais un collaborateur, on fonctionne par mission, par projet…
Est-ce ça qui fait qu’on se pose plus de questions ? Est-ce parce qu’on s’en pose plus qu’on a travestit le vocabulaire ?
En tout cas je fais le même constat…