Ce matin, sur le chemin de l’école où j’emmène mes enfants, je ne salue pas du hochement de tête habituel le père d’un petit garçon de la classe de mon fils, avec qui nous partageons parfois le trottoir. Je ne le salue pas. Il est mort vendredi au Bataclan.
Mort au Bataclan. Mort pour la Syrie. Mort par la France. Je ne le connaissais pas, il était simplement devant ou derrière moi, sur le chemin du matin. Quand c’était devant, c’est que j’étais en retard. Quand c’était derrière, c’est que c’était lui. C’était mon ghost en quelque sorte, comme cette silhouette après laquelle on court, dans certains jeux vidéo où l’on joue contre la montre de sa précédente performance.
Il est mort pour la Syrie, puisque « nous sommes en guerre ». J’avoue, je ne l’avais pas plus réalisé que lui jusqu’ici. Nous sommes en guerre depuis hier. Hier seulement. Parce qu’une tête tranchée accrochée à un grillage en Isère, ce n’était pas encore une déclaration. Parce que des voitures lancées dans les foules de Noël au cri d’Allah Akbar, c’était l’acte malheureux de déséquilibrés. Parce qu’un type armé jusqu’aux dents dans un Thalys, c’était une crainte, certes : la crainte que cela fasse le jeu du Front National…
Mais cette fois ça y est : c’est la guerre. Ce qui est attaqué, ce n’est pas « la République », ce ne sont pas nos « modes de vie », c’est toi, ton voisin, ton pote, ton parent, ton adolescente. Ce sont des hommes et des femmes qui n’ont eu pour seule caractéristique que de se trouver amassés. Ball trap.
#PrayforParis ? You’d better #PrayforYourself. Tu n’as plus le luxe de refuser quelque prière que ce soit, comme le fait Joann Sfar, prétextant qu’on a assez de religion comme ça.
Cette fois c’est la guerre. Monsieur Valls me dit que je dois m’habituer à vivre avec. « C’est une situation exceptionnelle amenée à durer ». Mieux vaut s’acculturer. L’état d’urgence est déclaré. On craint une atteinte aux libertés individuelles. Mais on ne dit pas si la liberté des islamo-fichés sera atteinte, elle. La guerre ? Redites-moi un peu comment ça se passe. Je n’ai pas fait le service militaire. On m’avait dit que la conscription c’était fini. Le pacte républicain, c’est quoi au juste : je paye l’impôt, tu me protèges ? Y’a un moment où je dois donner mon sang ?
Sur France Inter, Thomas Legrand dit que oui. C’est mon devoir de retourner au front. En terrasse. Le verre à la main. Tenir bon. Ne pas espérer de renforts sécuritaires. La relève arrivera samedi soir prochain. Ami, si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place. Demain du sang noir sèchera au grand soleil sur les routes. Chantez, compagnons, dans la nuit la liberté vous écoute.
http://www.franceinter.fr/player/export-reecouter?content=1189663
Le plus flippant, c’est sans doute cela : pas les assaillants ni l’attaque elle-même, mais les réactions qui s’ensuivent. Celles des médias. Celles de vos amis sur les réseaux sociaux. Tout le monde dit et fait n’importe quoi. Chacun y va de son indécence. Vous le premier. Sinon le deuxième.
« N’ayons pas peur car rien de bon ne peut sortir de la peur ». Parce qu’évidemment, il faudrait que quelque chose de « bon » sorte d’un truc comme ça. Pas que du sang, pas que de la cervelle. Mais un nouveau logo. De nouveaux slogans. De chouettes dessins de presse. Un joli graffiti sur l’unité nationale. On les tweeterait. On serait repris par le New York Times ! PrayforParis. C’est si glamour. Tous unis. Même pas peur. Baume au cœur. Chloroforme. Se rendormir, vite ! Montrer qu’on continue à vivre comme avant. Montrer qu’on n’a absolument rien compris.
Pour ma part, pas de bougie. J’y vois suffisamment clair. Pour ma part, pas de drapeau bleu-blanc-rouge sur la face. Il est trop plein de vos crachats. Pas de concours de mots, de réconfort poétique, de dessins touchants, d’élans amicaux et humanistes. Pas de revival de l’esprit du 11 janvier. Parce que son souffle court ne mène pas plus loin que le Vendredi 13.
Apôtre de l’Apocalypse, il se trouve que René Girard est décédé au début de ce mois. Sensation que sa pensée pouvait être une clé. Qu’il explique mieux que jamais notre soif panique de différence et d’égalité par la violence. Sensation que le monde pourrait guérir à l’instant même où le dernier des hommes se mettait à le comprendre.