Parmi les meilleures blagues que nous ait concoctées l’univers, il y a celle qui veut que les belles choses soient insaisissables : qu’elles disparaissent ou s’éteignent quand nous les approchons.
- Le collectionneur court après le spécimen, le timbre ou le papillon ultime ; mais à l’instant précis où il l’épingle dans sa collection, son intérêt pour lui disparaît.
- Le passionné de cheval achète un fougueux pur-sang pour piéger le sentiment de liberté et de sauvagerie ; et dès lors il n’a plus à observer qu’un canasson enfermé dans un enclos.
- L’amant conquiert une femme après qui il courait depuis des mois ; et parce qu’ils sont ensemble désormais, il annule l’objet de sa quête et le rêve qu’il entretenait.
Voilà la loi de l’illusion possessive. Les choses que nous trouvons belles ont quelque chose de fuyant qui tient du mirage. Les choses sont en fait belles de loin, belles dans leur ensemble, dans leur vibration et leur mouvement, mais cette beauté s’évapore dès que nous tentons de l’isoler ou de la capturer. Elle s’effrite comme la poudre des ailes d’un papillon.
Ainsi, celui qui est par exemple amoureux d’un art, veut légitimement vivre le plus immergé possible dans cet art. Mais ce faisant, il dissipe ce qu’il aime vraiment. Le cinéphile, en visionnant toujours plus de films, en élargissant sa culture, en connaissant les trucs et les techniques derrière les films, croit s’enfoncer dans sa passion mais s’en éloigne : il baigne dans la cinématographie et non pas dans l’enthousiasme premier que lui procure un film. Le passionné de théâtre croit se rapprocher de sa passion en décrochant un emploi dans une institution de la Culture, mais ce faisant il s’en éloigne : il se destine au contraire à côtoyer le monde cynique et désillusionné qui régit le théâtre et qui le salit en n’y ayant naturellement rien compris. Et enfin, celui qui par-dessus tout aime peindre sous un saule au bord d’une rivière entreprend des études artistiques, et voilà que parmi les étudiants en art et leurs piercings, leurs débats stériles, les professeurs et les cours du soir, notre peintre n’a jamais été aussi loin de ces instants et de cette rivière qu’il aime peindre…
Tous ceux-là ont voulu capter la beauté, immortaliser son instant, et ce faisant l’ont dissipée. Tous poursuivent des choses vivantes et vibrantes, et ne font qu’emmagasiner des choses mortes.
Dès que nous nous intéressons à un sujet et que nous l’isolons pour l’explorer et l’admirer mieux, on le réduit et on le dénature. Dès que nous nous en faisons le spécialiste, que nous l’approchons avec les yeux de l’expert, ce sujet se flétrit. L’atmosphère de mystère qui entoure une chose fait partie de son charme, de sa « vérité ». De la même façon que l’esquisse a cette force supérieure que ne parvient jamais à enfermer le dessin achevé et encré, certaines choses sont faites pour être survolées : elles sont à rêver ou à poursuivre plutôt qu’à vivre. Il faut savoir, parfois, ne pas franchir le cap de l’illusion possessive.
cette loi ne devrait-elle pas plutôt s’appeler « possession illusoire » ?
J’essaie de saisir ce que chaque option implique, mais je crois bien que vous avez raison !
Z’auriez pas pu le dire plus tôt non ? 🙂
Je repense à votre remarque et je me dis que les 2 sont acceptables :
« Illusion possessive » : je possède la chose, en croyant que je vais conserver ainsi son essence.
« Possession illusoire » : je crois posséder la chose en resserrant mon poing dessus, mais en fait non : son essence s’est évaporée…
« On » peut être, moi je ne me lasse pas d’admirer ce que je trouve beau…sans pour autant être expert de ce qui m’émerveille . Ces choses qu’on trouve belles et qu’on capture d’une manière ou d’une autre sont peut être mortes alors, mais si notre regard est toujours neuf, quelle importance ?
Je passe juste sur ce blog par hasard, et je le trouve très bien. Surtout cet article, qui est très réaliste, et très bien écrit. Félicitations!
Cet article est mon préféré. J’ai le sentiment que vous parlez de moi. Merci.
Mais avez vous une solution pour éviter ces amours malheureux ? Il n’ y en a pas ? Merci en tout cas de me permettre de me dire que je ne suis pas seule.
Amour malheureux si on le saisit… Rêve inachevé ou frustration permanente si on reste derrière… Je pense tout de même qu’il est bien de conserver toujours une distance relative par rapport aux choses qui nous sont précieuses, afin de garder un regard neuf et de les grignoter petit à petit pour en avoir toute la vie ! Se dire aussi que ces choses ne font que refléter ce qui nous est précieux mais ne l’emprisonnent pas. Ce qui compte vraiment n’est pas DANS ces choses.
Merci pour votre message.
Éternel problème… bien disséqué.
Je tente de jouer (me débattre ?) avec ça dans la photographie : retenir certains instants et rester dans la quête perpétuelle, en sachant qu’il n’y aura jamais UNE photo définitive et absolue. C’est à la fois exaltant et désespérant, et il faut garder l’émerveillement, c’est la vie quoi 🙂
Je découvre aujourd’hui votre blog, j’y reviendrai.
Il me semble que sous couvert de « petites réflexions banales » vous abordez des problématiques radicales, ce qui pour moi est le propre de la vraie littérature.
Sur le theme de cet article, et sur un mode métaphysique Heidegger aurait pu dire : « L’Être se voile en se devoilant »…
Merci et bienvenue