Quand j’ai demandé à la conseillère du rayon livres où trouver « René Girard », elle a entré le nom dans l’ordinateur, cherché longuement, et fini par relever le menton pour me lancer d’un ton de maraîchère : « René je vais pas avoir… J’ai Girard Alain si vous voulez, mais du René on n’en a plus » !
« Va pour Alain ! », attendait-elle sans doute que je lui dise. J’ai préféré attendre une nouvelle cargaison de « René » et bien m’en a pris. Des choses cachées depuis la fondation du monde. C’est une de ces lectures qui restent, qui sont là pour durer. Une de ces réflexions qui créent un vertige à penser qu’elles étaient là toutes ces années, à la librairie du coin ou dans sa bibliothèque, et qu’elles détenaient depuis le départ les clés de questions qu’on n’avait même pas su formuler.
Temps 1 – Le point de départ de Girard est le désir mimétique : l’homme ne se fixe pas lui-même son désir, il a besoin d’un modèle, il désire ce que l’autre désire. Le désir ne s’attache pas à l’objet, mais à la possession de cet objet par un autre. Ce que l’on désire, c’est la plénitude dont semble empli celui qui possède. Une beauté froide passe devant vous sans daigner vous regarder ? Votre désir s’éveille parce que ce mépris affiché vous exclue, vous fait obstacle, vous signifie que cette personne est auto-suffisante et n’a besoin ni de vous ni de votre regard pour exister. Ce que l’on désire, c’est cette plénitude dont on est soi-même dépourvu.
« Contrairement à ce que veut la théorie du narcissisme, le désir n’aspire jamais à ce qui lui ressemble ; c’est toujours ce qu’il imagine de plus irréductiblement autre qu’il recherche. (…) Et plus le désir cherche le différent, plus il tombe sur le même ».
L’homme désire ce qui est hors d’atteinte, ce qui est fondamentalement autre que lui. Il est en quête perpétuelle de différence, qu’une fois trouvée il imite. La conduite mimétique aboutit évidemment à l’érosion de la différence et à une fuite en avant vers une singularité toujours nouvelle.
Temps 2 – Les hommes n’accordant de valeur qu’à ce qui est désiré ou détenu par l’autre, avec effets de réciprocité qui expliquent les phénomènes de mode, d’admiration et d’emballement, on devine aisément que le mimétisme entraîne aussi des cycles contagieux de rivalité, de concurrence, qui accumulent les tensions et que la communauté doit juguler. La loi est une tentative de mettre de la distance entre les désirs au sein d’un même groupe pour contrôler le mimétisme (« tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas la femme de… », etc.).
« Ce sont les pères et les fils, ce sont les voisins et les amis, qui deviennent des obstacles les uns pour les autres. (…) A mesure que les barrières entre les hommes disparaissent, les antagonismes mimétiques se multiplient (…). Dans un monde où il y a de moins en moins de barrières fixées et institutionnalisées, il y a de plus en plus de chances pour que les hommes deviennent l’un pour l’autre l’obstacle fascinant. »
Temps 3 – René Girard fait un détour par l’ethnologie et constate que l’ensemble des mythes primitifs et antiques racontent une seule et même histoire : celle d’une crise de rivalités mimétiques au sein de la communauté, qui se résout dans un second temps par l’expulsion d’une victime unanimement désignée, et sacrifiée. La violence sociale est mise sur les épaules d’une personne et expulsée du monde humain pour acquérir un caractère divin. La victime, haïe tout autant qu’admirée, est tenue pour responsable tant du trouble qui précédait la crise que de l’apaisement qui résulte de sa mort.
Selon Girard, les mythes seraient autant de récits du sacrifice de la victime émissaire, racontés par les lyncheurs eux-mêmes. Malgré toute leur diversité, ces récits ont en commun d’extérioriser la faute et de ne jamais mettre en doute la responsabilité de la victime. Un mythe comme celui d’Œdipe par exemple, peut être empathique avec le héros mais ne laisse jamais la possibilité de douter du fait qu’il ait effectivement tué son père et niqué sa mère. Il est donc malgré tout responsable de ce qui arrive.
Les lyncheurs ont besoin de croire à l’implication de la victime dans la cause du trouble social pour que le sacrifice fonctionne et soit purificateur. La collectivité a besoin, pour sortir du cycle de violence qui menace ses membres, de refouler le fait qu’elle transfère cette violence sur une victime arbitraire et innocente. Les « choses cachées depuis la fondation du monde » sont en réalité l’enfouissement continuel et répété de cette opération : la dissimulation du crime d’injustice par lequel la société obtient la cohésion.
« L’irruption de la vérité détruit l’harmonie sociale fondée sur le mensonge des unanimités violentes. »
« La cité des hommes n’est un aimer ensemble que parce qu’elle est aussi un haïr ensemble. »
Temps 4 – Tous les mythes fonctionnent sur ce « mensonge », jusqu’à la Bible. La Bible est le premier récit mythologique à différer du schéma sacrificiel, du moins à présenter la victime comme innocente et abusivement chargée.
On pense évidemment à la Passion du Christ, mais les exemples de Girard sont légion et c’est sans doute pour eux que le livre vaut d’être lu. Dès l’Ancien testament, le sacrifice est démythifié, le non-dit des bourreaux est rompu et ceux-ci ne sont plus dans leur bon droit. Le mythe d’Abel et Caïn, à la lumière girardienne, révèle noir sur blanc que la cité humaine est construite sur le cadavre d’un innocent sacrifié, et que tant que c’est le cas elle entretient une spirale de violence qui la mène à la destruction.
Cette révélation est néanmoins imparfaite, elle reste empreinte d’une certaine divinisation de la violence. Il faut attendre le Nouveau testament pour aller au bout de la logique : le fils de Dieu vient prouver aux hommes que la violence n’est nullement divine mais qu’ils en sont seuls responsables. En ce sens, considérer la mort du Christ comme un « sacrifice » est un total contre-sens que commettent les chrétiens, selon René Girard. Le Christ ne meurt pas pour le bien des hommes ni pour une utilité quelconque, le Père ne le rappelle à lui, c’est une mort pleinement « naturelle » provoquée par l’unanimité des hommes et personne d’autre. L’Apocalypse n’est pas non plus le défoulement de forces surnaturelles sur la terre mais un aperçu de la destruction finale à laquelle se destinent les hommes en poursuivant dans leur voie.
Temps 5 – Le « sens de l’histoire », selon Girard, est celui d’une prise de conscience progressive du mécanisme sacrificiel. Les hommes sont de plus en plus conscients, et ce faisant ils ruinent l’efficacité du mécanisme. Ils doivent alors partir en quête de « nouvelles ressources sacrificielles », d’un nouveau sacrifice dont ils n’auront pas conscience.
La communauté rejetait sa violence sur une victime innocente, alors les prophètes hébreux l’ont révélé, menaçant ainsi l’adhésion sociale et étant persécutés pour cela. Leurs descendants se sont fait leurs témoins en dénonçant cette persécution, mais ce faisant ils se dédouanent de leur coresponsabilité et expulsent leur faute en la projetant sur leurs pères.
« Les fils croient se désolidariser des pères en les condamnant, c’est-à-dire en rejetant le meurtre loin d’eux-mêmes. De ce fait même, ils imitent et répètent leurs pères sans le savoir. Ils ne comprennent pas que dans le meurtre des prophètes, il s’agissait déjà de rejeter sa violence loin de soi. Les fils restent donc gouvernés par la structure mentale engendrée par le meurtre fondateur. Toujours ils disent : « Si nous avions vécu du temps de nos pères, nous ne nous serions pas joints à eux pour verser le sang des prophètes ». C’est dans la volonté de rupture que s’accomplit chaque fois la continuité des pères et des fils. »
Jésus vient les détromper et enseigner aux hommes de ne pas enfouir leur propre responsabilité violente contre les autres. Il vient révéler les « choses cachées » que les hommes étaient sur le point de déterrer mais qu’ils s’escriment à recouvrir. Rompre le cycle de la violence, c’est ne pas participer à l’unanimité, mais c’est aussi ne pas s’exempter des crimes commis avant nous. Ne pas rejeter la faute et en prendre sa part. On crucifie Jésus pour le trouble qu’il répand et là encore, ce sont ceux qui pensent avoir saisi son message – les chrétiens – qui le dénaturent, en faisant de Jésus un sacrifié dont la mort vient racheter leurs péchés (alors qu’il n’est qu’une énième victime émissaire qui attend que sa mort soit comprise pour ce qu’elle est), et en rejetant la faute commune d’avoir abandonné Jésus sur les Juifs qui l’ont tué.
« L’indignation scandalisée est toujours désir fébrile de différencier le coupable et l’innocent, d’assigner les responsabilités, de dévoiler l’ignominie jusqu’au bout et de la châtier comme elle le mérite. Le scandalisé veut tirer l’affaire au clair. (…) C’est toujours le scandale qui appelle la démystification, et la démystification, loin de mettre fin au scandale, le propage et l’universalise. La culture contemporaine n’est plus rien d’autre. Il faut du scandale à démystifier. »
Temps 6 – Depuis, les hommes parcourent leur chemin vers la conscience de leur mécanisme social, avec la menace d’un épuisement progressif de ressources sacrificielles. Girard écrit en 1978, à une époque où pèse le risque de la guerre nucléaire. Pour lui, nous sommes arrivés à période très particulière où les frères ennemis pris au jeu mimétique sont les Etats-Unis et l’URSS et où, la pierre de lapidation étant devenue la bombe, l’humanité est au pied du mur : ou bien elle devient lucide sur elle-même, ou bien elle s’autodétruit et accomplit l’Apocalypse.
(J’arrête ici cet article insupportablement long. Il m’en faudra sans doute un autre pour rebondir sur les points qui m’intéressent le plus.)
Si la crucifixion de Jésus-Christ s’interprète comme une forme de Sacrifice, Dieu ayant « donné » ce qu’il a de plus cher, son fils, j’ai en revanche toujours, et de loin, été marqué par le pardon universel. Je m’accorde sur le fait que le nouveau testament est une bombe planétaire, son message a transformé radicalement le rapport de l’homme avec lui-même et avec son créateur. Ca m’a toujours fasciné.
Merci pour les références du livre, le mécanisme de l’expulsion m’interpelle. Sinon vous n’auriez pas un demi-kilo de Kevin-Arthur à la place ?
Oui, mais si l’on se situe du point de vue de la sociologie qui est, au contraire, une volonté de démythologisation historico-sociale, on est tenu de prendre appui sur le monde tel qu’il est et non tel qu’il se fantasme.
Prenons par exemple le sociologue Norbert Elias (et plus précisément son essai intitulé : « La société des individus »), il n’est plus question de découvrir des « vérités cachées » -ainsi que Girard nous y invite- il n’y a plus de rivalité mimétique universelle qui tienne mais une entreprise de clarification conceptuelle entre « individu » et « société » (si tant est que les deux termes puissent être envisagés dans une dualité).
J’avoue que Norbert Elias est moins séduisant à lire que Girard et beaucoup plus redondant (sans doute parce que son travail remet en question nos mécanismes habituels de pensée ce qui en rend la lecture plus difficile encore) mais il est fondamental. Cela ne remet nullement en cause tout l’intérêt que je porte à Girard et dont j’avais beaucoup aimé » Mensonges romantiques, vérités romanesques ». Cependant, dans la « société-monde » qui est actuellement la nôtre, la figure cathartique du bouc émissaire peine non seulement à rendre compte de la structure des relations entre les êtres humains mais, plus encore, d’un schéma social spécifique d’auto-régulation pulsionnelle. A cela deux causes :
-Le mythe, ou la puissance du mythe, a tendance-comme toute théorie classique- à vouloir couvrir tous les espaces et toutes les temporalités à la fois. Or, dans la société-monde qui est la nôtre, les modes de spatialisation se multiplient tandis que le temps se décompose. Par conséquent, les processus de construction ou de destruction deviennent plus rapides que ceux nécessaires à la transformation(en profondeur) de nos sociétés. Elles n’ont plus ce temps de réflexion et d’assimilation des sociétés dites « classique ». Il ne s’agit pas de dire que les mythes (comme les contes de fée) ne servent plus à rien. Il sont simplement inopérants en tant que schéma explicatif des interdépendances ou de l’élucidation du social-historique.
– D’autre part, si la reconnaissance d’une responsabilité réciproque est, effectivement, nécessaire pour avancer dans la compréhension de la violence ou de la barbarie, là, encore, c’est insuffisant. Il s’agirait plutôt de réfléchir aux mécanismes du « monopole » et de la « contrainte » dans un jeu d’interdépendances relationnelles et de voir de quelle manière ces concepts évoluent de l’Etat-Nation aux Etats-Nations. Ou, plus précisément, de considérer l’évolution d’un Etat de droit, susceptible de réguler les tensions dans le cadre du monopole de la contrainte et de la juridicisation de la société, vers des sociétés civiles où la perception de plus en plus diffuse des frontières, où la tolérance d’un pluralisme intérieur libéré par la loi, ou, comme le déclare Habermas : » l’influence mutuelle sur les affaires traditionnellement considérées comme intérieures dans les rapports entre les Etats, et, d’une façon générale, la fusion croissante entre politique intérieure et politique extérieure, la sensibilité à la pression exercée par les espaces publics libéraux, la juridicisation des relations internationales […] » délitent, voire obèrent, cette capacité de régulation des tensions et, ce faisant, favorisent l’espace du fantasme et de la surenchère producteur de violences.
C’est pas simple, d’autant que Norbert Elias dit dix mille autres choses qui m’échappent intellectuellement. Enfin, si, à l’occasion, vous prenait l’envie de lire « La société des individus » de Norbert Elias, faites-nous en part ( il y a plus de choses dans 2 têtes que dans une seule), cela me permettrait sans doute d’y voir un peu plus clair. Pour info, je m’étais remise à la lecture d’Elias pour essayer de comprendre ce qui nous est arrivé dernièrement, sans sombrer dans les vaticinations houellebecquiennes ou le manichéisme huntingtonien. Bref, pour échapper à l’hystérie ambiante…j’ai cru comprendre que pour vous c’est pareil.
Bonjour Nathalie. Je ne connais pas Norbert Elias. Ce que vous dites en revanche sur la prétention de toute théorie classique à couvrir tous les espaces et toutes les temporalités à la fois est un thème que défend Girard dans le livre. Il se différencie des structuralistes, qui ont imposé un relativisme culturel absolu, et revendique en effet le droit de rechercher un dénominateur commun et universel à l’homme. Bon, je m’arrête ici parce que je n’ai plus tous ses arguments en tête là… 🙂