Il est de plus en plus courant de rencontrer de ces gens qui consacrent une attention particulière à ce qu’ils ingurgitent, qui entretiennent une ou plusieurs lubies alimentaires et font des manières sur le menu : ils nous préviennent qu’ils ne mangent pas de ceci ou de cela, emmerdent le vendeur pour connaître la composition exacte du sandwich, s’il contient de la sauce et ce que cette sauce contient… Adeptes du bio, du frais, de la santé, amoureux d’un régime précis, fanatiques de l’hygiène, obnubilés par la traçabilité de l’assiette, déchiffreurs d’étiquettes sur les paquets alimentaires…
Ce n’est pas seulement mon constat, c’est aussi celui de médecins qui commencent à être confrontés à des cas « d’orthorexie » : c’est le nom qu’ils ont trouvé pour désigner ce nouveau rapport pathologique à la nourriture fait d’un contrôle trop strict, d’une discipline anormalement raisonnée et souvent pas raisonnable du tout. Nouveau, non pas en tant que tel : la maladie était jusque-là bien connue chez certains individus à la marge, adolescents, fragilisés… Nouveau du fait qu’elle touche désormais des catégories plus éduquées, plus intégrées économiquement et socialement. Le végétalien, l’obsédé du bio, n’est plus nécessairement un chevelu militant écolo à bonnet, mais peut à l’occasion être avocat, la quarantaine, jouant au tennis le dimanche, ou encore une mère de famille aisée et épanouie qui vit formidablement depuis qu’elle s’est installée à la campagne.
Ce qui explique facilement cette mutation, cette contagion, c’est l’installation d’un climat favorable. A la faveur d’un renversement, d’une inversion des valeurs, ce qui hier était perçu comme maladif – cet attachement excessif à la pureté alimentaire comme pureté de soi, est devenu socialement accepté dans le nouveau monde bobo-bio, vivant au rythme des campagnes de paranoïa publique de la vache folle, du concombre tueur, du fumer tue, du manger-bouger.fr et autres cinq fruits et légumes par jour.
Dans ce monde-là, les manies alimentaires sont normalisées, le pinaillage bienvenu, l’obsession encouragée d’apercevoir le monde sous l’angle propre/sale, pur/impur, sain/malsain… « Je mange pur donc je suis pur ». A quoi on pourrait ajouter « je pense pur », « je parle pur », car ce régime scrupuleux va au-delà de l’assiette et s’applique aux nourritures spirituelles, à la pensée, aux opinions, que l’on rejette en bloc quand elles sont « nauséabondes », voire même aux gens qui peuvent être déclarés « infréquentables » et doivent alors disparaître sur le champ de l’espace public, du plan de travail de la cuisine…
Une religion en chasse une autre. Car il est amusant d’observer que ce rapport à la souillure, au propre et au sale, cette autodiscipline alimentaire et hygiénique qui a rattrapé la société civile et laïque, était jusque-là l’apanage du religieux. A l’origine de bien des livres sacrés, il y a, peut-être plus encore que la soif de divin, ce besoin de règles de salubrité à l’usage de populations du désert, de code civil hygiénique, social, alimentaire… Ce qu’il faut faire et ne pas faire, manger et ne pas manger, toucher et ne pas toucher. Et c’était d’ailleurs le progrès du christianisme de rompre avec cette vision « magique » du pur et de l’impur.
La spécificité de Jésus, son « petit + » par rapport aux autres prophètes qui secouaient les principes du judaïsme orthodoxe à son époque, c’est justement l’idée qu’il n’y a rien de pur ou d’impur en soi, que la pureté ou la saleté ne résident pas dans une chose ou une personne, qu’elles ne sont pas dans ce que l’on dit ou ce que l’on mange, mais dans le cœur et les intentions de celui qui les manipule. En vertu de quoi, une pute ou un lépreux pouvaient à ses yeux toujours gagner leur rédemption et s’avérer plus « purs » que l’hygiéniste pharisien, le cul-béni, ou celui qui a mangé bio-casher tout comme il faut…
En cela le christianisme ressemble à une religion plus mature, du moins plus moderne que d’autres : parce qu’il contient en lui-même son propre dépassement, en promettant le ciel non pas à celui qui applique ses mille-et-une règles à la lettre, mais à celui qui en a pénétré l’esprit et en fait un usage libre. En cela notre modernité prend de plus en plus les attributs d’une religion archaïque : parce que le salut et la liberté qu’elle propose ne s’atteignent qu’au prix d’un régime strict, conçu pour estomacs fragiles, balisant de ses règles scrupuleuses l’étroit chemin à travers le jardin d’épines, d’immondices, de choses impures et interdites.
Super blog ! Très bien écrit ! Des sujets intéressants de la vie quotidienne.
Je ne sais pas qui tu es, mais je t’encourage vivement à continuer cette petite entreprise. A + bonne continuation ;o)
moi aussi je t’encourage, on trouve ainsi quelques blogs exceptionnels, n’en déplaise à Elie Arié.
Merci pour ces encouragements, ça fait du bien de temps en temps ! Le blog fête ses 2 ans ce mois-ci. Visites quelque peu stagnantes, rythme de publication ralenti, mais j’espère maintenir la qualité… Un jour j’aurai tout dit et j’arrêterai.
J’en profite pour indiquer que l’article m’a à la fois été inspiré par
– celui-ci sur l’orthorexie (agréable blog de manière générale) : http://psychotherapeute.blogspot.com/2011/06/nouvelle-pathologie.html…
– une mésaventure de vacances : j’ai eu affaire pendant 1 semaine au couple de fous qui tenait la maison d’hôtes où je séjournais. Deux extrémistes du bio et de la pureté alimentaire, qui se targuaient de n’avoir pas mangé un morceau de viande depuis 30 ans (la viande, ça « putréfie pendant des jours dans l’estomac », voyez-vous…). Une semaine durant, ils ont réussi à faire dériver toutes les discussions sur la question de l’aliment, de la santé, du naturel… Expérience d’autant plus amère que le petit-déjeuner, annoncé comme entièrement bio avec fierté, était un assortiment misérable de produits achetés au rayon bio du coin : abricot qui tire la tronche, sucre sans sucre, confiture sans confiture, galette de riz déshydratée… Loin des corbeilles débordantes de fruits bosselés et généreux encore perlés de la rosée du jardin que je m’étais imaginés !
Intéressant et très symptomatique du monde actuel. Le « purisme » a toujours un prix. Religieux: un clivage qui crée un fossé entre les groupes pratiquants, Alimentaire: élimination d’éléments qui donnent du goût aux aliments (les sauces sont trop grasses, genre), spirituel: discipline parfois rigide pour atteindre Dieu avant son voisin, attitude qui est elle-même une source de stress qui éloigne du but recherché, etc. Je ne suis pas certain que les excès, même bien intentionnés, soient souhaitables. Quand je pense que Montignac est mort dans la soixantaine et le Colonel Sanders à plus de 90 ans…
Merci pour cet article.
une vidéo très drôle sur le sujet…
Très bon ! J’ai vu au restaurant une femme enceinte comme ça : avec les mêmes grimaces, elle a demandé des comptes sur chaque ingrédient de sa salade, si les carottes étaient épluchées, s’il y avait de la théine dans son thé…
Merci en tout cas !
C’est bien vrai et bien énervant. Sans faire de parallèle avec la religion, je note aussi le succès du bio qui marche surtout parce que les gens pensent que c’est bon pour la santé, alors que rien ne le prouve et surtout alors qu’il a été créé pour protéger l’environnement et non pas la santé des consommateurs. Ils ne sont pas non plus meilleurs au goût. Les bons produits viennent des gens qui travaillent bien, et ça c’est complètement indépendant du bio.
Perso il m’arrive de pinailler au resto mais pour des raisons d’allergie (mettons que ce serait une bonne excuse), ça a des côtés instructives :ça m’a permis un jour de voir que le « dessert du jour », en l’occurrence une gaufre, sortait d’un sachet plastique sur lequel j’ai pu lire la liste des ingrédients 🙂
PS : Pour toute question n’hésitez pas, je bosse dans l’agro-alimentaire, je sais donc toutes les horreurs qu’on nous fait manger (et que j’ingurgite avec plaisir)
Bonjour, Les articles retrouvés ici sont revigorants, pleins de verve et dénoncent l’hypocrisie ainsi que les travers de notre société. Je comprends que l’expérience grano a ses réfractaires. L’alimentation, c’est toujours une affaire de goût et de plaisir. Toutefois, pour moi, le fait de manger plus de fruits, de légumes et de végétaux est plutôt rafraîchissante. Le goût, la couleur, la multitude dans son assiette… les bons vivants. Pour le purisme cependant, il faudra repasser. Si le purisme est déjà loin de l’idée du plaisir par définition, par rapport à quoi devient-on plus pur ? Le terme, en soi, est une curieuse idée (et peut-être un écho typiquement judéo-chrétien). Bref, pour la curiosité intellectuelle des lecteurs de ce blog, je vous encourage à lconsulter : Campbell & Campbell (2008) « Le rapport Campbell. Révélations stupéfiantes sur les liens entre l’alimentation et la santé à long terme » Outremont : Ariane, 488 p. » Voilà qui vous permettra d’aller plus loin… En résumé, le régime végétarien n’est pas l’ennemi à attaquer. L’important, c’est de conserver le bonheur de faire ripaille en mangeant. Là-dessus, les cultures de tous les pays (sauf ceux de l’Empire McDo) sont riches d’enseignement. Qu’en pensez-vous ?
Assez d’accord avec vous sur le côté parfois intégriste du bobo-bio. D’expérience je constate qu’il est souvent le repenti d’un passé alimentaire et écologique déplorable (ça rejoint votre parallèle religieux).
Du reste on peut se demander qui, du consommateur qui achète des fruits blindés de pesticide ou de celui qui préfère acheter bio au risque de retrouver de temps en temps un vers dans sa pomme, a la plus grande obsession de la pureté ?
Pas faux !