« Dormir sur la banquette arrière »

Baudouin de Bodinat dans Au fond de la couche gazeuse :

« Compulsant les pages Science & Progrès, à retrouver les annonces disséminées d’un proche futur robotique dont les voix de l’expansion nous vantent l’inéluctabilité très attrayante ; très occupée à nous prendre en charge, à nous faire une vie comme avant elle se réservait à la haute classe : les voitures s’y conduisent toutes seules en connaissant le chemin, se garant elles-mêmes à l’arrivée dans Smart City, dans une magie quotidienne d’objets connectés à entremêler pour nous leurs sollicitudes ; où il suffit de parler aux appareils domestiques pour qu’ils obéissent à travailler (…), et c’est l’écran plasma qui importe une série nouvelle qui nous plaira sûrement ; où le logement sera comme une entité murmurante attentive à notre confort et le dressing fait des suggestions le matin d’après la météo, la balance s’adresse à l’optiphone afin qu’il vous coache en cuisine minceur en accord avec le logiciel de suivi médical inclus dans la police d’assurance, etc., et dehors c’est le robot serveur qui vous identifie dans le cloud et connaît alors vos penchants et peut conseiller le vin ; où un discret wearable contrôle les pulsations et la glycémie, calcule les calories brûlées et peut appeler en cas de malaise, etc. Tous ces enfantillages dont on se vexerait qu’on nous en suppose ravis si nous avions encore notre tête. Mais plus sérieusement où (…) ce sont déjà des algorithmes gérant les fonds spéculatifs sans s’occuper des conséquences pour nous ; et de gentils automates « dotés d’éléments de conscience » pour donner de l’empathie aux âgés et veillant qu’ils prennent leurs gélules, et c’est un logiciel comportementaliste analysant vos tensions faciales devant l’écran pour poser les bonnes questions sans jugement moral, (…) mais plus généralement où ce sera nous dit-on des robots intelligents et infatigables à endosser les tâches pénibles à notre place, le répétitif, le peu créatif, à piloter les processus simples ou complexes et s’occuper des réassorts pendant qu’on aura mieux à faire. Tout à fait comme des adultes s’activent et règlent les problèmes durant que les enfants sont plongés dans leurs jeux tactiles ou dorment sur la banquette arrière. »

Robophobes

peur des robots

Je n’ai jamais rencontré dans mon entourage ni entendu parler de personnes qui seraient sujettes à une peur panique des robots. Pourtant, les documentaires sur les avancées de la robotique m’assurent que ces personnes existent, ou qu’elles existeront. Et que l’un des défis dans ce domaine sera d’éduquer ces « phobes » afin qu’ils maîtrisent leurs angoisses.

Le discours, bien qu’encore un peu bancal, est déjà énoncé : tout d’abord on insiste sur l’absurdité d’une telle phobie – un robot n’est qu’une machine, il n’y a pas lieu d’en avoir peur plus que d’un robot Moulinex ; puis l’instant d’après on affirme au contraire qu’au fur et à mesure qu’ils auront gagné en intelligence, ces robots seront plus que de simples machines, et que nous serons tenus d’apprendre à vivre avec eux, de les respecter en tant qu’êtres, de leur accorder de la considération…

En quoi les robots seront-ils autre chose que des machines, ce n’est pas toujours clairement expliqué. Dans l’un des documentaires, un journaliste s’entretient par exemple avec une intelligence artificielle capable de soutenir une conversation complexe, intégrée dans un buste à l’apparence humaine. Lorsque, fasciné par l’automate, le journaliste demande à l’ingénieur s’il peut le toucher, celui-ci lui répond d’une voix réfléchie : « demandez-vous simplement si vous feriez cela si votre interlocuteur était une personne ».

Tripoteriez-vous votre télécommande si elle était une personne ? Sans doute pas. Cependant je ne vois pas en quoi il serait inconvenant de toucher ce buste automate, aussi intelligent soit-il, à moins d’être tombé à pieds joints dans l’illusion – volontairement créée bien qu’encore grossière – de son apparence. Celui qui ferait un guili-guili sous ce menton robotique ne blesserait aucune dignité sinon la sienne, montrant qu’il s’est pris à un jeu de séduction avec ce qui n’est qu’un leurre.

On apprend dans le même temps que le malaise ressenti vis-à-vis d’un robot serait d’autant plus prononcé que la ressemblance avec l’humain va loin. Plus le robot ressemble, plus celui qui le regarde focalise sur les « anomalies », le petit détail qui cloche et rend cet humanoïde « bizarre ». Croyez-vous qu’on en déduise, pour éviter ce malaise, qu’il est préférable d’entretenir une distinction physique et que les robots continuent à avoir un look de robots ? Non. La conclusion des chercheurs est au contraire de pousser toujours plus loin la ressemblance jusqu’à ce que la confusion soit parfaite et que la gêne s’estompe.

robot ressemblancePas encore gagné

Arriver à ce que les robots soient similaires en tous points à un être humain est donc la direction choisie par les entreprises de robotique – la similarité visée portant moins sur l’apparence que sur le statut et la considération à accorder aux futures machines. Si la bataille de la ressemblance, du point de vue du lobby robotique, a peu d’intérêt en soi (les robots humanoïdes resteront en réalité anecdotiques par rapport à l’ensemble des robots produits, dont l’ergonomie n’a pas de raison de calquer la forme humaine), elle est un atout majeur pour la rhétorique de l’égalité de considération entre hommes et machines ; un objectif qu’on imagine profitable à la diffusion rapide et générale de ces produits dans la vie des gens.

Vous ne voudriez tout de même pas être robophobe, n’est-ce pas ? Quoi de mieux qu’un « phobe » pour triompher sans conteste ? Un « phobe », et toute argumentation raisonnée est tuée dans l’œuf, aussi pondérée soit-elle. Nous sommes condamnés à nous mettre à égalité avec la machine… ou à en « avoir peur ». Celui qui ne voudra pas concéder qu’une machine évoluée soit rigoureusement équivalente à un humain sera quelqu’un qui a peur. Tout comme celui qui ne prend pas plaisir à discuter dans un smartphone est aujourd’hui « technophobe », la personne qui jugera débilitant d’accorder de l’affection à une machine « smart », de répondre à ses sourires ou ses sollicitations… sera robophobe. Celui qui prendra mal l’automatisation de son boulot sera robophobe. Celui qui s’agacera des remarques d’un robot-coach à qui il n’a rien demandé, ou qui ne se soumettra pas d’assez bon cœur à la présence et au contrôle d’un robot sera suspecté de couver lui aussi un inquiétant début de robophobie… « Lui auriez-vous parlé de cette façon s’il était une personne ? »

I had a dream : un jour, les fabricants de chips saveur barbecue pourraient déclarer « phobes » les personnes qui s’obstinent à ne pas vouloir y goûter.

She’s watching you

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Petit, sur la télé allumée, il m’arrivait de soupçonner que la présentatrice du JT me regarde effectivement et voie dans mon salon comme je pouvais voir dans le sien. Je me mettais alors à la dévisager pour déceler un coup d’œil particulièrement flagrant ou un malaise qui l’aurait trahie. Aussitôt elle semblait le ressentir et s’efforçait de prendre une pose neutre pour éloigner ma suspicion, ce qui ne faisait que la renforcer !

Aujourd’hui, cette amusante paranoïa peut reprendre par la grâce de la technologie. Nous avons laissé entrer dans nos chaumières une multitude d’yeux électroniques, de lentilles, de micros, qu’ils soient ceux de nos smartphones, de nos webcams, de nos téléviseurs connectés… Nous pensons pouvoir les contrôler, mais rien ne nous dit qu’ils s’éteignent quand on leur demande. Nous sommes en réalité incapables de savoir si et quand ils nous regardent.

Tout récemment, le Premier ministre néo-zélandais a confié qu’il se gardait de tenir des réunions sérieuses en présence de smartphones « car ils peuvent servir de dispositif d’écoute, qu’ils soient allumés ou éteints ». Récemment également, certains programmeurs ont découvert que le navigateur Google Chrome, au moment de proposer la reconnaissance vocale, activait automatiquement un code autorisant la capture audio par le micro de l’ordinateur. « Cela signifie que votre ordinateur se fait alors furtivement configurer pour envoyer ce qui est dit dans la pièce à une compagnie privée d’un autre pays, sans consentement ni connaissance de cette transcription déclenchée par une configuration inconnue et non détectable ».

hal ecoute

Le fait est que tous ces petits engins ont une commande électronique, non pas mécanique. Nous n’avons pas d’autre moyen de savoir s’ils sont éteints que de croire sur parole ce que nous dit leur petite diode. Là où nous voyons un smartphone éteint, il n’y a qu’un smartphone à l’écran noir. Là où nous voyons une batterie épuisée, il n’y a qu’un voyant orange indiquant « 0 % ». Et si vous levez maintenant les yeux de quelques centimètres sur le bord de votre écran, vous vous trouverez sans doute nez-à-nez avec un œil de caméra dont vous aviez oublié la présence…

Le livre est sorti !

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Restriction durable et autres scènes de la vie future, ce sont 18 histoires entrecroisées sur l’évolution de la société, des coutumes, des technologies… 108 pages dont plusieurs inédites qui vous feront aimer l’avenir mais pas trop.

« Notre époque ne se projette plus dans le futur mais dans un présent utopique où tout s’expérimente, où tout est à repenser. Le rasoir trois-lames se réinvente tout comme le rapport hommes-femmes ou l’enseignement de la grammaire. Pas de domaine qui reste inexploré. Tout est poussé à son maximum de nouveauté. L’évolution des mentalités se charge de justifier le tout et d’en faire adopter les usages. »

Vous pouvez dès à présent commander le livre en cliquant sur ce bouton : Support independent publishing: Buy this book on Lulu.

Un grand merci à Patrick Baud, auteur du blog/youtube Axolot, qui signe la préface du livre. Ainsi qu’à Cécile, qui signe l’illustration, Domitille qui a réalisé la maquette de couverture, aux multiples relecteurs… et à vous qui me suivez depuis toutes ces années.

Mémoire numérique

chambre poilu

Ne pensez-vous jamais à toutes ces boîtes e-mail ou comptes Facebook ou même blogs de gens qui sont morts entre temps ? Identités numériques laissées vacantes et dont personne n’a la clé ?

Peut-être continuent-elles à recevoir des messages, des spams, peut-être certaines continuent à envoyer éternellement des messages automatiques d’absence ? « Je suis en congés du tant au tant. Je vous répondrai dès mon retour » !

Fausse interrogation, car ces comptes sont automatiquement détruits après un certain temps d’inactivité. Mais c’est peut-être justement là le problème. La « mémoire » de l’ère informatique se gargarise de ses milliers d’octets et de téraoctets, mais cette mémoire est en réalité la plus fragile de toutes. L’amnésie qui la menace est quasiment certaine. Je m’en rends compte alors que le disque dur où je sauvegardais régulièrement mes données « par sécurité » a décidé de s’effacer. Sans besoin d’avoir été brisé ou dégradé, le disque a simplement décidé de devenir vide. Des heures de travail et 10 années de photos personnelles et familiales évaporées, comme après un incendie.

Auparavant, une personne mourrait et laissait après elle quantité d’archives, de documents, de courriers, de photos… dans de vieux tiroirs ou dans un carton pourri. Ces traces avaient de la valeur pour les descendants qui s’y intéressaient, mais aussi pour les historiens, qui connaissent toute la richesse de cette matière anonyme du quotidien lorsqu’il s’agit de prendre la température d’une époque.

Demain, tout cela sera perdu dans les limbes de boites e-mail autodétruites ou oubliées, évaporé avec le disque dur ou le plantage du PC… Tout ce qui n’a pas été rendu public du vivant de son « auteur » sera inaccessible à jamais. Finies les correspondances ou les photos témoins de vie. L’individu numérique laissera, en mourant, l’endroit aussi propre qu’il l’a trouvé en arrivant. Tout au plus aura-t-il la chance, en guise de testament, de laisser de lui une vidéo compromettante qu’il n’aura pas réussi à faire effacer de YouTube.

Vous êtes filmés

restricouv

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Agressée il y a quelques temps devant chez elle, une amie a dû se rendre au commissariat pour visionner des images de vidéosurveillance et identifier l’agresseur. Elle réalise alors qu’en combinant les images de la RATP, de la ville, des agences de banque, des immeubles… c’est presque la totalité de son trajet entre sa station de métro et son domicile qui est filmé quotidiennement.

Security cameras mounting on the high top position

Il pourrait être frappant, à plus grande échelle, de réaliser que les moments de la journée où l’on n’est pas enregistré sur bande vidéo sont assez rares. On pourrait imaginer pour cela de réaliser un travail collaboratif, à la manière des communautés d’automobilistes qui signalent l’emplacement des radars. Chacun placerait sur une carte géolocalisée les caméras qui prennent des images de la voie publique, en précisant leur orientation et leur angle de vue. Au final on disposerait alors d’une application mobile qui se met à biper lorsque l’on se trouve dans le champ d’une caméra…

Dans les grandes villes, elle biperait au contraire lorsque l’on n’est plus filmé. Sans quoi la sonnerie serait trop importunante.

Live and let die

assis au bord de rivière

Je peux certainement paraître un pessimiste à ceux qui me lisent, à ceux qui m’entendent ; je le suis sans doute pour ce qui concerne le temps immédiat… mais je redeviens optimiste si l’on veut bien considérer les choses à plus long terme.

Tout ce que je fais mine de voir advenir par mes mauvais présages, mes miroirs dystopiques, tout cela n’est finalement que la direction que je vois prendre aux choses. Mais je sais par ailleurs qu’elles n’iront pas au bout, que tout cela n’arrivera pas à son terme de pourriture, et que quelque chose d’humain se passera qui perturbera cela, qui fera du futur autre chose que ce qu’il devait être.

Il y aura une issue ; les moyens et les outils d’un monde nouveau sont là, émergents. Déjà pointent quelques raisons de croire qu’il peut y avoir une vie après l’industriel, après l’ère de masse, peut-être même après l’ère démocratique… D’une certaine façon nous sommes plus chanceux que nos parents, nous vivons un temps rempli de plus d’espoir qu’il ne l’était il y a 30 ou 40 ans : car nous sommes à un pied de mur ; nous sentons bien que les ficelles sont usées désormais, les paradigmes obsolètes, les anciennes règles intenables… Nous sommes contraints à un monde nouveau tandis que nos parents n’avaient qu’à continuer le leur sans véritable échappatoire.

Il y aura une issue. Des solutions émergent. Un horizon se dessine. Mais il y aura, avant cela, toutes les tentatives du monde actuel, du monde mourant, pour s’agripper et préserver ses intérêts. Pour maintenir sa rente et prélever sa part. Automobile, pétrole, Etat, médias… useront toutes leurs cartouches, pèseront de toute leur inertie, assécheront de nombreuses et jolies pousses avant de céder définitivement la place à quelque chose.

C’est simplement cette tentative ultime de l’ancien monde de se raccrocher, à laquelle il faut survivre et qu’il faut laisser passer avant de pouvoir apercevoir un rivage. Il nous faut vivre, et laisser tout cela mourir.

live and let die

Brave now world

restricouv

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Discussion curieuse et symptomatique avec le responsable d’une formation liée à internet. Au cours de la conversation, il se met à parler de collecte de données, de surveillance, de Google tout-puissant, du péril que représente le cloud, des écoutes américaines… Sans parler des Chinois et des Indiens et ce dont ils seront capables

Ainsi, nous irions droit vers un 1984, mais en pire. Ce à quoi je n’eus rien à redire, jusqu’à ce qu’il conclue : « c’est pour ça qu’il faut faire gaffe à ce qu’on partage sur internet, à ce qu’on met en ligne, on sait jamais ce qui peut se passer demain… quand tu vois la montée de Marine Le Pen… ».

Ne saisissant pas immédiatement le rapport, je passe outre et tique plutôt sur le mot « demain ». Pourquoi parler au futur ? Ce monde est là, maintenant : les HADOPI, les PRISM et la non-réaction totale de l’Europe qu’ils provoquent – non-réaction valant bénédiction. Ce monde est là, lorsque l’on voit ces gamins postant des photos de « quenelles », que l’on traque, débusque sur internet puis dans la vie réelle, jusque sur leur lieu de travail. Ce monde est là, lorsqu’on entend les belles âmes, les BHL et les Christophe Barbier, se faire de plus en plus pressant pour que soit fait quelque chose contre l’expression sur internet.

Atteinte à la dignité humaine

Aujourd’hui, c’est déjà demain. Inutile de recourir à la science-fiction, inutile d’invoquer Orwell et ses romans alors que le fantasme de l’œil-caméra épieur de citoyens fait déjà partie du paysage. Déjà, il n’y avait plus personne, lors de l’affaire du « tireur parisien » de Noël dernier, pour s’étonner que l’on dispose en quasi-direct de la vidéo de ses méfaits prise sur le vif. Plus personne pour s’étonner qu’il suffise d’activer la bonne caméra pour retrouver et identifier un anonyme en doudoune dans une ville grande comme Paris en pleine période de fêtes.

Y a-t-il encore des scènes de la vie qui soient hors d’objectif ? Peut-il encore se passer quelque chose qui ne soit pas filmé, photographié par un smartphone, signalé par l’un de ces millions de mouchards fun, qui sont autant de bracelets électroniques pour citoyens 2.0 mis sous liberté géolocalisée ? La science-fiction, c’est maintenant.

Mon interlocuteur formateur, à son tour, se fige : il semble ne pas comprendre. Ou plutôt il semble penser que c’est moi qui n’ai pas compris. Il réitère : aujourd’hui tout va bien, nous avons des garde-fous, des sages qui nous gouvernent avec de bonnes intentions ; mais imaginez un peu si le Front national… Cette fois je ne peux que saisir ce qui m’avait échappé la première fois. Dans sa tête, c’est net : c’est à cette seule condition que toutes ces entorses dont il a connaissance et dont il reconnaît qu’elles ont cours, deviendraient dangereuses. Il a besoin, pour en saisir la gravité, de s’imaginer un « basculement », un lendemain d’élection qui foire : adieu Liberté, on serait fichés, des drones sortiraient de terre pour venir nous chercher, une police spéciale traquerait les Noirs et les Arabes sur internet pour les arrêter…

Il ne disait pas tout cela bien entendu, mais c’est ce que l’on devinait entre ses demi-mots. Fantastique. Voici un type, plus ou moins spécialiste, au courant, informé, qui a toutes les cartes en main ; un homme qui parle lui-même de NSA, de Edward Snowden « dont les révélations ne couvriraient qu’un tiers de ce qui est à l’œuvre aujourd’hui » ; voici un type qui a eu tout le loisir de constater des violations institutionnelles répétées… et qui malgré tout ne se sent pas en environnement hostile. Pas encore. Il a besoin d’un « demain », d’un « peut-être », d’un « si on ne fait pas attention »… Mieux : malgré le dossier à charge qu’il a à portée de main contre le « système », c’est contre « Marine Le Pen », et supposément contre tout ce que ce système lui désignera comme ennemi, qu’il oriente sa capacité de résistance. De l’autre main, son métier dans la vie consiste à faire dériver les budgets publicitaires de ses clients vers la gueule du Léviathan Google, celui dont il dit craindre l’hégémonie ! Brave now world.

A cet instant, et bien que le bavardage continue, je sens que la discussion a atteint son terme. Je vois mon bonhomme buter silencieusement, se cogner contre une vitre, je le sens arrivé à la Fin de son Monde. Volonté de ne pas en savoir plus. Mur du con. Il restera derrière la barrière, à observer les faits. Aujourd’hui, c’est déjà demain. L’affaire de la NSA n’est pas un scandale (qui s’en est scandalisé à part vous ?) elle n’est que l’aperçu du monde actuel tel qu’il se conçoit, tel qu’il s’assume désormais. Le petit dessin de cadenas sur votre compte en ligne ne verrouille absolument rien. La date de naissance de votre chat, que vous avez mise en « mot de passe », n’empêche personne d’entrer. Vous êtes le seul à avoir besoin de ce mot pour accéder à vos données.

La science-fiction c’est maintenant, deal with it ! Dans l’ère digitale, rien de ce que vous faites n’est privé. Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous ! Paranoïa ? Peut-être encore un peu. Plus très longtemps. C’est excessif et pas tout à fait vrai, mais il nous faut faire comme si : les générations prochaines s’adapteront naturellement à ces nouvelles règles du jeu, mais la nôtre doit apprendre à s’y faire, éduquer ses réflexes, s’acclimater.

Il y a sans doute une série d’habitudes à prendre. Exercer sa mémoire par exemple, ne pas tout consigner dans l’électronique, ne plus déposer systématiquement ses souvenirs, ses contacts, ses adresses, ses pense-bêtes… sur le réseau, pour mieux échapper aux algorithmes prédictifs. Simplement : faire comme si tout ce que l’on écrivait, lisait, tapait, stockait, exprimait, était potentiellement crié sur les toits, affiché en place publique, signé de son nom, incriminable un jour ou l’autre. Cela ne veut pas dire se taire, se coucher, dissimuler… mais peut-être au contraire faire preuve d’intégrité, prendre de la consistance. Face à ce monde plus intraitable qui s’assume : s’assumer à son tour, se faire plus intraitable. Parler à bon escient. Etre ce que l’on dit. Parler parce que l’on pense que ça compte, que ça vaut le coup. Y mettre un peu de sa peau. Se défendre. Ne pas laisser sa pensée être dévoyée. Ne pas laisser le terrain. Ne pas laisser les autres afficher leur avis impunément sans répondre par le sien.

Dire ce que l’on pense. Ni plus, ni moins, et quoi qu’il en coûte.

La Recherche

Auparavant, il y avait les inventeurs. Maintenant il y a les chercheurs.

Edison

L’inventeur était quelqu’un qui dans le cadre de ses activités, ressentait un manque, un besoin, et qui à force d’observation, d’adresse et d’ingéniosité, finissait par créer cette chose dont il avait besoin.

Les chercheurs sont dans un cas bien différent : ce sont des gens armés de connaissances, équipés jusqu’aux dents, qui ont été élevés pour chercher, connaître et découvrir. Une infanterie lancée à la conquête de ce qui n’est pas encore connu, dévouée au défrichement de ce qui n’a pas encore été fait. Par principe la Recherche est jusqu’au-boutiste, payée pour ça, elle ne fait pas de quartiers : elle taillera le mystère jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.

Là où l’inventeur est animé d’une motivation personnelle, d’un but égoïste, là où il poursuit l’accomplissement de quelque chose qui doit le servir lui, là où sa recherche a une fin, le chercheur, lui, est désimpliqué, il cherche pour une cause ou une entreprise, entreprend en fonction des moyens qu’on lui alloue. Il bêche sans désir ni besoin, il cherche sans savoir où il veut en venir. Il innove parce qu’il faut innover et parce qu’on le lui demande. Parce qu’il y a du budget et parce que c’est son métier. Parce qu’il faut bien continuer à trouver des choses, n’est-ce pas, il faut bien continuer à innover, innover, innover.

Le chercheur est un inventeur, en somme, mais objectivé, dépossédé de son travail intellectuel. La Recherche est l’Invention, mais à qui l’on a retranché le point de départ spécifiquement humain.

Sous le paradigme de la Recherche, il est assez aisé de voir que l’on aboutit à ce stade du Progrès où celui-ci se construit ex-nihilo, pour lui-même, en dehors du service qu’il rend pour l’humain. Il est assez aisé de voir que l’on arrive à des inventions qui naissent, plutôt que d’une réelle motivation humaine, de l’inoccupation scientifique et du fait que l’on a des chercheurs qui ne doivent pas dépérir. Inventions qui ne servent personne, progrès maléfiques qui engendrent beaucoup de destruction par ailleurs, immondices dont on regrette que l’homme en ait jamais soulevé le couvercle.

schéma

Aujourd’hui, on créé par exemple de nouveaux états de la matière, sans encore savoir pourquoi on l’a fait, à quoi cela pourra servir, ni même si cela pourra servir un jour. Aujourd’hui on met par exemple sur pieds des robots de guerre autonomes, des machines tueuses qu’on nous annonce prochainement sur le théâtre des opérations. Ou bien on pousse sa petite idée des technologies transhumaines, qui feront naître une inégalité objective entre deux races d’hommes.

Tout le monde imagine ce que ça peut donner, tout le monde visualise, tout le monde en redoute l’éclosion et personne n’a vraiment envie de ce monde-là mais peu importe : nous allons tout de même les inventer et ces choses vont exister, et vite ! Parce que la technique le permet et parce que c’est de l’innovation.

EPCOT

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EPCOT est le nom d’un parc d’attractions Disney parmi d’autres, situé en Floride et créé dans les années 80. Mais à l’origine, c’était le nom d’un projet relativement sérieux de ville utopique voire de modèle de société, élaboré par Walt Disney dans ses dernières années : Experimental Prototype Community of Tommorrow.

Je reproduis ici des extraits du dossier qui en parle dans le numéro 6 de France Culture Papiers :

« C’était pour Walt Disney un projet complètement neuf, celui d’une cité du futur dans laquelle une communauté de quelques dizaines de milliers de personnes pourrait vivre avec des règles assez strictes. Il s’agissait plutôt d’un projet d’urbaniste que de promoteur de parcs d’attractions. On y retrouve un peu tout à la fois : le plan de ville radioconcentrique, la ville climatisée, la ville parc d’attractions, la ville centre commercial, tout cela se mélange dans une sorte de bouillie conceptuelle peu digeste. Disney, en vérité, ne souhaitait pas seulement maîtriser l’environnement urbain, il souhaitait également infléchir, de façon assez profonde, l’organisation sociale de la ville même, et ce sous trois aspects.

  • Pour commencer, il tenait à ne laisser accéder à EPCOT que des personnes employées. Les 20 000 habitants se devaient de tous occuper un emploi, cela signifiait que chômeurs et retraités seraient contraints de quitter la ville. Une idée qui, d’après Walt Disney, devait assurer le renouvèlement perpétuel de la population.
  • Deuxième condition, tous les habitants d’EPCOT devaient être locataires, de façon à laisser la propriété à la seule Walt Disney Company. Cela devait les priver du droit de vote, réservé aux seuls propriétaires et laisser à la Walt Disney Company toute latitude pour gérer et entretenir EPCOT.
  • Dernière condition, Disney avait prévu de faire de la ville d’EPCOT une espèce de grand parc industriel conçu en partenariat avec les grands conglomérats et les grandes industries américaines de l’époque, tels IBM , US Steel, etc. Ces grandes entreprises devaient également utiliser la communauté d’EPCOT comme un gigantesque marché-test où seraient mis directement en vente les produits développés sur place, lesquels seraient donc achetés, puis testés par les habitants de la ville.

Walt Disney destine principalement EPCOT à ses employés et il veut que cette ville soit conçue comme un parc d’attractions où l’on viendrait visiter le mode d’habitat idéal des personnes qui travaillent pour lui. Il pousse le concept des company towns (ces villes faites par des industriels pour leurs employés) encore beaucoup plus loin, notamment avec le projet de faire visiter la ville : c’est l’idée que les gens eux-mêmes vont constituer l’attraction. Au point que Walt Disney imagine (même si l’idée est finalement abandonnée) de leur faire porter des costumes particuliers ou de légiférer sur les comportements, de sorte qu’ils apparaissent comme des êtres humains idéalisés se mouvant dans un parc d’attractions habitable»

Walt Disney« Nous pensons qu’il nous faut commencer à zéro sur une terre vierge pour construire un nouveau type de communauté. EPCOT, c’est cela, un nouveau type de communauté expérimentale qui sera toujours en devenir. Elle ne cessera jamais d’être un modèle de l’avenir où les gens mènent une vie qu’ils ne peuvent trouver nulle part ailleurs. Tout, à EPCOT, sera destiné aux gens qui vivront, travailleront et joueront ici et à ceux qui, du monde entier, viendront les voir ». – Walt Disney

Cette lubie de doux dingue ainsi exposée permet d’entrevoir l’idéologie capitaliste d’alors comme une véritable rivale du totalitarisme socialiste, tant dans ses moyens que dans ses ambitions. Il est dit dans le dossier de France Culture que le projet EPCOT « ne sera pas réalisé sous cette forme » après le décès de Walt Disney ; et on ne peut s’empêcher de se demander : n’a-t-il pas été réalisé sous une autre forme et d’une certaine manière, plus subtile et plus vaste que celle du parc d’attractions floridien qui porte son nom aujourd’hui ?