Auparavant, il y avait les inventeurs. Maintenant il y a les chercheurs.
L’inventeur était quelqu’un qui dans le cadre de ses activités, ressentait un manque, un besoin, et qui à force d’observation, d’adresse et d’ingéniosité, finissait par créer cette chose dont il avait besoin.
Les chercheurs sont dans un cas bien différent : ce sont des gens armés de connaissances, équipés jusqu’aux dents, qui ont été élevés pour chercher, connaître et découvrir. Une infanterie lancée à la conquête de ce qui n’est pas encore connu, dévouée au défrichement de ce qui n’a pas encore été fait. Par principe la Recherche est jusqu’au-boutiste, payée pour ça, elle ne fait pas de quartiers : elle taillera le mystère jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.
Là où l’inventeur est animé d’une motivation personnelle, d’un but égoïste, là où il poursuit l’accomplissement de quelque chose qui doit le servir lui, là où sa recherche a une fin, le chercheur, lui, est désimpliqué, il cherche pour une cause ou une entreprise, entreprend en fonction des moyens qu’on lui alloue. Il bêche sans désir ni besoin, il cherche sans savoir où il veut en venir. Il innove parce qu’il faut innover et parce qu’on le lui demande. Parce qu’il y a du budget et parce que c’est son métier. Parce qu’il faut bien continuer à trouver des choses, n’est-ce pas, il faut bien continuer à innover, innover, innover.
Le chercheur est un inventeur, en somme, mais objectivé, dépossédé de son travail intellectuel. La Recherche est l’Invention, mais à qui l’on a retranché le point de départ spécifiquement humain.
Sous le paradigme de la Recherche, il est assez aisé de voir que l’on aboutit à ce stade du Progrès où celui-ci se construit ex-nihilo, pour lui-même, en dehors du service qu’il rend pour l’humain. Il est assez aisé de voir que l’on arrive à des inventions qui naissent, plutôt que d’une réelle motivation humaine, de l’inoccupation scientifique et du fait que l’on a des chercheurs qui ne doivent pas dépérir. Inventions qui ne servent personne, progrès maléfiques qui engendrent beaucoup de destruction par ailleurs, immondices dont on regrette que l’homme en ait jamais soulevé le couvercle.
Aujourd’hui, on créé par exemple de nouveaux états de la matière, sans encore savoir pourquoi on l’a fait, à quoi cela pourra servir, ni même si cela pourra servir un jour. Aujourd’hui on met par exemple sur pieds des robots de guerre autonomes, des machines tueuses qu’on nous annonce prochainement sur le théâtre des opérations. Ou bien on pousse sa petite idée des technologies transhumaines, qui feront naître une inégalité objective entre deux races d’hommes.
Tout le monde imagine ce que ça peut donner, tout le monde visualise, tout le monde en redoute l’éclosion et personne n’a vraiment envie de ce monde-là mais peu importe : nous allons tout de même les inventer et ces choses vont exister, et vite ! Parce que la technique le permet et parce que c’est de l’innovation.
Le chercheur est un inventeur, en somme, mais objectivé, dépossédé de son travail intellectuel. La Recherche est l’Invention, mais à qui l’on a retranché le point de départ spécifiquement humain.
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Sauf que la Recherche c’est aussi des politiques sociales, exclusivement tournées vers l’humain, en totale adéquation avec le monde « réel » et les principes démocratiques fondamentaux. J’en veux pour preuve l’évolution récente du droit européen quant à la mise en œuvre des stratégies portant sur l’implémentation des droits et des responsabilités des personnes handicapées (moteur/mentales) et des personnes nécessitant des aides et des soins de longue durée. Evolution récente du droit qui n’a été rendue possible qu’à coups d’articles, de colloques et de surexposition des chercheurs ou enseignants-chercheurs.
Il faut quand même savoir que c’est en partant d’un postulat de base sur la citoyenneté européenne que les chercheurs ont fait évoluer le concept de démocratie, tout en lui offrant des applications concrètes, via la jurisprudence puis la législation, dans la vie de tous les jours.
Il ne s’agit pas de Recherche EX NIHILO ! Il s’agit de chercheurs qui se battent au quotidien, face aux tollés, aux insultes, aux dénégations et à l’ironie méprisante d’un certain nombre de corporations aux lobbies puissants (ex: les médecins; les gérontologues; les psychiatres) pour la prise en compte de la dignité humaine.
Faisons un petit détour par l’Histoire et souvenons-nous de cette frange de la population exclue du vote avant 1848 (politique du Cens). Rappelons-nous également l’institutionnalisation du concept d’incapable majeure, par le Code Civil de 1804, annulé depuis par la loi de 1938 (autant dire hier…). Venons-en maintenant à la jurisprudence CEDH, Alajoss Kiss c/Hongrie, 30 mai 2010 (il y a de cela 3 ans, donc…!) concluant que : « un retrait systématique des droits de vote sans une évaluation judiciaire individualisée et uniquement basée sur un handicap mental nécessitant une tutelle partielle ne peut pas être considérée comme compatible avec des motifs légitimes de restriction du droit de vote ».
Croyez-vous que ces évolutions de la condition humaine soient le seul fait des circonstances de l’Histoire, ou de stratégies politiques ? Non, c’est aussi grâce au travail de fourmis, à la détermination, d’une poignée d’intellectuels, souvent décriée, que l’on appelle les Chercheurs.
Comme quoi, la Recherche n’est pas cet « enculage de mouches » décontextualisé qui ne se nourrirait que de son propre objet, mais une lutte, un investissement, une surexposition quotidienne d’humanistes désintéressés qui doivent mendier leurs subsides à un Etat qui, lui, est souvent à côté de ses pompes !
Ps : je vous invite à vous rendre sur le site : http://www.isp.cnrs.fr/equipe/kerschen.html
Et à découvrir les travaux de Nicole Kerschen, cette chercheuse du CNRS, dont l’humour, la curiosité, l’intelligence, la gentillesse, n’ont d’égal que sa profonde humanité.
Il me faut bien avouer que je ne connais absolument pas le domaine de la recherche et que ma façon de voir « l’inventeur » – façon professeur Tournesol – d’un côté, et la recherche de laborantin de l’autre ne correspond pas à la façon dont les choses se passent. Une amie qui a longtemps été chercheur au CNRS me le faisait remarquer elle aussi. Elle me disait aussi que la tendance de la Recherche ces dernières années est plutôt au contraire d’être appliquée et finalisée, « rentabilisée » par ses applications économiques ou commerciales, et plus du tout « ouverte » ou aléatoire.