Le révolutionnaire, c’est celui qui veut changer la réalité. Moi, la réalité me va plutôt bien au fond. C’est la fiction que je voudrais remplacer : celle dans laquelle on vit, celle qui enveloppe notre réalité à tous les niveaux de la société moderne. Cette pellicule de cellophane qui enrobe les choses, les mots, les coupe du réel et les anesthésie, à la fois invisible mais qu’on peut sentir partout. Cette couche de « bullshit » qui encrasse la vie.
L’évolution des voitures en est une bonne illustration : chaque fois que j’en loue une, je peux voir les petites nouveautés intervenues depuis la fois précédente. Chaque fois, le véhicule a une nouvelle raison de biper, sonner, alerter. Bip pour la ceinture pas attachée, bip pour l’obstacle détecté devant ou derrière, bip pour la clé restée dans le contact. En termes de confort, les sièges, l’habitacle, la conduite, sont toujours plus cotonneux, on est toujours mieux calé dans le siège et les accoudoirs, le silence du moteur est tel, le plastique et les petites boîtes sont tellement partout, qu’on monte à 180 sans s’en apercevoir, sans plus de vibration ni de bruit qu’à 40 km/h. Gadgets électroniques et mouchards, la voiture vous dit à quel moment il serait bon de changer de rapport, ou bien que vous roulez depuis x temps et qu’il serait temps de faire la pause réglementaire. Bientôt elle se rangera toute seule sur l’aire d’autoroute quand elle le jugera nécessaire.
Et si moi, ce que je veux, c’est une caisse neuve, mais qui vrombit, qui sent le pétrole et qui me laisse conduire comme je l’entends ? Est-ce encore possible ? Car à la fin, on n’a tout simplement plus l’impression de conduire. Ni même d’être à bord d’un engin motorisé. On est dans un cocon parfumé, coupé de toute sensation, la voiture déploie ses petites astuces de confort qui sont aussi des astuces de contrôle. Attacher sa ceinture n’est plus un choix quand un automate vous siffle comme un chien. Niquer son pare-chocs arrière n’est plus une liberté quand un sonar vous hulule aux oreilles.
Il en va pour l’innovation automobile comme pour l’ensemble de notre société. Le mot « aseptisé » ne dit plus suffisamment ce dont je parle. Ce n’est pas la réalité que je voudrais changer, c’est la fiction, et la fiction ce sont tous ces aspects que je vilipende à longueur de blog : l’information, le spectacle, le journalisme, le nouveau langage, ce qu’on dit et ce qu’on entend. Ce sont les fausses causes, les faux scandales, les fausses offuscations, les dérapages montés en épingle. Ce sont les nouveaux métiers du tertiaire, vidés de substance. C’est le marketing qui refonde la réalité. C’est un paquet de sucre en poudre qui se nomme « partenaire de vos gâteaux » plutôt que « paquet de sucre en poudre ». C’est une boutique Nespresso. C’est le design tout en rondeur. C’est la substitution du bon sens par le tout-judiciaire et les procès pour rien. C’est la simplification à l’extrême de la pensée, des opinions, la réduction des débats au Débat.
Pour retrouver ce dont je parle, pour se rendre compte de ce que cette atmosphère de plastique a ôté en fait de tourbillonnement et d’authenticité, il suffit parfois de regarder l’arrière-plan de films français des années 70, souvent imprégnés d’une certaine réalité sociale. Ou encore d’aller à l’étranger, là où la vie est encore mouvante. Là où la vie a encore une odeur. Marcher dans Istanbul et respirer l’atmosphère franche et légère de quotidien, les huiles qui puent la graisse, les rues poussiéreuses comme si les gens marchaient dedans, les grills luisants comme s’ils cuisaient de la viande, les chiens sales comme les briques, les boutiques de CD hurlant de la musique, les gens qui habitent littéralement la rue et y travaillent, là où à Paris, les Parisiens ne semblent là que comme figurants et comme passants. Tout cela sur la voie publique. Plus de second degré, plus de cynisme. La vie en vrai, crue, tartare. Fierté des banderoles, des affiches, des enseignes, mots et messages en turc, là où nous révérons tout ce qui est anglo-saxon. Circulation à 100 en ville sans jamais regarder le rétro : responsable de ce qui se passe devant, pas derrière. Charme du système D où chacun est responsable pour soi, et où paradoxalement, le bon sens et la confiance reprennent leur droit. Le chauffeur de bus, puisqu’il conduit, laisse au passager monté à côté de lui la tâche de faire la monnaie aux passagers de derrière, ils se passent de main en main l’argent qui paye le trajet. On est entassés, on paye en fonction de la distance qu’on veut parcourir, rien de plus facile que de tricher mais ici personne ne le fait.
Qui, aujourd’hui, est « l’homme sain », et qui est « l’homme malade » ? Ce n’est peut-être pas de la Turquie dans l’Union européenne, dont nous avons besoin, c’est d’une pincée de cet esprit, de ce courant d’air, dans le quotidien blafard de nos sociétés modernes.
Article savoureux, comme souvent.
Par contre, pourquoi conclure par une réflexion géopolitique à l’emporte-pièce. « Ce n’est peut-être pas de la Turquie dans l’Union européenne dont nous avons besoin » ?
Ce qui gâche un peu le côté atemporel et apolitique de l’article, et de ce blog dans son ensemble.
Ce que j’entends par là, c’est que ce qui serait avant tout profitable à l’Europe, c’est de retrouver un peu de cette liberté d’existence et de cette authenticité, de s’en inspirer, plutôt que de « normaliser » la Turquie et de la rabaisser pour la faire entrer dans ses critères mortifères. Mais vous avez raison, cette phrase est sans doute un peu hors-sujet ; en réalité, cet article provient d’anciennes notes prises sur la Turquie qui incluaient des discussions tenues avec des gens là-bas sur l’intégration à l’UE. Réalisant qu’il s’agissait de 2 sujets différents, j’ai coupé cette partie. La phrase incriminée est la cicatrice de cette coupure, bien plus qu’une véritable « réflexion géopolitique ».
Hier exactement je réfléchissais à ce sujet. Pour des raisons qu’il n’y a pas lieu d’expliquer ici, j´étais dans la ville de Badajoz. J´avais rendez vous à l´intérieur du plus grand fleuron de l´architecture de la ville, la « tour XXI siècle », siège de la Caja de Badajoz (une banque régionale). Si fiers que les habitants de la ville et que la politiques soient du tout nouveau bâtiment, il crée dans le visiteur une sensation d´ennui, de froid et de vide immense. À quoi ressemble-t-il ? Eh bien à tout ce qu´on construit depuis une décennie. Des spaces énormes sans un objet, des tonnalités noires, grises et blanches, la couleur de l´acier régnant partout, des échos des voix lointaines, des volumes carrés, des baies vitrées sans fin, et l´empire de l´angle droit et les formes toutes pareilles…et même j´ajouterais une propreté dérangeante. Des endroits sans âme comme on en retrouve partout. On y se sent nulle part. Et justement ce matin, en lisant votre post, je me suis senti quelque peu reconforté. Au moins ce n´est pas que moi qui en a assez de cette civilization du faux : oui, civilisation, car l´architecture décrite n´est qu´une facette d´une réalite beaucoup plus large qui se manifeste dans tous les domaines. Le romancier Juan Manuel de Prada (un réac assumé, d´ailleurs) écrivait un article de presse visant à ridiculiser les efforts des autorités espagnoles pour vendre à l´étranger la « marque Espagne ». Dans la description de cette stratégie, il m´a semblé très pertinent non pas la dénonciation de la banalisation et la standardisation du tipisme espagnol (tâche bien ancienne et déjà bien accomplie par les romantiques européens, ou le franquisme), mais la tentative actuelle des pouvoirs publiques pour tout « moderniser » et pour balayer toute particularité. Je traduis un paragraphe : « d´un coté, il y a l´Espagne de fanfare et bastringue, d´un pittoresque affligeant, mais d´un autre côté, il y a cette Espagne affectée, factice et maniérée qui court après son « homologation », avec sa cuisine desing, avec son foot stylisé, avec son architecture de Moneo et avec ses panneaux solaires ravageant le paysage, lequel a fini par avoir moins intérêt qu´une visite guidée à un champ de fourrage. »
Coïncidence à mon tour : je venais de lire, juste avant votre commentaire, le passage suivant de la Société du Spectacle de Guy Debord : « La circulation humaine considérée comme consommation, le tourisme, se ramène fondamentalement au loisir d’aller voir ce qui est devenu banal. L’aménagement économique de la fréquentation de lieux différents est déjà par lui-même la garantie de leur équivalence. La même modernisation qui a retiré du voyage le temps, lui a aussi retiré la réalité de l’espace ».
Le processus d’harmonisation européenne, et peut-être plus largement la volonté de modernisme des différents pays, fonctionne en effet comme une « mise aux normes », c’est-à-dire un effacement du charme et des particularités de chacun. Je tourne un peu autour de ce sujet, s’il vous intéresse, avec un article récent intitulé « Non-lieux », ainsi qu’avec celui-ci plus ancien, que m’a d’ailleurs inspiré une lecture de l’un de vos compatriotes, José Ortega y Gasset : https://unoeil.wordpress.com/2012/03/16/qui-veut-dun-monde-multipolaire/