Certains grands auteurs, s’ils avaient vécu à l’ère du blog, n’auraient peut-être jamais écrit de roman. Plutôt que des romanciers, ce sont des « journaliers ».
Le talent d’un Proust, d’un Musil, d’un Céline, n’est pas de construire une histoire – avec un début, un développement, un pic dramatique et une fin – mais de coucher sur le papier des moments, des images, des idées, des considérations…
- De Mort à crédit, l’on peut très bien retrancher certains épisodes (comme celui de l’Angleterre) sans qu’aucun remaniement ne soit nécessaire ni que le lecteur ne s’en aperçoive : le récit s’en porte tout aussi bien, la fin peut rester la même, l’œuvre garde tout son sel.
- L’homme sans qualités ou la Recherche du temps perdu peuvent se prendre en cours, s’ouvrir à n’importe quel endroit, durer 100 pages de plus ou de moins… Leur intérêt ne réside pas dans l’histoire contée mais dans le délice et l’exactitude des moments. La lecture du livre entier n’apporte pas en soi de plaisir autre que celui qu’on savoure au cours de la lecture.
Ces auteurs-fleuve ne sont pas des romanciers stricto sensu. Qu’ont-ils au fond à exprimer ? Un style. « Seulement » un style. Un style tel qu’il peut souffrir l’absence de construction narrative. D’une certaine façon, ils ont travesti ce qu’ils avaient à dire – une succession de moments narrés – sous la forme du roman pour pouvoir en faire un livre. Parce que c’était le moyen qui était à leur disposition à cette époque.
Peut-on se risquer à dire, sans malice, que Céline aurait été encore meilleur blogueur que romancier ?
Tu mets vraiment le doigt sur quelque chose, on peut se poser la question.
Je ne suis pas d’accord du tout ! – pardon pour la véhémence, mais enfin… – Je vous recommande, à ce sujet, « L’immortalité » de Kundera. Il y est question (entre autres, car je ne m’aventurerais pas à résumer une telle œuvre d’un tel auteur, et cela n’a rien à voir avec l’admiration que je lui voue) de la notion d’épisode… Il n’y a, dans un roman digne de ce nom, pas d’épisode fortuit, gratuit, qui puisse s’ôter de l’ensemble sans nuire à la cohérence de ce dernier (cohérence, non pas construction). Musil, Proust : « Seulement un style » ?! Des pros en travestissement, « pour pouvoir en faire un livre »?! Si « construire une histoire » n’est ni plus ni moins à votre Oeil que la structure XIXe intro-développement-acmé-fin… Evidemment. Bon sang, le sujet vaudrait presque une « tertulia » de celles où au début du siècle l’on pouvait perdre un bras pour moins que ça ! [je ne suis pas violente, ouf. Et pour preuve, je ne relève pas la mention Céline, eheh.]
Mais je suis bien d’accord : « il n’y a pas dans un roman d’épisode gratuit qui puisse s’ôter de l’ensemble », et c’est pour cette raison précise que je « déclasse » les 3 livres dont je parle de la catégorie « roman » pur. Ce qui ne présage pas du tout de leur qualité d’oeuvre littéraire. Mais c’est simplement à mes yeux quelque chose d’un peu différent d’un roman.
Je procède à l’envers : c’est justement ce qui leur confère à mes yeux la qualité de roman… Même chez les « classiques » (je faisais allusion au XIXe siècle, alors je prendrai des exemples du XIXe siècle) : diriez-vous que les digressions d’un Dumas, d’un Balzac ou d’un Hugo font de leurs romans des non-romans ? Et si l’on va à la source du roman moderne : Cervantès n’a-t-il pas écrit un roman avec le Quichotte ? Et Sterne ? Et Diderot ? Et caetera ? Enlevez donc un « épisode »… Ceci étant : « Roman pur », je me demande bien ce que c’est tiens. Si par roman pur on entend roman linéaire, où seule l’action et la progression des personnages priment, j’aurais plutôt tendance à appeler ça du roman pourri (si je puis me permettre), ou alors, oui, dans ce cas, du non-roman. La fiction n’implique pas l’absence de réflexion. Ni de style.
Ah non, chez Balzac, il y a un faux air de « feuilleton à épisodes », mais ces épisodes sont en réalité sous-tendus par un vrai propos : chaque épisode révèle une facette nécessaire à l’histoire globale, les différents personnages ont chacun une dynamique comportementale et ces dynamiques s’enchevêtrent jusqu’à ce que le destin de chacun s’accomplisse… Bref, on est en plein dans le roman. Chez Faulkner aussi : bien qu’il n’y ait aucune linérité du récit, il y a bel et bien une structure, une construction, un « noeud » autour duquel tout se tient… Prenez un Balzac : vous ne le lâchez plus avant de connaître la fin. Mais un Proust, c’est quelque chose que vous pouvez déguster, siroter de temps en temps, prendre sur l’étagère puis reposer : l’intérêt ne réside pas dans l’intrigue générale, si jamais il y en a une. Tenez, voici ce sur quoi je suis tombé depuis que j’ai écrit l’article : http://edouardetmariechantal.unblog.fr/2009/01/19/les-10-livres-quon-peut-pretendre-avoir-lu-sans-que-cela-soit-tout-a-fait-faux/
Mais ce n’est pas parce que ce noeud (pour reprendre votre expression) ne vous saute pas aux yeux qu’il n’est pas là…! Prenez donc Guermantes du même Proust : n’allez pas me dire que l’on apprécie autant ce volume sans avoir lu ce qui précède dans la Recherche… Je regarde ce post et reviens plus tard…
Mouais… Je viens de lire cet article… Je veux bien admettre qu’il soit faisable, bien sûr, de lire des parties à tort et à travers, mais cela ressemble fort à cette manie de époque : zapping télé, écoute de morceaux et non plus d’albums (d’ailleurs les artistes s’adaptent). Là-dessus je peux passer pour une vieille barbe, peu m’importe : je trouve ça tellement dommage cette consommation pulsionnelle, qui plus est en littérature. C’est dit dans le papier : « picorer ». Brrr, en sommes-nous donc à bouffer des graines ? Quant à lire Don Quichotte « dans le désordre » : là je m’étrangle d’indignation !
Ah ça, je ne vous contredirai pas là-dessus, je fais moi aussi partie de ceux qui écoutent des albums et non des chansons ! Je ne veux pas encourager à aborder la littérature de façon toujours aussi superficielle, mais en l’occurrence ces livres que je cite m’ont paru a posteriori se prêter à un « picorage » sans en être dénaturés. Pour moi, La Recherche du temps perdu, Don Quichotte, ces grands styles ciselés, tarabiscottés, sont un peu comme des enluminures qui déclinent des motifs à l’infini, ou encore comme des cathédrales : si l’œuvre compose un tout appréciable en tant que tel, on peut aussi trouver un intérêt à observer indépendamment une gargouille, une peinture, une colonne… Et là où d’autres édifices ont une constitution telle qu’ils s’écroulent si on leur enlève une brique, l’effet produit par la cathédrale supporterait que l’on retire une statuette par-ci par-là !
Ah et bien on y arrive ! 😉 Ceci dit : essayez donc de regarder une gargouille ou une colonne sans avoir au préalable admiré l’ensemble de la cathédrale, ressenti sa force, admiré son entièreté. L’ordre de la vision dans un tel cas impose à la sensation et au regard. Et l’on admire cette gargouille ou cette colonne parce qu’elle est part de la cathédrale. Il devrait en être de même avec toute œuvre. Revenir aux détails (épisodes, morceaux, etc.) qu’après l’ensemble. C’est non seulement esthétiquement Essentiel, mais dans d’autres cas que l’architecture, c’est aussi respecter l’artiste, et son travail. Reste que : admettons que l’on picore (rrr) Proust – ok, bon, bref. Mais pas Don Quichotte ! C’est tellement fantastique, l’évolution des personnages importe dans ce roman ! A moins que vous n’ayez lu une version antique qui vous amène à employer les mots enluminures, tarabiscoté et ciselé : mais pas du tout ! Je recommande, au besoin, la traduction d’Aline Schumann chez Seuil. Excellente (et permettez-moi d’ajouter que j’en sais quelque chose). D’ailleurs pour nb et ps : j’en connais beaucoup qui vous contrediraient allègrement sur les « longs passages inutiles » dans l’oeuvre de Balzac (et à eux je leur réponds rudement : ce n’est pas parce que vous n’êtes pas en mesure d’apprécier faute d’intelligence ou de goût qu’une chose est inutile. Je me méfie de ceux qui estiment qu’en art une chose ou l’autre puisse être inutile. Quelle horreur : l’utilité en art ! Nous sommes bien dans l’ère du petit commerce). Balzac a été ma première passion littéraire, alors…
Pour Don Quichotte, je connais moins, je n’ai lu que les premiers chapitres (la faute au format Pléiade, qui habille bien une bibliothèque mais que je trouve désagréable à lire !) mais ces quelques pages m’avaient donné la sensation que c’est ce genre d’écriture pétillante et bien tournée qu’on pourrait ouvrir à n’importe quelle page et se régaler. Quant à Balzac, vous m’avez mal compris si vous retenez que je juge inutile ses « longs passages ». Balzac est au contraire un contre-exemple de « l’auteur-fleuve » : tout est nécessaire, chaque chapitre soutient l’autre et les longues descriptions sont rarement gratuites, elles sont souvent l’occasion de brosser un aspect social ou politique de l’histoire.
Merci en tout cas pour cette charmante « tertulia » !
Non non je vous avais parfaitement compris c’était juste pour signifier que j’enrage de la même manière quand on me dit que ces passages chez Balzac sont inutiles… et j’étais bien sûre que sur ce point vous seriez d’accord. Alors voilà, vous avez tout gagné ce jour : il va vous falloir (oh comme j’aimerais ne pas l’avoir lu du tout pour m’y plonger avec un œil vierge) lire Don Quichotte dans l’ordre et en entier ! (vous parliez donc d’une œuvre non lue… hum.) Merci à vous ! Je parlerai peut-être de ce sujet et de cette tertulia sur mon blog prochainement (allez savoir).
Notez que mon argument initial n’incluait pas Don Quichotte ! C’est vous qui l’avez introduit et je n’ai fait qu’extrapoler pour rebondir… Merci de votre passage.