Vu The Radiant Child, film documentaire sur le peintre Jean-Michel Basquiat.
Toujours impressionnant de regarder les images sur le vif d’un peintre à l’œuvre : on se retrouve face à la sûreté du geste, à l’infaillibilité du mouvement… Même pour Basquiat et ses griffonnages : à le voir travailler, rien n’est laissé au hasard. Le pinceau bave à juste titre, dérape à bon escient, à un endroit précis et pas ailleurs… Et lorsqu’il revient sur telle et telle lettre d’un mot inscrit pour la raturer, il paraît soudain évident que c’était précisément celle-là qu’il fallait raturer pour rendre effet, et pas une autre ! Petit à petit, par touche, sous nos yeux, l’œuvre tend vers sa forme parfaite dans le moindre détail.
Et pourtant… Cette perfection n’existe que dans l’œil du public : pour le public seulement, l’œuvre revêt ce caractère sacré, intouchable, parfait. L’artiste, lui, y trouve à redire, il la referait dix fois, et dix fois différemment. Le bruit et la fureur, par exemple, le chef-d’œuvre de Faulkner : il semble avoir été écrit d’une traite, comme dicté par la grâce ou par la foudre. Mais il est en réalité une succession de versions insatisfaites de la même histoire : l’auteur l’a écrit et réécrit trois, quatre, cinq fois sans jamais être repu. Ce que l’on prend pour « parfait » n’est que l’une des versions de l’oeuvre qui pouvait être écrite. Son caractère parfait, arrêté et définitif tient simplement à ce qu’on l’a figée arbitrairement en l’imprimant et l’éditant dans cet état. Mais qui sait si Faulkner n’aurait pas réécrit infiniment l’histoire qui le hantait sous une forme toujours nouvelle ? Et le peintre, lui aussi, a toutes les raisons de ré-envisager sa toile sitôt qu’il croit l’avoir finie.
Ainsi, là où dans l’œuvre, le public voit une perfection éternelle capturée, l’artiste, lui, ne voit jamais qu’un reflet trouble de son idée initiale. Idée par nature vivante, fuyante, qui très vite ne se reconnaît plus dans l’empreinte qu’elle a laissée la veille. Idée qui ne perdure dans son intégrité que dans l’esprit du génie qui l’a enfantée. Et nous devons lui apparaître, à ce génie, comme de sauvages idolâtres, nous qui nous accrochons pauvrement aux signes visibles, nous qui croyons avoir vu la bête fabuleuse là où il n’y a qu’une trace de pas fossilisée dans la roche…
La perfection n’est pas dans l’œuvre ; elle l’a depuis longtemps désertée. Et il y a tout lieu de revenir de la découverte d’un artiste comme une touriste coréenne revient du musée de l’Orangerie : de retour à Daejeon, il lui faut bien constater que sa médiocre photo numérique n’a en rien immortalisé son impression des Nymphéas !
A ce sujet, la genèse du « Seigneur des Anneaux » de Tolkien pourrait faire figure d’archétype de la création sans cesse recommencée/modifiée.
Je ne connais pas bien cette œuvre mais j’ai entendu que Tolkien avait imaginé son univers intégralement, dans les moindres détails y compris ceux qui ne paraissaient pas dans l’histoire directement (point commun d’ailleurs avec Faulkner, qui ressasse toujours le même univers, le même coin d’Amérique, les mêmes familles et les mêmes personnages de roman en roman). Dans les 2 cas il y a cette œuvre obsédante, cette fresque jamais finie (syndrome de la « tapisserie de Pénélope » ?), cet ouvrage que l’auteur pourrait remettre en permanence sur le métier…
Ce que le film sur Basquiat marquait bien, c’était ce contraste entre d’un côté « le milieu », qui s’extasie très tôt sur les œuvres du peintre, crie au génie, le fait rentrer au musée, fait exploser sa cote, sacralise l’œuvre… et de l’autre côté le peintre désinvolte, semi-improvisé, qui tout en produisant beaucoup, de façon obsessionnelle, sortait des peintures comme ça, sans y attacher d’importance, qui les donnait volontiers à droite à gauche, qui les considérait comme un ouvrage pas fini, modulable, à retravailler…
Degage toi, elle sert a rien le texte. L’effort pour une merde totale.