Je suis un nuage

On peut dire de certaines personnes qu’elles sont un « soleil », et tout le monde voit très bien ce que cela veut dire.

Dans ce même registre, je pourrais dire quant à moi que je suis un « nuage ». Mais je ne sais pas si l’on voit aussi bien ce que cela voudrait dire.

Le nuage brouille (il peut obstruer le soleil) et il est lui-même brouillé. Ses contours ne sont pas aussi délimités. En tel endroit il perd un peu de sa substance, en tel autre il en reconstitue. Dans son informité se dessinent des formes. A certains il paraîtra agréable et bienvenu, pour beaucoup il est intempestif. On le croirait immobile même si en réalité il se déplace ou plutôt évolue. Il paraît aussi haut que le soleil alors qu’il l’est moins. Il est du même coton que les autres et se croit singulier. Il est opaque. Quand il veut bien il se déchire, et laisse passer un peu plus de jour. Il offre lui-même de la lumière, mais indirecte, réfléchie. Oui, tiens, il semble réfléchir. Ou dormir.

Je suis un nuage, comme certains sont un soleil.

Être bon

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Longtemps, nous avons pensé qu’être « gentil » consistait à ne pas être méchant. Et ce n’est pas tout à fait faux : beaucoup de gens ne nous demandent pas davantage. Nous sommes « gentil », et plus souvent qu’on ne croit nous avons été choisi, apprécié, retenu, pour cela : parce que nous ne sommes pas contrariants, parce que l’on sent assez tôt chez nous que les choses nous sont à peu près égales une fois notre avis exprimé, que nous ne causerons pas d’ennui, que nous laisserons la couverture à ceux qui entendent y draper leur petite personne.

Beaucoup de gens ne demandent pas davantage : sur le papier ils veulent du caractère, du muscle, des étincelles, du personnage haut en couleurs, mais dans la réalité ils n’aiment rien mieux que quelqu’un qui les laisse dérouler leur petite idée jusqu’au bout, qui les écoute, qui sache lâcher l’affaire et céder à leur ego toute la place dont il a besoin pour se répandre.

Longtemps nous avons pensé qu’être « gentil » consistait à ne pas être méchant, mais être gentil n’est pas être bon : le cosmos exige davantage. Être bon requiert que nous apportions au monde quelque chose de consistant, comme à un dîner on apporte un petit quelque chose. Et il convient d’apporter ce petit quelque chose, aussi insignifiant ou minimal qu’il soit, sous la présentation la meilleure et la plus nette possible.

Être bon requiert de créer, et non seulement de créer mais de transmettre, de donner, communiquer, ne pas garder pour soi.

Être bon requiert de faire non seulement un métier, mais son métier. Celui pour lequel on a été doté.

Être bon, ce peut être aussi punir, sanctionner, lorsque cela protège. Être bon, ce peut être être dur.

Être bon ce peut être refuser à autrui ce qu’on ne se permet pas à soi.

Être bon, c’est être nourricier. Permettre aux autres de se sourcer et se ressourcer auprès de soi.

Être bon, c’est être insensible, laisser les moucherons paître et se repaître sur son dos. Cesser d’attendre de celui qui ne peut pas donner. Ne pas se laisser affecter par la méchanceté des autres, vivre avec eux et les autres, leur faire face en toute indépendance. 

Dédale

Dedale-2006

A ceux qui le lisent depuis longtemps, ce blog pourra sembler un dédale de galeries, creusées à partir d’un point différent chaque fois, mais se recoupant et débouchant sur les mêmes lubies, les mêmes considérations… On est déjà passé par là une fois nous semble-t-il, peut-être même deux. Mais on y était arrivé par une autre artère. Ce coin nous dit quelque chose, jurerait-on, et on s’en éloigne par un nouveau boyau, finissant lui aussi, tôt ou tard, par nous ramener au point où on en est.

Je serais satisfait si l’effet rendu pouvait être celui-ci, c’est au fond un peu ce que j’ai cherché à faire en tissant tous ces interliens. Un livre ne permet pas cela. Est-ce que cela peut constituer une œuvre ? Ou seulement une jolie façon de radoter ? Il faudra en tout cas songer à s’arrêter à temps avant que l’édifice ne s’effondre.

Jeu de dupe

On se rappelle sa jeunesse introvertie, et ces amours inabouties et même pas commencées : cette fille (peu importe laquelle et elle eut plusieurs incarnations) que l’on a regardée traverser les années collège au-dessus de la nuée, que l’on considérait de loin parce qu’on la rangeait dans la catégorie des anges sans pour autant renoncer à l’espoir qu’un jour elle s’aperçoive d’elle-même des signes flagrants que le Destin nous faisait avec les bras…

Ces filles n’auront jamais suspecté le bruit qu’elles faisaient dans notre tête ni la tristesse des nuits qu’elles nous firent passer. Et pour cause : les seuls efforts que nous ayons entrepris pour elles furent essentiellement de le leur dissimuler, de draper toute marque d’intérêt, de faire comme si, de ne surtout pas attirer leur soupçon… Nous avons remué ciel et terre, mais c’était pour que rien, absolument rien ne soit remarqué, ce qui eut été pour nous (on ne sait plus trop pourquoi à présent qu’on y songe) un désastre !

C’est en fin de compte une aptitude qui nous caractérise au-delà du “premier émoi amoureux”. Nous avons, bien sûr, grandi depuis et laissé ces choses derrière nous. Nous nous sommes mis à l’aise avec cela et la vie ne peut plus présenter de situations qui nous fasse rosir ou nous retrancher en nous. Mais il persiste cette volupté à évoluer caché, dans le domaine de la vie en général. Nous aurons fait bien plus, dans la vie, pour préserver le secret de notre personne que pour le révéler. Nous aurons œuvré à laisser les autres nous deviner, socialement, intellectuellement, bien plus qu’à leur mettre nos talents sous le nez. Nous aurons été surpris de n’être pas plus souvent trouvé, alors que nous n’avons rien facilité. “Qui se tait, veillant sur sa bouche, garde sa vie et son repos. Bruyant pivert trahit son nid”.

Je ne suis pas coach personnel mais enfin il me semble que c’est une mauvaise stratégie de vie.

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Bouvard et Pécuchet

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Bouvard et Pécuchet est, littéralement, le récit des tribulations de deux cons, et de la plus belle espèce : le con instruit. Mieux que ça, c’est l’épopée de cette sorte de bêtise bien particulière : celle de l’homme pétri de positivisme et drapé de la certitude que le présent et sa technique met tous les mystères à sa portée.

Médiocres citadins, Bouvard et Pécuchet surgissent au début du livre, débarqués de nulle part, comme deux atomes issus du néant, s’attirent et s’entendent aussitôt par une sorte de hasard magique. Ils sont deux mais pourraient parfaitement n’être qu’un tant ils sont jumeaux, siamois dans la connerie, sans trait de personnalité ou d’indépendance qui les distingue l’un de l’autre. Leur duo n’a de nécessité que mécanique, centrifuge, l’un l’autre s’entraînant comme deux tourneurs se tenant par les mains, à travers les sciences de leur temps.

Très rapidement, ils échafaudent le plan de quitter la ville pour la campagne et de partir vivre dans une ferme. Là, ils s’essaient à tenir une exploitation en parfaits dilettantes, à cultiver, avec l’optimisme de celui qui pense que tout s’apprend dans les livres, que tout s’obtient pourvu qu’on s’équipe du bon matériel. Evidemment c’est l’échec, on leur avait bien dit mais ils n’ont rien écouté. Ils se lassent, abandonnent et passent à une autre lubie avec un entrain intact. Ainsi voyagent-ils de l’agriculture à l’horticulture, de la para-médecine à l’archéologie, de la chimie à l’astronomie, puis au spiritisme, à la tragédie, à la philosophie, à la religion… Tout finit dans l’eau, sous les yeux circonspects de leurs domestiques ou du village. Jamais ils ne se découragent, toujours ils renouvellent leur disposition à triompher d’un champ de la connaissance humaine.

On retrouve Bouvard et Pécuchet dans ces gens d’aujourd’hui qui se félicitent de leur matérialisme, de leur progressisme, de leur républicanisme, certains qu’il les protège de l’ignorance ; qui croient détenir un sens infaillible de la Raison puisqu’ils savent ingurgiter la science vulgarisée de leur temps, dont ils épousent automatiquement les conclusions comme si elles étaient l’évidence et qu’ils devaient y arriver de toute façon ; qui s’attendrissent des superstitions de leurs aïeux, quand ils y songent, sans réaliser que leurs savoirs actuels sont leurs superstitions à eux.

L’Ami qui vous veut du bien

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Il y a le bien connu « ami noir » : celui qu’une personne accusée de racisme invoque pour se disculper. L’ami noir se décline en ami arabe ou en ami homosexuel selon les circonstances. A noter : l’alibi de l’ami noir, bien qu’imparable du point de vue du sens, est néanmoins disqualifié d’office, écarté d’un revers de manche sans autre forme de procès. Personne n’ira vérifier s’il existe ou si c’était du bluff : le fait d’avoir usé de l’argument suffit à confirmer, s’il en était besoin, le racisme congénital du suspect.

A côté de « l’ami noir », posons à présent le concept de l’Ami du Noir. L’Ami du Noir, c’est ce Blanc qui lui non plus, ne compte pas nécessairement de Noir dans son entourage, mais qui est toujours extrêmement sensible à ce que ce Noir se sente bien. Il anticipe tout ce qui, dans les discussions, dans l’espace public, pourrait ne pas convenir à une personne de couleur si d’aventure il en entrait une. Si, à l’Antillais de la soirée, quelqu’un demande dans le vif d’une discussion quelles sont ses origines, l’Ami du Noir intervient, offusqué : « il est Français voyons ! Pourquoi tu lui poses la question ? ». Son acuité raciale étant très développée, l’Ami du Noir conçoit mieux que l’intéressé lui-même la douleur d’une telle question, qu’il imagine bien plus intense que celle d’un Toulousain à qui l’on demanderait d’où vient son accent.

Comme pour l’ami noir, l’Ami du Noir se décline en « Ami du Gay », « Ami de la Femme », ou ami de tout ce qui, en réalité, peut justifier du titre de minorité ou victime homologuée. Si, à la même soirée, notre Ami entend deux amis se traiter « d’enculé » en riant grassement, il intervient à nouveau, les priant de choisir un autre juron, qui ne stigmatise aucune pratique sexuelle si possible. Il ne fait pas cela par égard pour l’éventuel homo qui pourrait entendre mais pour lui-même, dont les oreilles polies par plusieurs siècles de Progrès, ne souffrent plus de telles offenses. Seul, avec ses petits bras, notre Ami s’est mis en tête de changer la langue en quelque chose de plus gay friendly.

Notre Ami, il faut le dire, est difficilement attaquable. Il présente les atours de l’homme courtois, réfléchi. Il a pour lui l’argumentation, la volonté de faire avancer les choses. Il revendique la réflexion critique, la remise en cause des schémas de pensée, le réexamen… Il est prudent vis-à-vis des jugements hâtifs. Pas d’amalgame. Pic et pic et colegram. Pourtant, il perd toute sagesse dès lors qu’on aborde l’un des sujets qu’il affectionne (racisme, homophobie, sexisme) : là, plus de circonspection, toute mesure deviendrait terriblement malvenue. Il convient au contraire d’en faire un max, de ne pas objecter, tempérer, relativiser les propos de la victime homologuée, ni de chercher à calmer le jeu. Voilà un domaine, précisément, où l’on ne saurait en faire trop. Haro sur le baudet !

Qu’un animateur vedette commette un canular téléphonique sur personne homosexuelle, c’est jour de deuil national. Ce que l’on reproche : non pas que la télévision rie avec la détresse sentimentale de quiconque à heure de grande écoute, mais que ce quidam soit homosexuel. Infraction constituée. Souffrance décuplée, sans rapport avec celle qu’un puceau lambda mais hétéro aurait pu ressentir en pareille situation. Qu’un jeune de banlieue déclare avoir été maltraité par la police, et il ne faut pas chercher à en savoir plus ni à trier le vrai du faux : les faits sont devant vos yeux, noir sur blanc ! Il faut condamner et accorder tout le bénéfice du doute à qui de droit. Qu’un jeune tennisman enlace de façon certes lourde la journaliste qui l’interviewe dans un moment de liesse à la sortie de Roland Garros, et l’on peut commencer à parler de viol, au moins symbolique. Il faudrait être un salaud pour introduire des différenciations, pour s’embarrasser de nuances. De fil en aiguille, on en arrive à ces situations d’hystérie collective où, à la première accusation, Hollywood fait retirer de la bobine l’acteur à l’affiche : gommage numérique, scènes retournées en hâte avec un acteur de substitution, retouche des affiches… tout pour que le film sorte malgré tout, mais sans porc.

Comme le notait justement ce court article, ces séquences sont de véritables « minutes de la haine » telles que décrites dans le roman 1984, orchestrées dans les médias, les rues, les réseaux sociaux… Notre Ami est difficilement attaquable, mais c’est pourtant par lui que s’effiloche notre démocratie. A défendre l’Autre plus farouchement que cet Autre ne se défend lui-même, il en vient à défendre tout ce qui n’est pas lui. A défendre la Minorité par principe systématique et absolu, à rendre incontestable toute prérogative du 1 %, il sape la Majorité c’est-à-dire qu’il corrompt le principe démocratique. Dans ces « minutes de la Haine » de plus en plus régulières, notre Ami s’en donne à cœur joie. Plus l’objet de son scandale est anecdotique, plus il se fait virulent : il s’attaque au « manspreading » – le fait que les hommes ne serrent pas assez les cuisses dans le métro – avec plus de hargne que Rosa Parks n’en employa jamais pour que les Noirs aient le droit de s’asseoir dans le bus.

Le caractère hystérique de ces crises, la dimension sacrée que revêt la minorité victimaire aux yeux de notre Ami, nous ramènent vers la théorie girardienne. Crise mimétique, résolue par l’expulsion d’un coupable unanimement désigné. Ces luttes « progressistes » qui s’incarnent sous la forme de scandales et de lynchages symboliques peuvent en effet être vues comme la recherche désespérée de « nouvelles ressources sacrificielles » par l’homme occidental. Toujours plus conscient du mécanisme de sacrifice expiatoire, il doit désormais rechercher ces ressources en lui-même, et se donner le moins possible l’impression qu’il sacrifie quelqu’un. Pour jouir de nouveau de son massacre, il doit en enfouir le caractère coupable. Et quoi de mieux, pour cela, que de se parer de la cause de la victime expiatoire, de lapider au nom de la Minorité opprimée ? Quoi de mieux que de désigner l’archétype majoritaire, sous l’appelation désormais convenue de « mâle hétéro blanc cis genre » (avec une rondelle de citron s’il vous plaît) ? Ultime dissimulation. Pour pouvoir sacrifier un Autre sans avoir à se sentir sale, la Communauté épouse la cause de la Victime et persécute en son nom la Communauté.

Penser par adversité

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Penser contre soi-même, dit le philosophe. Oui, certes. S’il n’y avait pas déjà le reste du monde pour s’y employer. Penser contre soi, être sans ménage pour ses certitudes : très bien. La gymnastique me semble tout de même relever de la coquetterie pour intellectuel de plateau : il est gratifiant de s’imaginer que l’on pense contre soi, et le dire permet d’habiller sa fatuité des atours de la modestie.

Penser contre soi-même, oui, mais tandis que l’honnête homme y songe, humble, réfléchi, pensant contre lui-même et se faisant intransigeant, tout autour ce sont les champions de l’auto-affirmation qui triomphent et obtiennent gain de cause : le Rappeur, la Féministe, la Minorité victimaire, la Traînée de télé-réalité, tous se caractérisant au contraire par une prodigieuse indulgence envers eux-mêmes.

Penser contre soi-même, oui : par temps calme et quand la météo permet à la pensée de s’exercer librement. Mais lorsque les vents contraires font déjà ployer vos voiles, lorsque les propagandes adverses hurlent en bourrasques, il n’y a peut-être rien d’autre à faire que de penser bêtement dans son propre sens, penser contre les autres, pour contrebalancer.

Ce principe d’adversité n’est-il pas, au fond, la seule chose qui en toute circonstance, ait mené notre pensée ? S’il a pu nous plaire, nous aussi, de croire que nous pensions contre nous-mêmes, n’est-il pas plus juste de reconnaître que nous pensons bien plus régulièrement et bien plus férocement contre le monde, contre les autres, contre tous les autres, et que c’est cela qui nous a fait avancer ? Il est peut-être même possible, après tout, que par un assez bête esprit de contradiction, nous ayons toujours pensé ceci sur tel sujet parce que nous percevions que le reste du monde pensait cela. Il est possible que, si le monde se mettait à penser autrement, nous changerions de perspective nous aussi, pour penser du côté où le monde ne penche pas.

Nous avons le goût des polémistes, de la controverse. Nous avons le goût du blasphème envers l’idée commune. Et alors ? Nietzsche écrivait qu’une philosophie, une opinion, sont moins le fruit d’un raisonnement pur que la résultante d’une vie, d’une biographie, celle de l’auteur, expliquant à elle seule qu’il opte pour telle ou telle idée. Peut-être faut-il aller encore plus loin et assumer que nos convictions soient encore moins consistantes que cela : qu’elles ne soient pas le fruit d’une biographie, d’un parcours, mais d’une simple humeur, un tempérament de naissance qui nous porte vers tels auteurs, tels livres, telles idées plus aimables à notre nature.

En dépit de la capacité de jugement dont nous nous croyons dotés, et que nous croyons très affûtée, il est possible que nous choisissions nos opinions par affinité, et qu’il ne tienne pas à notre raison d’aboutir à des idées optimistes ou pessimistes, libérales ou socialistes, légères ou profondes… mais seulement à une prédisposition de caractère. Le reste, les justifications, les raisonnements, viennent s’ajouter après coup. Il est évident que l’on apprécie certains penseurs, peu importe la véracité de leur raisonnement, parce qu’une filiation d’humeur existe entre nous, tandis qu’on néglige d’en fréquenter d’autres, bien qu’ils puissent avoir raison, parce qu’ils n’inspirent pas notre tempérament.

Ainsi, n’y a-t-il pas de « grandes familles de pensée », mais des grandes familles d’humeur : certaines personnes par exemple sont d’humeur majoritaire, elles aiment se trouver du côté du nombre et en conséquence, naviguent instinctivement vers le sens convenu et les idées dominantes (demain si les équilibres se modifient, si les majorités changent, elles changeront d’idées pour continuer à se sentir à l’aise). A l’autre bout, les personnes qui adoptent les idées bancales, boiteuses ou minoritaires ne le font pas parce qu’ils seraient plus malins, mais parce qu’ils ont simplement dans le sang le goût pour la position marginale. Ce qu’ils veulent, c’est penser du côté où le monde ne penche pas.

Les soirées

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Dans La possibilité d’une île, Houellebecq décrit terriblement et admirablement l’une de ces soirées d’appartement où la fête se déroule autour de vous (et sans vous) : ce petit monde noyé sous la musique, qui fait semblant de s’amuser, de se « lâcher », et vous qui circulez parmi eux un gobelet à la main, détaché et extérieur, en attendant l’heure où il sera décent de signaler que l’on s’en va.

A partir d’un certain âge, en réalité, toutes les fêtes sont de cet ordre-là. Il n’y a guère que les toutes premières, celles de la sortie de l’adolescence où l’on découvre l’effet de l’ivresse, qui soient authentiquement festives, gaies, jubilatoires, primitives. Encore que dès cette époque, leur sens rituel et exutoire échappe déjà à un certain nombre d’individus. Puis très rapidement, les soirées se muent en ces faux moments où sous l’apparence de l’éclate, du n’importe quoi, tout est en réalité bien maîtrisé. Le jeu social s’y poursuit, intégrant simplement la circonstance de la situation. La maîtresse de maison est là pour que l’on sache qu’elle sait faire de grosses fêtes, elle vous demande des nouvelles pour que vous sachiez qu’elle demande de vos nouvelles. Untel joue sa réputation en diffusant la playlist « aux petits oignons » qu’il nous a préparée. Chacun se regarde faire et regarde les autres. Le danseur imbibé sait parfaitement ce qu’il fait et pour quoi il le fait, sans parler de la demoiselle qui ondule face à lui. Rien de ce qui se fait, de ce qui se dit, n’a pour but d’être sacrifié et oublié dans la folie de la nuit.

Très rapidement, les fêtes deviennent adultes. Chacun est là pour y poursuivre son intérêt, chacun dose son niveau de fantaisie au niveau précis où il juge bon d’en faire étalage (cela consiste souvent à porter des lunettes de soleil loufoques sur la piste de danse, ou tout autre accessoire « complètement dingue »). Comme le constate le personnage du jeune Belmondo dans Un singe en hiver, extrêmement rares sont les personnes que vous aurez croisé dans ces fêtes, qui savent être réellement et dionysiaquement ivres.

Houellebecq encore, dans un autre de ses livres, écrit : « Le primitif a un sens de la fête très développé. Une bonne flambée de plantes hallucinogènes, trois tambourins et le tour est joué : un rien l’amuse. À l’opposé, l’Occidental moyen n’aboutit à une extase insuffisante qu’à l’issue de raves interminables dont il ressort sourd et drogué : il n’a pas du tout le sens de la fête. Profondément conscient de lui-même, radicalement étranger aux autres, il est bien incapable d’accéder à une quelconque exaltation. Cependant, il s’obstine. La perte de sa condition animale l’attriste, il en conçoit honte et dépit : il aimerait être un fêtard, ou du moins passer pour tel. En réalité, il suffit d’avoir prévu de s’amuser pour être certain de s’emmerder. L’idéal serait donc de renoncer totalement aux fêtes. Malheureusement, le fêtard est un personnage si respecté que cette renonciation entraîne une dégradation forte de l’image sociale ».

Le degré paroxystique de ce type de fêtes surjouées, celui où l’effet « soirée Houellebecq » est le plus fortement ressenti, c’est évidemment la soirée en boîte. Je pense qu’il existe au Paradis une place spécialement réservée à ceux qui, sujets à cet effet, ont malgré tout enduré toutes leurs années de jeunesse la contrainte sociale et la pression des amis pour « aller en boite ». Si de jeunes lecteurs me lisent, c’est l’occasion de leur apporter le réconfort de cette information : cela ne dure pas toute la vie, et l’on finit par atteindre un âge où l’obligation festive diminue, voire même où l’on n’a plus du tout à s’infliger ce type de soirées.

Accord parfait

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Les idées que nous croyons avoir développées ont bien souvent été empruntées sans qu’on s’en aperçoive. Nous les avons emmagasinées, elles sont resté plantées des mois ou des années avant de germer, Dieu sait ce qu’elles ont attendu et avec quelles autres inspirations elles se sont mélangées, avant de resurgir à notre conscience. C’est ainsi que je trouve très précisément l’idée qui était la mienne sur le scandale qui ne doit pas scandaliser en rouvrant un livre lu il y a quelques années (Désaccord parfait, de Philippe Muray) :

« L’univers contemporain n’a cessé de récupérer tout ce qui ne demandait qu’à le honnir. (…) La récupération devenue la mesure de tout est aussi la seule activité spécialisée en accroissement perpétuel. Il est vain de se rêver plus « révolutionnaire » qu’une époque dont les maîtres ne se nourrissent que de ce qui « change », et qui y trouvent leur survie permanente ainsi que l’apparence de leur notoriété. Grâce à eux, la « révolution » ne sera plus jamais une critique de ce qui est, mais un éloge du monde tel qu’ils le possèdent et tel qu’ils s’y étalent. (…) A Cordicopolis, il n’y a plus rien à dépasser dans la mesure où les pouvoirs y sont aux mains de la mafia des Dépasseurs. De ce dépassement, ils nous montrent la parade foraine indéfiniment multipliée, et cette multiplication se veut la preuve euphorique qu’il n’y a pas d’autre vie à désirer. Toutes les bêtes à Bon Dieu du dérangeant, du subversif, de l’anticonsensuel et du politiquement incorrect sont aux postes de commande pour imposer la Culture comme consensus anticonsensuel, le dérangement comme routine artistique, la subversion sous subventions et la provocation en paquet-cadeau dans lequel toutes les bonnes causes médiatiques sont présentées comme des conquêtes radieuses mais aussi dangereuses de l’esprit. A chaque heure du jour et de la nuit, les plus prosternés des employés de la machine cordicolienne font, de leur élocution vitrifiée, l’apologie de la marginalité. Fonctionnaires de la récupération, rentiers de l’indignation démagogue, pamphlétaires salariés, imprécateurs dans le sens du vent, flagelateurs homologués (…) : ces forces d’occupation du centre adorent la marge comme leur miroir sans tain ; et ne cessent d’offrir à l’admiration du public des panégyriques de la marge (…). Occupant le centre, ils tiennent à faire croire que l’insubordination y réside aussi. Sous cette couverture « frondeuse », ils peuvent continuer tranquillement leurs exactions mafieuses. »

L’analyse est limpide. Il est en effet aisé de voir qu’une radio publique sans son chroniqueur irrévérencieux est devenue impensable, tout comme un homme politique qui ne se prétendrait pas fan de sa marionnette satyrique télévisuelle. La récupération de la subversion fonctionne comme une soupape, un stabilisateur du pouvoir.

Ma méfiance vis-à-vis de ce qui s’avance comme subversif et dérangeant remonte pourtant bien avant cette lecture. Je me rappelle précisément la seconde où l’intuition s’est enclenchée : je venais de lire dans un programme télé une interview d’Ophélie Winter, alors en promo pour un film avec Bernard Tapie. Elle s’était entendue à merveille avec Tapie, expliquait-elle, car « lui et moi, on est pareil : on dérange » !

C’est finalement cette simple phrase qui m’a sensibilisé, plus efficacement que n’importe quel essai socio-politique. Que la chose qui dérange le moins au monde se ressente dérangeante et dise qu’elle dérange, voilà qui m’a éduqué et mis une puce à l’oreille qui ne m’a plus jamais quitté ! Merci Ophélie.