Entre deux écrits politiques, il observe avec lassitude les révoltes ouvrières européennes se dérouler toujours différemment de ce qu’il avait théorisé. Avec l’argent de Papa, il fait un break de quelques mois et voyage à travers la France. Il écrit alors un journal léger, exempt de réflexions révolutionnaires, dans lequel il chante les beautés des paysages, des villes, des régions, des femmes et des vins. Après quoi il retournera à ses marottes montées sur barricades, en Angleterre ou en Allemagne.
Les progressistes ont, au fond, le même goût pour les belles choses que tout un chacun. Simplement ils ignorent qu’elles ne tombent pas toutes seules des arbres, mais qu’elles sont l’arbre ; le lent fruit séculaire de ce qu’ils s’acharnent à arracher.
À quarante ans, on ne sait pas nécessairement encore ce qu’on est, mais on sait au moins qu’on ne pourra plus être un certain nombre de choses. Procédé par élimination.
Idée d’histoire : l’Etat français lance une grande consultation afin de trouver un nouveau nom à la France, à l’instar des nouvelles régions. Le nom doit être « créateur de sens« , « vecteur d’attractivité à l’international« , et assorti d’une stratégie pour « fédérer les énergies » et faire en sorte que « chaque citoyen perçoive son rôle dans la création de valeur pour le territoire« . Les équipes de Thibaut Poulec, directeur d’une agence marketing, sont sur le coup.
Sous son air de rien, l’expression est terriblement parlante, chargée de sens et même d’une pointe de causticité. Se rendre à l’évidence.
“À un moment donné, il faut se rendre à l’évidence”. Tel un forcené retranché dans l’arrière-boutique. Se rendre, cerné, fait comme un rat. Se rendre à l’évidence, comme au terme d’une cavale dans les fourrés de l’imagination. Une cavale qui a assez duré. Finies les bêtises, les espoirs idiots. Tu t’es bien amusé, on t’a laissé courir, on a été gentils. Maintenant c’est terminé, rends-toi à la raison. Les mains sur la tête et les armes déposées.
On reste jeune, vivant, tant qu’on ne s’est pas tout à fait rendu à l’évidence ou à la raison. Pas définitivement. La vie, pour la plupart des gens, est une suite de petites redditions comme cela : redditions que l’on croit ne pas être complètement fatales, mais qui le sont dans leur succession et leur façon de s’échelonner dans le temps. On rêve, puis l’on se rend à l’évidence, concédant à la force des choses. On se rend à l’évidence, en circonscrivant son rêve à un champ d’expression un peu plus modeste. On se rend, seulement partiellement croit-on, seulement temporairement. Il sera toujours temps de trouver autre chose, plus tard, ou de faire différemment croit-on. On s’accomode de cette cellule à dimensions raccourcies, on pense qu’on a ainsi négocié la paix, le répit. Mais quelques années plus tard, l’évidence revient, exiger son reste. Exiger encore un peu de soi.
Tous les lecteurs connaissent sans doute ces passages à vide, lorsque ce qu’on lit glisse sous nos yeux sans nous retenir, non que ce soit mauvais mais qu’on n’ait pas l’esprit à cela. Tous les lecteurs connaissent ces épisodes où l’on est à court d’envie, effectuant les cent pas le long des rayons de sa bibliothèque sans que rien ne nous dise quelque chose. On en vient même parfois à croire que quelque chose s’est perdu en nous qui ne reviendra plus, qu’on ne sera par exemple plus jamais capable de lire quelque littérature que ce soit parce que c’est la forme qui nous barbe désormais, quel que soit l’auteur, quelle que soit l’histoire…
Lorsque ce sentiment nous prend, il s’agit parfois réellement de lassitude de la lecture. On laisse passer du temps et puis cela revient (peut-être qu’un jour, ce sera véritablement la fin et on ne supportera plus jamais de reprendre un livre, de se laisser conter ainsi des histoires par les yeux ?). D’autres fois, lorsque ce sentiment me prend, je saisis un Balzac. Avec la mine dubitative de celui qui doute que cela fonctionne. Et ça fonctionne : une vingtaine de pages à résister, à réaliser que je suis en train de lire, et me voilà emporté. Balzac est comme ces jolies filles qui savent surgir au coin de la rue à l’instant où le cœur blessé vient de jurer qu’il ne tombera jamais plus amoureux.
Les gens qui nous offrent des livres sont en général des gens qui ne lisent pas eux-mêmes. Ils nous ont vu souvent avec un livre dans les mains et se sont imaginés que cette posture devait nous plaire. Ils l’ont choisi avec le même embarras qu’on choisit une bouteille de vin pour la maîtresse de maison sans rien y connaître en matière de vins. Un titre, une couverture, ou peut-être même une étiquette de prix, est ce qui a guidé leur choix.
S’ils lisaient un tant soit peu, ils sauraient le désagrément qu’ils nous causent en intercalant ce livre dans notre liste de lecture. S’ils lisaient un tant soit peu, ils sauraient qu’il eût mieux valu des fleurs.
Ou quatre-vingt, maximum. C’est la base estimée du lectorat de ce blog. La base solide, c’est-à-dire le minimum garanti qui vient lire un article dans les 1 à 2 jours après sa parution, qui arrive chaque jour même s’il ne se passe rien. Tout ce que l’outil statistique détecte d’autre est un surplus de trafic, fluctuant, saisonnier, opportuniste, de passage, arrivé par mot-clé ou par hasard, restant quelques jours ou semaines et repartant de plus belle. Tout le reste est une fantaisie qui donne du relief à la courbe des consultations, qui fait espérer que le blog va de mieux en mieux ou au contraire traverse une dépression, qui dessine des périodes, des embellies, des stagnations… Mais qui ne fait essentiellement que fausser cette réalité : si l’on rase tout ça, on arrive à ce socle de 70 à 80. Le niveau de flottaison de ces huit années à bloguer.
A vrai dire, je suis surpris de ne pas avoir été plus lu, de ne pas avoir su faire augmenter ce seuil progressivement car j’ai la faiblesse de croire que j’ai ma petite qualité, mon petit ton qui aurait dû me distinguer davantage. Mais je suis tout aussi surpris de la longévité et de la stabilité de ce socle fidèle. D’autant qu’il se fait relativement silencieux. C’en est parfois gênant. Que font-ils là ? Pourquoi restent-ils ? Qu’attendent-ils et que viennent-ils chercher ? Que me veulent-ils ? Après tout c’est un peu leur faute si je continue à écrire ici, bien que cela me fasse de moins en moins envie. Croient-ils qu’il va se passer quelque chose ? Viennent-ils comme on vient chercher son sermon et son hostie ? Se sentiraient-ils amoindris s’ils n’avaient pas cette petite dose de quelque chose ? Et savent-ils qu’ils m’empêchent de passer tout à fait à autre chose ?
70 à 80 : ce n’est pas assez pour lever une armée. Ni même une secte. On peut éventuellement songer à constituer une PME. Ou un club de lecture où l’on se prêterait des livres. Non, sincèrement : que ferait-on ensemble ? A part moquer les Julien Sorel 2.0, nous-mêmes coincés entre une carrière alimentaire et des envies d’autre ou d’ailleurs. Avons-nous seulement ces envies, suffisamment fortes et ancrées ? Et si nous ne les avons pas, que ne basculons-nous pas plus franchement du côté alimentaire de la Force ? Débrancher les connexions neuronales inutiles, qui génèrent plus de doute et d’aigreur qu’autre chose. Rejoindre la fête, monter à bord. Elle bat son plein, personne ne remarquera notre retard.
La disparition d’un homme tel que Jean Rochefort est triste, au-delà de ce que représente son œuvre ou même de l’affection qu’on entretient pour lui. C’est triste comme une échoppe de quartier que l’on voit démolir pour laisser place à une FNAC, un McDonald’s, une agence MMA… C’est que l’on ne voit pas très bien qui seront les Jean Rochefort de notre génération. C’est que l’on sent bien qu’en même temps que lui, c’est un pan de monde qui s’en va, un morceau de plus qui se détache pour partir au néant. Il est déjà heureux que l’on s’entende à lui rendre hommage officiellement et collégialement, tant il semble évident qu’il n’est plus le type de Français que l’on souhaite, que l’on cherche à produire.
Il est ainsi quelques figures humaines, simplement et diablement humaines, qui donnèrent sa teinte à leur époque et dont nous appréhendons la mort prochaine. Avec Jack Nicholson, mourra un certain monde où Nicholson était possible. Avec Iggy Pop, mourra un monde où Iggy Pop était possible. Il semble évident, là aussi, que les libertés qu’ont incarné ces figures ne sont plus celles que l’on cherche à susciter. Ces humains ont éclos dans le monde d’avant, et non celui du politiquement correct. Ces humains ont éclos dans le monde d’avant, et non celui des réseaux sociaux ou des véhicules autonomes et électriques. Ces humains ont éclos dans un monde qui n’était pas celui fasciné par l’économie des start-up ou par le débat sur le manspreading…
Ces humains, le monde nouveau ne les permettra jamais plus. Ils sont les derniers Mohicans, qui engloutiront leur monde avec eux. Et nous sommes destinés, en plus d’assister à l’installation du monde désincarné, à les regarder nous abandonner.
Quelqu’un dit qu’il a « regardé la télé hier soir » : il se met aussitôt en voie de marginalisation. Car une personne qui a regardé la télé est socialement dévalorisé, c’est quelqu’un qui n’a pas mieux à faire, qui n’est pas fichu de s’organiser une soirée correcte, qui manque d’amis et d’occasions de sorties. Voilà comme on le considère.
En revanche, il peut dire qu’il a regardé une série. Regarder une série est acceptable socialement, et même valorisé. Dans la bonne société, plus on en regarde, mieux c’est. On se doit a minima d’avoir un avis sur chacune de celles qui sont en circulation (« nul » ou « génial » peut suffire).
Le regardeur de séries, souvent, est de ceux qui se rengorgent de ne « jamais regarder la télé ». Il passe pourtant plus de temps à regarder ses séries à dizaines de saisons à dizaines d’épisodes, que le regardeur de télé à regarder la télé, mais ce n’est pas grave : ce qui compte est qu’il ait arrêté la télé. Même s’il continue de regarder un appareil carré, même s’il continue de regarder un appareil lumineux, même s’il continue de regarder des images, les images qu’on lui propose, ce qui compte est qu’il ait arrêté la télé.
Il devient bientôt commun « d’arrêter la télé », du moins de penser que nous l’avons arrêtée, que nous l’avons tuée en nous détournant d’elle. Ce passage dans cette curieuse vidéo nous explique très justement que nous ne tuons rien du tout, que la télévision ce n’est pas cela, ce n’est pas seulement une boîte dans un salon. La télévision est dans votre tête, c’est une mentalité. Elle existait avant la télévision et continuera d’exister après.
La télévision est ce qui concentre les regards sur son rayon. Ce qui monopolise les attentions. La télévision est tout ce qui ce qui cherche à vous distraire, c’est-à-dire à vous soustraire. La télévision est l’agenda du temps, ce qui décide à quoi vous allez vous intéresser. Si des élections ont lieu en ce moment, vous allez vous intéresser aux élections ; s’il faut soudainement vous soucier du sort du Venezuela, vous vous y intéresserez. Vous vous passionnerez, vous angoisserez s’il le faut. Et le temps qu’il faut. Avant de vous intéresser à tout autre chose, à la bataille de Verdun par exemple, si la télévision a décidé que nous étions l’année du centenaire. Verdun vous intéresse en 2016. Peut-être achèterez -vous un livre. En 2016. Car le reste du temps, Verdun vous est toujours plus ou moins égal. Ceux qui se passionnaient pour Verdun en 2009 vous ont sans doute paru farfelus – c’est que le sujet n’avait pas été mis à l’ordre du jour.
Et si la grande exposition de la ville vous indique que tel peintre, qui n’avait jusque là pas particulièrement suscité votre intérêt, est un grand génie, alors le trouvez-vous fabuleux, commencez-vous à vous y intéresser etc. Tout cela rejoint l’idée d’autonomie culturelle.
Au plaisir de céder aux engouements collectifs (pour les séries ou pour autre chose) – plaisir bien réel que je peux comprendre, répond la douceur de s’être maintenu à distance, solitaire, ignorant de ces choses ; et d’entendre les conversations, les clameurs, les éloges, sans savoir le moins du monde de quoi il est question. Je savoure par exemple depuis plus de 10 ans le plaisir solitaire d’entendre ma génération se rappeler de Friends avec délice, sans rien connaître de cette série que tout le monde est censé avoir en héritage commun.
C’est idiot, mais ce genre de choses m’a toujours été doux. C’est comme d’entendre le brouhaha étouffé d’une fête tapageuse, à 23 heures, à l’étage au-dessus : bonheur de se sentir libre, non prisonnier des obligations de cette fête, réussie certainement, mais épuisante. Ou encore, c’est comme de baigner dans les conversations d’une foule dont on ne parle pas la langue, dans un bus à l’étranger, et d’être là néanmoins, incognito.
Dans un magazine people, on demande à un pédopsychiatre de se prononcer sur le fait qu’une star de football ait payé une mère porteuse 200 000 € pour avoir un enfant. « Est-ce que cela pourra nuire à l’épanouissement de l’enfant lorsqu’il sera en âge de comprendre qu’il est le fruit d’une tractation financière ? »
Telle est sa réponse :
« Il est toujours possible d’expliquer à l’enfant que la mère a fait cela par amour, préférant donner du bonheur à son père ; qu’elle voulait donner la vie sans forcément élever un enfant, prenant de l’argent pour récompenser cet effort, cet engagement, et qu’elle avait besoin d’être soulagée. Ces paroles peuvent atténuer ce vécu, qui pourrait être éventuellement pénible ensuite pour l’enfant ».
C’est sûr, il est toujours possible d’expliquer, de trouver à dire – dire c’est guérir, n’est-ce pas. Mais ce serait encore mieux si cette chose qu’on trouve à dire n’était pas une ânerie complète lâchée avec désinvolture.
Les psy de magazine ou de télévision sont toujours plus ou moins de ce bois. Ce dont ils semblent soucieux avant tout, c’est de ne pas paraître « moraux ». Ils ne doivent jamais questionner le dogme de la modernité, jamais manifester une once de prudence ou de réserve par rapport à elle, mais s’en faire la caution et apprendre aux individus à s’y acclimater.
Comme un avocat n’est pas là pour soutenir la vérité mais pour faire gagner le mensonge de son client, le psy de magazine travaille à ce que celui qui le paie parvienne à vivre à l’aise avec ce qu’il est, ce qu’il fait, et dorme sur ses deux oreilles. Notre professionnel de l’enfance n’est en réalité pas là pour protéger l’enfant mais pour déculpabiliser le footballeur millionnaire ouvert aux joyeusetés de l’époque. Et c’est pour cela que le magazine l’appelle à la rescousse.
Ainsi, il arrive de lire, face à des réalités dont la nocivité psychologique semble évidente au premier venu, des professionnels de la psyché qui ne trouvent rien à redire. Eux qui pourtant ont expliqué des années qu’une anecdote bénigne de l’enfance pouvait avoir de graves répercussions et provoquer une vie de névrose, eux qui écouteraient avec compréhension Françoise Hardy leur expliquer qu’elle s’est longtemps sentie moche malgré son extrême beauté parce que sa grand-mère le lui avait dit petite… voilà qu’à présent ils ne semblent pas penser qu’être vendu par sa mère à une célébrité mondiale puisse avoir de conséquence notable sur l’organisme.