Observez le merveilleux tour de passe-passe. Observez car dans quelques jours tout cela aura disparu, tout cela aura été remplacé, réagencé, repeint. Jusqu’au prochain carnage.
Lundi, le tout petit journal de Yann Barthès faisait son ouverture sur une séquence d’images de Paris intra-muros rappelant comme la ville était belle. Un peu après il lançait, en guise de boutade, quelque chose comme : « On va continuer à aller boire des verres, dans le 10ème, dans le 11ème… et dans le 16ème même si ça nous enchante moins ! ». Un bon révélateur du processus de gentrification des attentats – un processus qui n’a pas eu besoin d’une semaine pour se réaliser.
Nous sommes rapidement passés de la thèse d’une tuerie aveugle visant les gens qui étaient là, à celle de l’attaque d’un mode de vie, d’un symbole incarné par la jeunesse des 10 et 11èmes arrondissements de Paris. Quête de sens a posteriori. Besoin de transcender la menace. Besoin de ne pas voir que c’est sa peau qui est visée.
« J’essaie de ne pas penser au mot morsure. Au mot chair ».
Au départ, sous le coup de l’action, c’est « la France » qui était attaquée. Tout ce que l’on voyait, c’était cent cadavres sur le bitume, frappés aveuglément, tirés au hasard dans la foule. Ç’aurait pu être vous, ç’aurait pu être moi… Puis au fil des heures, glissement de sens. Ce n’était plus « la France » mais « Paris » qu’on attaquait. Paris et ses terrasses, ses monuments, ses lieux de fête… ParisTM quoi. C’était mieux pour le logo. Le hashtag avait plus de gueule comme ça. Le reste de la France, les « provinciaux », n’avaient plus à se sentir atteints autrement que par une invitation à compatir avec les Parisiens, aux côtés des Japonais, des New-Yorkais, des Allemands…
Quelques heures encore et l’attaque de Paris devenait l’attaque des 10 et 11ème arrondissements. Soudain, on croyait savoir que les terroristes n’avaient pas frappé au hasard. Qu’ils avaient sciemment cherché, non pas à dégommer du Français au kilo, mais à s’en prendre aux arrondissements 10 et 11 en tant que tels. Plus exactement à la jeunesse de ces arrondissements et au mode de vie qu’ils représentent. Quelques heures, quelques jours, et les 150 macchabées étaient effacés, transcendés, substitués en tant que victimes par le « mode de vie ».
Le Mode de vie, version reloaded de la Liberté d’expression de janvier. Cache-violence. Cache-menace. Cache-boyaux.
« Ne pas penser que je saigne. Trouver mon animal porteur de force : la Liberté d’expression. Trouver mon animal porteur de force : mon mode de vie glandu. Trouver mon animal porteur de force : mon demi de Leffe à 5 € en terrasse. Mon animal porteur de force : la baguette et le camembert. Le pain au chocolat. Euh… non, pas le pain au chocolat ».
La voilà ta souffrance. La voilà ta brûlure. Tu dois admettre qu’il est possible qu’on ne t’aime pas du tout.
Le ton modérément drôle du texte m’a presque fait oublier la gravité du sujet. Cela dit, ce que vous déplorez comme glissement de sens correspond à un cadre de discours plus global. Je pense que ce glissement traduit la dialectique de l’opposition, qu’on a nommé « conflit de civilisation » depuis le 11 septembre. Démocratie libérale contre Islam (ou inversement), comme avant : Démocratie libérale contre communisme.
Notez que la réaction symétrique existe dans l’autre camp : au moins deux curés traditionalistes ont dit, en substance, que c’était bien fait pour leurs gueules puisqu’ils étaient allés voir un spectacle satanique, et je connais plusieurs blogueurs soi-disant catholiques (tradi bien entendu) qui ont enfoncé le clou du « mode de vie » hédoniste qui a « provoqué » les attentats.
Curieusement, personne ne se demande pourquoi les musulmans emmenaient déjà les Européens en esclavage au 16e siècle, alors que le rock’n’roll n’existait pas et que le « death metal » n’avait pas encore été inventé. Ni pourquoi le sultan marocain Moulay Ismaïl faisait scier ses esclaves chrétiens en deux dans le sens de la longueur pour se distraire (car, il n’avait pas, lui, pour passer le temps, ces fameux « écrans plats » qui sont l’abomination de la désolation selon certains).
Belle symétrie en effet.