Nous avançons la plupart du temps dans la vie comme dans cette bataille quotidienne que nous livrons à la monnaie qui empèse notre portefeuille : à la boulangère et à tous les petits commerçants, nous nous faisons fort de donner l’appoint exact des centimes, non pour faciliter leur tâche mais pour refourguer ces importunes piécettes rouges et jaunes, jusqu’à liquidation totale. Comme s’il l’on pouvait un jour être totalement débarrassé de la mitraille, comme s’il y avait un jour de gloire où tout cela serait fini, où le combat serait définitivement gagné et les centimes à jamais fichus dans le camp des commerçants…
Les « petites pièces à refourguer », ce sont plus largement ces petites emmerdes du quotidien que nous cherchons à expédier, notre liste des choses à faire, le chapelet des tâches à inscrire sur post-it pour les rayer au fur et à mesure… Toutes ces contraintes ou ces formalités derrière lesquelles nous repoussons le démarrage des choses. Ces rêves et ces conditions préalables auxquelles nous suspendons le cours de la vie elle-même.
Ecrire puis rayer, c’est certainement une façon d’avancer pas à pas, mais c’est aussi une façon de considérer que la vie, la vraie, n’aura pas commencé tant que… « La journée commencera quand j’aurai fini le ménage et descendu les poubelles ». « Tout démarrera quand j’aurai mon bac ». « La vie commencera quand j’aurai trouvé l’amour ». « Quand j’aurai déménagé ». « Quand j’aurai assez d’argent ». « Quand je serai chanteur ». Petit horizon intermédiaire, objectif préalable à atteindre avant que les choses commencent…
C’est oublier que la vie, elle, a commencé envers et contre tout, depuis le premier jour. Elle n’attend pas de feu vert, elle se fiche que nous soyons prêts, que nous ayons ce que nous voulons, que nous ayons refourgué nos pièces de centimes… Son déroulement n’exige aucune condition ni ne se met entre parenthèses : ce qui est entre parenthèses est encore la vie. Il n’y a pas d’obstacles, d’impasses ou d’accidents au-delà desquels la vie reprend son cours normal : la vie ne reprend pas son cours, simplement parce qu’elle ne le quitte pas. La vie est le cours. Et le cours n’est pas ce fleuve tranquille, que des éléments extérieurs viendraient perturber de temps à autres. Le cours, c’est le fleuve et tout cela en même temps : calmes, remous, impasses, frustrations, déplaisirs… Une seule et même chose qui s’appelle la vie.
Ce que je tente de formuler jaillit avec beaucoup plus d’évidence et beaucoup moins de mots dans la superbe phrase que Jim Harrison, arrivé à l’aube de la vieillesse, écrit dans son journal :
« J’ai découvert avec amusement que les problèmes dont j’essaie sans cesse de m’extraire constituaient, en fait, ma vie ».
Comme souvent, je te rejoins totalement sur cet article. « La vie, c’est ce qui vous arrive pendant que vous êtes occupés a faire d’autres plans » disait John Lennon. C’est une prise de conscience salvatrice de se dire que les petites choses a faire, les petits trucs a réparer, les petites taches a terminer ne cesseront jamais, et et qu’il n’y aura pas une sorte de moment d’aboutissement ou tout aura été fait, et ou il ne restera plus qu’a attendre. La vie se déroule maintenant.
Tout d’abord, merci pour tes visites régulières ! Oui, ce que j’aime, notamment dans la phrase de Jim Harrison, c’est son côté « aigre-doux ». Au premier abord, il est décourageant de se dire que cette « to do list » avec laquelle nous nous débattons n’a pas de résolution, pas de fin, qu’elle se remplira jusqu’à la fin (quand l’ampoule est enfin changée, c’est le robinet qui fuit, quand le robinet ne fuit plus, c’est Mimine qui a foutu le camp, etc.). Mais c’est aussi apaisant d’accepter que la vie ne soit pas cet état idéal que l’on vise et qu’on maintient au loin, suspendu à une série de conditions qui ne seront jamais toutes réalisées. Ne plus croire en un « au-delà terrestre », en quelque sorte, et accepter que la vie n’ait pas d’autre sens que celui justement de renouveler perpétuellement sa « to do list ». On a toujours l’ampoule ou le robinet à réparer, mais on ne le fait plus de la même façon !
Ça me fait penser à l’Europe de Noir Désir, vers la fin :
« La vie commence maintenant… et maintenant… et maintenant… »