Lors d’un apéritif sympathique, un voisin nous parle du Liban avec enthousiasme et nous voilà conquis. Lorsqu’il nous tend un livre à lire absolument sur l’histoire de Beyrouth, c’est sans hésitation que nous le glissons dans notre besace. Mais de retour à la maison, nous voilà avec ce livre devant nous : 700 pages que nous n’avons évidemment aucune intention de lire. Ni maintenant ni plus tard.
C’est tout à l’heure que le Liban nous intéressait, quand la discussion battait son plein. Maintenant le soufflé est retombé. De retour à la maison la situation est gênante, car nous savons d’ores et déjà que de notre lecture il nous sera demandé des comptes. Peut-on décemment retourner le livre au prêteur en lui expliquant que Beyrouth, tout compte fait, ne nous intéresse pas à ce point ? Lui rendre en avouant qu’on n’a même pas essayé d’en ouvrir la tranche ? Non. Nous garderons le livre le temps qu’il faudra : plusieurs semaines, plusieurs mois, jusqu’à temps qu’il nous le redemande. Nous arguerons que nous n’avons pas encore eu le temps de nous y mettre, que nous attendons le bon moment… Cela va mal finir : nous ne rendrons jamais le livre en définitive, ou nous le rendrons pour le rendre parce que la personne, excédée, insiste pour le récupérer.
Tout le monde a sans doute été saisi un jour par cet empressement idiot de vouloir faire aimer à quelqu’un un livre, un disque, qu’on a aimé par-dessus tout. Tout le monde a peut-être vécu de recevoir en retour, au lieu de l’engouement espéré, une indifférence polie, avec l’impression que la marchandise n’a pas été considérée à sa juste valeur, que l’autre ne s’est pas donné suffisamment la peine d’entrer dans l’œuvre qu’on lui offrait de découvrir… Si la déception est cruelle, c’est que le livre qu’on a prêté n’est pas qu’un livre, le disque pas qu’un disque, mais qu’on y a mis un bout de notre personne et de nos tripes. Ce que l’on prête, en réalité, c’est l’expérience intime qu’on a eue avec l’objet ; et celui qui « n’accroche pas », c’est notre personne entière qu’il rejette.
Il faut une grande maturité pour dépasser ce stade : vouloir absolument que ceux que l’on aime aiment ce que l’on aime. Il faut une grande maturité pour réussir à dissocier ce que l’on est de ce que l’on aime, et pour accepter que celui qu’on considère comme un frère puisse ne pas aimer ce que l’on aime ! Avec l’âge, d’ailleurs, il me semble que la communauté de goût, goûts littéraires ou autres, la communauté d’opinions, l’identification, jouent une part de moins en moins importante dans l’amitié. Les gens s’humanisent et deviennent autre chose que des têtes pensantes ou des conceptions du monde : ils s’apprécient pour ce qu’ils sont et non plus pour ce qu’ils pensent. Ils s’apprécient en tant que simples humains.
ce n’est pas qu’il ne faille pas prêter, mais il ne faut surtout pas asséner aux autres (avec obligation d’adhésion) une passion qu’ils ne partagent pas en profondeur – personne n’a vraiment de temps pour le jardin (secret ou non) de son prochain, mais tout passionné est pourtant persuadé que c’est le cas –
je me souviens d’un terrifiant recueil de poèmes sur la guerre en son pays prêté par un ami, avec des spectres qui se levaient de la glaise… abominable, et pourtant il y avait mis ses tripes et son âme – dans ce cas, pour ne pas désobliger, il faut recourir à la lecture en diagonale et à l’art du retour positif que les amateurs d’atelier d’écriture connaissent bien…
je refuse les livres, j’explique que j’en ai 500 en stock à lire. Celui qui prête n’est pas le propriétaire du livre, mais celui qui reçoit, et devra donner un certain nombre d’heures de sa vie pour un sujet dont il n’a pas l’intérêt immédiat. On ne lit pas pour se distraire, c’est un travail. Un livre correspond à une interrogation, un besoin, on ne peut consacrer autant de temps à un livre qui ne correspond à aucun besoin. D’une part je picore sur le net, d’autre part, je réserve mon temps du soir et des transports à lire ce dont j’ai besoin, il ne m’est pas possible de caser un pavé. Peut-être que la vraie habileté aurait été de donner un avant-gout du livre, expliquer succinctement ce qu’il contenait pour que l’ami puisse le connaître sans y avoir consacré du temps, mais il n’est pas possible d’imposer une corvée de dizaines d’heures à quelqu’un qui n’a pas de désir ni de besoin à mettre en face.
En effet, lire correspond à un besoin personnel, personne n’a le temps de découvrir le jardin de l’autre, et j’ajouterais : même si on avait le temps, pourrions-nous vraiment accéder à ce jardin ? L’erreur de celui qui partage son engouement, à mon avis, est de croire que la richesse qu’il a tiré d’une lecture est contenue dans le bouquin lui-même. Or le bouquin n’est qu’un aspect des choses : l’engouement produit résulte de la fécondation par ce bouquin d’un « terreau » personnel que le lecteur porte en lui. C’est comme si l’on prêtait l’arrosoir avec lequel on a fait pousser un rosier dans son jardin à quelqu’un qui n’a pas de terrain et habite en appartement !
Ben voyons ! De l’art de se dédouaner à peu de frais ! Recommander un ouvrage n’est pas qu’une simple question de ferveur enthousiaste qu’on aurait un besoin irrépressible de vouloir partager !
Il ne vous est pas venu à l’idée de voir ça comme un service à rendre ?
Une amie, dernièrement, cherchait un cadeau d’anniversaire pour une relation dont les centres d’intérêt sont suffisamment proches des miens pour que je sois à même de la conseiller au mieux. Je lui propose d’acquérir le dernier Laurent Davezies : « La crise qui vient » au Seuil. Un ouvrage relativement court . Un ouvrage qui m’a été recommandé par un chercheur en sciences sociales du CNRS et auquel le journal « Le Monde » du 16 octobre vient de consacrer une page entière. Bref ! Une mine d’or ! Et elle me répond qu’elle va réfléchir…Merdre alors !
Croyez-vous vraiment que ce soit dans l’espoir de lui voir battre le coeur au même rythme que le mien que je l’oriente vers cet achat ? Qu’est-ce que j’m’en fous ! Seulement, j’ai le sentiment de lui rendre un immense service en lui permettant d’accéder à un certain nombre d’informations, à des pistes de réflexions qui ne sont pas celles qu’elle recueillera au bistrot du coin ! C’est t’y pas de la philantropie ?
Vous avez raison d’apporter cette nuance : je parlais en effet des livres qu’on prête « pour les faire aimer », mais il y a aussi le prêt utile, dans lequel on ne met pas particulièrement son coeur, auquel cas on ne se vexe pas que sa recommandation n’ait pas été suivie.
auquel cas on ne se vexe pas que sa recommandation n’ait pas été suivie.
Ah bah si ! D’autant plus ! Mais c’est un autre débat !
Bon week-end !