Familiarités

Dans la société sympa, les façons ne doivent plus empeser les rapports entre individus. Le patron tutoie, la serveuse appelle par le prénom, rien ne doit plus marquer de hiérarchie, de rapport, de réserve, et pour s’en assurer les plus enjoués forcent la décontraction lorsqu’elle est insuffisante. D’autorité, unilatéralement, d’entrée de jeu, ils abolissent les conventions de la courtoisie simplement parce qu’ils sont malhabiles à les employer.

Vous vous adressez au monsieur pour la première fois et il vous interrompt derechef : « Ah s’il te plaît ! Ici on se tutoie ! ». Votre politesse était somme toute raisonnable, conventionnelle, rudimentaire, mais le con cherche à s’en défaire avec fracas. Vous tenez la porte à la demoiselle, resservez son verre quand il se vide, marquez une délicatesse quelconque, et elle affiche en retour un rictus ou se renfrogne. Sans doute juge-t-elle l’élégance dépassée.

Dans tous les cas, ces forceurs de convivialité cherchent à vous faire vous sentir déplacé, maniéré, emprunté. Bien qu’en réalité ce soit l’inverse : c’est lui et non vous que la situation encombre, lui qui est engoncé dans ses rituels de décontraction, qui tient à faire la bise plutôt qu’à serrer la pogne, qui insiste pour qu’on se regarde dans les yeux au moment de trinquer… C’est lui qui tient à ce qu’on l’appelle Jérem’ plutôt que Jérémie ! Et c’est elle qui tient à ses convenances égalitaires comme à la prunelle de ses yeux, elle qui se décontenance si on ne les respecte pas scrupuleusement. Les attentions la mettent mal à l’aise parce qu’elle croit qu’il faudrait y répondre, que ces signes revêtent une signification autre que la simple application de la coutume.

Mais non : je tiens la porte et laisse le passage non pour flatter ou faire plaisir, mais pour me faire plaisir, parce que j’aime à observer les us et à faire comme on m’a appris. Et non, on ne va pas se tutoyer ! Non que je sois guindé mais parce que je n’en ai pas envie, que je ne te connais pas encore ou que c’est à dessein que je maintiens une juste distance entre toi et moi.

Décontraction forcenée, empressement à bazarder le protocole, se manifestent plus encore lorsque le gougnafier est à l’étranger. C’est très visible chez les dirigeants en visite officielle : désormais les grands de ce monde se papouillent, se bisouillent, se tapotent, s’empoignent, ne savent plus que faire pour singer davantage de fraternité… La réserve habituellement de mise chez l’invité reçu a quasiment disparue. Nous ne savons plus être étrangers depuis que nous sommes citoyens du monde, tutoyant toutes les cultures, toutes les peuplades… Nous sommes tous frères, et de voyage en lointaine contrée, il n’y a vraiment plus à se gêner !

Parfaite illustration de ce constat : l’émission de voyage Nus et culottés (France 5), dont le principe est de parachuter deux zigues sympathiques en pays étranger, sans un sou en poche ni même… un slip ! Dans le plus simple appareil, ils vont au devant de l’autochtone et lui demandent gîte et couvert avec pour tout bagage un baluchon, un peu d’audace et de culot, et surtout leur belle âme : une bonhomie sans faille de post-étudiant en école de commerce. Au programme, émotion réciproque et “moments vrais”. En effet, la plupart du temps nos deux compères gratifient leur hôte d’un air de guitare, d’une conversation profonde et amicale, d’un coup de pouce en cuisine ou d’un petit poème à chier en compensation de son hospitalité. C’est bien connu : les indigènes du monde entier sont avides de rencontres, ont la main sur le cœur et aiment recevoir à l’improviste pour peu que l’intrus philosophe sur la vie d’une voix de débile bienheureux et leur fasse un gros câlin dans les bras lorsqu’il s’en va. “Ce sont des gens n’ont rien, et pourtant ils te donnent tout”…

A en croire les titres de presse, le phénomène dépasserait le cadre de cette émission. “L’Indonésie et la Thaïlande ne veulent plus de begpackers”. Begpackers : ces routards occidentaux partis au bout du monde “en quête de sens” pour un voyage qui n’en a aucun, si sympas et qui une fois leur pécule épuisé sur place, quémandent sur les trottoirs de quoi poursuivre le voyage ou rentrer à la maison. Bien entendu, leur mendicité n’oublie pas de prendre des allures fun et sympathiques : “aidez-nous à finir notre voyage” dit leur petite pancarte. Aux passants, ils offrent sans compter chansons, spectacles, “free hugs”, un petit morceau d’eux-mêmes en somme, ne doutant pas une seconde que la foule locale, qui n’a jamais eu la moitié de leurs moyens, apprécie à sa juste valeur leur narcissisme en présent.

Partis à la recherche d’un certain art de vivre, ces vagabonds bohèmes en sont quant à eux totalement dépourvus. Il leur est parfaitement incompréhensible qu’un brave asiatique ou qui que ce soit d’un peu humain puisse ne pas apprécier leur aise enfantine, leur gentillesse molle, leur amitié donnée “gratuit”…

Et il en va exactement de même pour les tutoyeurs et anti-formalistes vivant sous nos latitudes : même quiproquo culturel, même façon de considérer leur nonchalance sociale comme un langage universel plaisant à tous, même incapacité à ressentir que leur amicalité tonitruante entre en collision frontale avec un savoir-être traditionnel rudimentaire. Tous imposent leur fausse simplicité comme mode relationnel unique et permanent car c’est effectivement le seul sous lequel ils soient à l’aise. La correction, la tenue, les petits gestes ou formules pour donner à la cordialité encore un peu de relief : voilà qui les offense et les oblige.

Radio Clash

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Entendu l’autre jour sur France Inter un entretien avec la présidente du musée d’Orsay. En l’espace de trois minutes, il est question :

  • de « contextualiser » Gauguin afin de ne pas laisser le public admirer ses vahinés sans rappeler le méfait du colonialisme français,
  • du manque de femmes que l’on peut déplorer dans les collections du musée, non qu’elles furent peu nombreuses mais que le Système ait de tout temps snobé leur talent,
  • du public du musée, qu’on cherche à rendre plus mixte, plus divers… par le truchement d’expositions telles que Le Modèle noir dont on espère subtilement qu’elles fassent venir de nouveaux publics,
  • du bilan carbone du musée, cerise sur le gâteau avant que je ne coupe le poste, abordé par un auditeur dont cette question brûlait les lèvres.

A aucun moment il n’aura été question d’art ou de peinture. Ni d’autre chose que des deux ou trois obsessions de l’agenda politique et social – racisme, féminisme, environnement – déjà omniprésentes et qui constituent le pédiluve spirituel dans lequel il nous est offert de progresser.

Face à ce genre d’échanges, il n’est même plus nécessaire d’entrer dans l’examen des opinions exprimées : le simple enchaînement pavlovien des sujets, l’égrainage du chapelet des poncifs, l’énumération compulsive concentrée en trois minutes, suffit en soi à navrer l’intelligence et à interdire d’entrée de jeu toute connexion intellectuelle.

La terrible banalité des réflexions, leur aspect attendu, entendu, vu à la TV, leur profonde paresse : voilà qui nous distancie et nous fait rebrousser chemin. Nous ne supporterons plus ces levages de tabous autorisés, ces feintes dénonciations d’un « système » par le Système… Comment ne pas prévoir, en préparant un tel interrogatoire, la nullité du résultat obtenu ? Comment sauter ainsi à pieds joints dans toutes les ornières, toutes les facilités, sans faire exprès ? Comment oser faire déplacer son invité pour ça et le laisser filer sans rien en avoir tiré d’autre ? La chose merveilleuse étant qu’au long du bref intermède, la médiocrité s’était parfaitement répartie entre intervieweur, interviewé et auditeur qui posait sa question.

Il n’est pas nouveau après tout que la masse ait besoin de concentrer son intellect sur un nombre réduit de sujets simplifiés – c’est du moins ce que croient les personnes chargées d’édifier leur éducation. En d’autres temps, tout devait se concevoir à travers le prisme étroit de la « lutte des classes », ou du « Bien contre Mal », ou « bloc de l’Est / bloc de l’Ouest« … Ce n’est pas différent aujourd’hui. Et la solution pour raffiner les choses n’a pas changé elle non plus : il suffit d’éteindre les radios, toutes les radios sur son passage. Couper le débit nasillard et avec, la bêtise des propos, la vulgarité insensée des publicités, le principe même de cet ustensile d’imposer aux oreilles une logorrhée alors que les gens ont les moyens techniques d’écouter eux-mêmes ce qu’ils veulent depuis près d’un siècle. Eteindre lorsqu’on arrive dans une pièce où la radio fonctionne. Eteindre avant toute chose. Turn off. Et les yeux clos, savourer le silence neuf.

Pentatoniques mentales

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En jazz, en blues, et dans toutes ces musiques ouvertes à l’improvisation, le musicien s’appuie en réalité sur des “pattern” musicaux, des échelles harmoniques qui lui permettent de retomber toujours plus ou moins sur ses pattes. Tandis que l’auditeur novice entend un solo endiablé et incontrôlable dont l’enchaînement impeccable semble tenir du miracle, le musicien lui, joue en réalité dans un éventail de possibilités réduit, plus balisé qu’il n’y paraît : à l’intérieur d’un spectre de notes ou d’accords dont il sait l’harmonie garantie. La gamme pentatonique est l’un de ces systèmes : elle compte cinq hauteurs de son différentes qui fonctionnent entre elles et “sonnent juste” quel que soit l’ordre dans lequel elles sont jouées.

Cette gamme me vient à l’esprit en repensant au travail d’un ancien journaliste que j’ai vu à l’oeuvre une journée durant : aujourd’hui il est animateur-présentateur de petits débats et conférences privées, filmées ou non. Sollicité pour de nombreux plateaux, l’homme volète de sujets en sujets là où son emploi du temps le mène : à 15 h il est en un lieu de Paris pour parler économie ; à 17 h, il rejoint in extremis un studio à l’autre bout de la ville pour parler système éducatif. Entre les deux, il n’a le temps que de picorer un journal, relire des notes pour se remémorer de quoi il va être question, se redonner un coup de peigne et hop ! le voilà dans l’arène : “Mesdames Messieurs, bonsoir !”, il assure le show, parle au débotté de n’importe quel sujet, introduisant le débat, “passant les plats” aux intervenants, relançant lorsque c’est nécessaire par un chiffre clé, un sondage, et jonglant avec les quatre à cinq sujets qui font l’actu principale du moment…

Le voir travailler m’a révélé, je pense, le secret de ces experts que l’on voit à la télévision parler le lundi de politique sécuritaire, le mardi de chômage, le mercredi de la guerre au Moyen-Orient, et le jeudi du réchauffement climatique. J’ai, comme tout le monde, un avis sur tout, mais parler de tout, voilà une autre affaire. Parler, délayer ses avis et les étaler sur vingt ou trente minutes sans trahir que l’on n’y connaît finalement rien, voilà qui m’a toujours laissé relativement admiratif.

Leur secret, ce serait donc cela : les pentatoniques mentales – ces gammes de cinq idées toutes faites sur l’actualité ou la société, qu’un soliste virtuose comme Christophe Barbier peut combiner dans tous les ordres, jouer sur tous les tons, et tous les jours de la semaine dans les émissions de type “C dans l’air”. L’auditeur novice entend un discours d’un seul tenant qui, s’il n’est pas brillant, semble tenir la route, ne présenter aucune fausse note, retomber tout le temps sur la mesure… Le flûtiste, lui, n’a qu’à jongler avec les cinq mêmes considérations sur la Sécu, les Gilets jaunes, les élections législatives… qu’il croise, combine, entrelace à loisir, prenant tout de même la peine de les renouveler une fois par semaine avec de l’actualité fraîche, sans quoi cela finirait par se voir. Un spectre d’accords réduit, dont il sait l’harmonie garantie.

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Œil pour Œil

En tant qu’Un Oeil, il me faut adresser un mot de solidarité aux éborgnés gilets jaunes.

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La question que devrait susciter le LBD40 n’est pas tellement sa dangerosité, c’est le fait qu’il semble blesser principalement des personnes relativement, voire totalement, inoffensives au moment du drame. Les images montrent la plupart du temps des femmes, des journalistes touchés par erreur, des personnes qui traversaient au mauvais moment, des insolents qu’on s’amuse à tirer… La logique voudrait que les éborgnés soient les éléments les plus agités et les plus dangereux, mais je n’ai vu à ce jour aucune image de barbare menaçant neutralisé en pleine action.

Je songe à cela alors qu’un article (du Point ?) nous apprend que c’est une seule et même personne qui, samedi dernier à Paris, a brûlé en plein jour une Porsche, un véhicule Vigipirate, et défoncé plusieurs commerces. Le journal est capable de retracer la journée du forcené minute par minute mais la police, elle, « n’a pas pu » l’interpeller. Pas au LBD40 en tout cas, qui est pourtant réservé à cet usage précis. L’article déclare que l’individu était « black bloc » (le nom trendy pour « casseurs politiques en bande organisée »). Ce groupe grossit les rangs des manifestants depuis quelques semaines, avec le privilège par rapport à eux d’évoluer le visage masqué et de pouvoir introduire des armes dans les rassemblements.

Ce qu’il serait intéressant de savoir, c’est s’il se trouve un seul « black bloc » ou hooligan de dangerosité notoire parmi les gens qui ont perdu un œil ou une main depuis le début des manifestations, comme la logique le voudrait. Y a-t-il un seul casseur professionnel qui ait été interpellé, empêché de manifester ou de rejoindre un cortège ? Journalistes, à votre fact-checking !

Question attenante : si la loi anti-casseurs a pour but d’empêcher les éléments violents de manifester, y compris préventivement, peut-on se retourner contre les autorités si elles laissent délibérément de tels individus participer ?

L’éternel cinéma

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On peut parfois se montrer inquiet de l’épuisement manifeste du cinéma, occasionnant – à Hollywood d’infinis remakes, suites, sagas, come-back… et chez nous d’autres choses guère plus réjouissantes.

Il ne faut pas s’en faire : le cinéma a encore de l’avenir devant lui. Lorsque les Etats-Unis auront décliné, cédant leur hégémonie à une ou plusieurs puissances telles que la Chine, le Brésil, la Russie… un nouveau cinéma international verra le jour. De nouveaux Hollywood s’éclaireront. Nous aurons accès, sur notre territoire, à leurs grandes productions. Ce seront essentiellement des remakes de ces remakes, resucées de blockbusters d’action, d’aventure, de catastrophes naturelles… (peut-être même de comédies grossières), mais re-tournées avec des acteurs chinois, brésiliens ou russes, dans des environnements culturels et des décors chinois, brésiliens ou russes.

Toute puissance a besoin de se raconter une légende qui lui ressemble. Et la mondialisation est allée beaucoup trop loin pour que subsistent des sensibilités véritablement différentes.

Les films synthétiques 

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Rien ne vaut la stupeur du fan de trilogies hollywoodiennes, au moment où on lui apprend qu’à nos yeux, tout cela ne vaut rien ! Il peine à le concevoir. C’est que ces choses, les StarWars, Seigneur des Anneaux et tous ces grands machins épiques, sont réputés emballer le plus grand nombre, être “cultes, avoir “bercé notre enfance”, transporter dans « un univers incroyablement imaginatif »…

D’une, je ne crois pas qu’il soit encore possible d’être imaginatif en 2018 dans le registre « Moyen âge, dragons, femmes en peaux de bête et pouvoirs magiques ». De deux, j’ai plutôt l’impression que ces productions adressent un public qui a cruellement revu à la baisse ses exigences : ce public a désormais intégré que chaque nouveau film était une “franchise” potentielle et serait suivi, l’année prochaine et celle d’après, d’une suite, d’un “prequel”, d’un “sequel” ou d’un “crossover”. Les gens ont intégré le cahier des charges de ce cinéma standard et sont contents dès lors qu’il respecte le quota de cascades, d’effets spéciaux, de clins d’oeil de références… Ils en ont pour leur argent, ils peuvent rentrer à la maison.

La stupeur du fan, donc. “T’as pas aimé ? Mais le 5, tu l’as vu le 5 ?? Tu l’as pas aimé non plus ?!” . Je n’ai pas vu le 5, non. J’avoue que mon désintérêt pour le genre me tient loin de tout cela. Et je peine à comprendre, par exemple, ces gens qui reviennent de Batman contre Superman en se déclarant déçus, déplorant qu’ils l’auraient aimé plus ceci ou moins cela… A quoi pouvaient-ils s’attendre ? Pour ma part, je n’arrive pas à me représenter ce que serait un Batman contre Superman qui me plaise, que j’estimerais réussi. Ce n’est, pour moi, pas un matériau dont on peut faire quelque chose.

Néanmoins, il m’est arrivé de faire l’effort, de regarder le film quand il passe à la télé, ou dans l’avion. Ce que j’ai vu était toujours affligeant. Ces films sont « hyper bien faits », mais alors pourquoi tout transpire le toc dans le moindre recoin ? Ce casque médiéval est manifestement en plastique. Pas une lumière qui soit naturelle ni vraisemblable. Ici c’est du numérique. Là et là aussi. Ou encore, pardon, mais ces grands singes en SFX armés de fusils et montés sur des mustangs tel Géronimo, produisant toutes ces mimiques faciales typiquement humaines, c’est trop pour moi : au lieu de m’émouvoir, cela me plonge dans un sentiment de ridicule, je dois regarder autour que personne ne m’observe en train de regarder ça.

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En réalité, c’est l’esthétique générale de ces films qui d’entrée de jeu, me laisse à la porte malgré ma bonne volonté. Très rapidement, je vois à l’écran, au lieu de personnages et d’une histoire, de pauvres acteurs qui se débattent, enchaînés au projet pour les cinq prochaines années par un contrat en béton, vêtus d’un déguisement synthétique et hautement inflammable, chevauchant un tréteau sur fond vert qui sera transformé en noble monture ou en vaisseau spatial lors de la post-production… Et je tressaille de honte en imaginant cet homme de 57 ans, coiffé d’un plumeau et contraint de hurler « Naooon ! Frodooooon ! » devant toute une équipe de tournage… Ou pire : de déclamer d’un air profond l’une de ces phrases-sagesse sur la Vie, le Bien, le Mal… « La Vérité est par-delà ta Liberté, Luke, tu le sais… »

Je crains qu’il faille me considérer perdu pour ce cinéma-là. Ces grandes épopées ne marchent sans doute qu’à la nostalgie : il faut être tombé dedans tout petit pour que ça ne rebute pas. Quand on en est extérieur et qu’on raccroche les wagons en route, qu’on s’y met passés 18 ou 19 ans, on ne peut qu’être extrêmement navré : le kitsch, le cu-cul, le mauvais, vous sautent au visage, oui. Pour qui n’a pas sniffé ces meringues à l’âge le plus tendre, je crois que c’est impossible et complètement foutu.

Le mal américain

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De Tocqueville à Chateaubriand, de Céline à Georges Duhamel, il fut une époque où l’observateur français de voyage aux Etats-Unis ne revenait pas sans un rapport d’étonnement, voire d’effarement. L’étrangeté du pays n’était alors, pour l’œil européen, pas moins monstrueuse que celle de n’importe quelle contrée sauvage ou exotique.

La distanciation s’est cruellement réduite à l’heure où le moindre clampin en bas de chez vous feint la familiarité avec l’Amérique, sa culture, ses sous-cultures, ses programmes télévisés, ses campagnes présidentielles… et où ce clampin peut vous indiquer sans aucune humilité quel bar de Manhattan est à ne louper sous aucun prétexte, ou vous entretenir de sa passion pour une petite friandise caramélisée qu’on ne trouve que là-bas – et malheureusement pas encore en France.

Tant mieux. Le décalage n’en est que plus renversant lorsque vous franchissez l’Atlantique et voyez les choses par vous-même. Mal américain, le malaise qui vous saisit du fait d’un déphasage culturel trop important. Vos américanophiles, trop fortement éblouis sans doute, sont passés à côté et c’est pourtant l’une des choses qui justifient le voyage. Se rendre compte que l’on n’est pas comme eux, que l’on n’est pas un Américain en version un peu moins ceci ou un peu plus cela, mais que l’on est simplement et radicalement différent, à jamais, malgré l’américanisation dont on se croit sujet.

Je goûte sans bien le comprendre le plaisir que j’éprouve à le ressentir, tandis que je roule le long de leurs villes plates et perpendiculaires ; tandis que je constate le vide, l’énorme occupation de l’espace. Dans son Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline tombe à la renverse face à la verticalité de New York, mais plus loin dans les terres, c’est bien l’horizontalité qui est vertigineuse. L’horizontalité dans toute sa largeur et sa platitude. Un espace taillé entièrement et uniquement pour la voiture. On s’en rend compte aussitôt que l’on en descend. On pensait entamer une promenade à pied, une errance, et on réalise très immédiatement son erreur : la ville n’était plaisante que derrière une vitre, à une vitesse de 50 km/h. Autrement elle n’est que macadam, stations-service, pylônes, échangeurs, étalés sur des distances qui n’ont absolument pas été faites pour vos yeux ni pour vos pieds.

Occupation de l’espace tout à fait aberrante. Tout à fait aberrant le pays entier. La route se poursuit, les rues, les surfaces de vente, d’une ville à l’autre, comme si ces towns avaient été déroulées au mètre, d’une traite, crachées en préfabriqué au cul d’un gigantesque engin de chantier.

Un matérialisme asphyxiant émane de cet environnement. Tout est pratique, rien n’invite à élever l’esprit ou à le reposer. L’opulence partout, quitte à ce qu’elle soit misérable. Misérablement standard. L’expression « société de consommation », usée par des décennies de sociologie et de journalisme, se gonfle ici de tout son sens et reprend sa vitalité, si l’on peut dire. Elle est incarnée et constitutive. Comme certains dans ce pays ont un attachement vital et philosophique au port d’arme, tous sont persuadés à présent que le frigidaire à distributeur de glaçons, ou bien le micro-ondes, leur est nécessaire. Ils tueront le jour où l’on viendra leur enlever. Siroter est un droit inaliénable. Grignoter du sucre ou de la graisse l’est également.

Les Etats-Unis sont enfin le pays de l’éternelle innocence. C’est finalement cela que nous n’arrêterons jamais de leur envier. L’absence de remise en question. Le fait de se sentir absolument dans son droit. Tandis que ce qu’ils ont fait au pays originel peut paraître un effroyable gâchis, tandis que ce qu’ils ont fait au monde extérieur est un massacre à peu près continu, il n’est pas question de remords, il n’est même pas question de doute. Il n’est pas question de faire moins mais toujours de faire plus. La confirmation de son choix. La pure affirmative. Le choix de petit-déjeuner au bacon alors qu’on est déjà un gros tas qui déborde de sa chaise. Le choix de rouler en camion surdimensionné pour ses petits trajets quotidiens alors que le pétrole met le monde à feu et à sang. Le choix de partir à la recherche d’une nouvelle planète à saloper plutôt que de raisonner d’une once son mode de vie.

Éternelle innocence. Légèreté. Inconséquence. On se prend à rêver, petit Européen complexé, de lâcher prise nous aussi. Par une lâche reddition, rejoindre l’Empire du Bien. Presser le bouton off de ses questionnements, de ses scrupules, de ses considérations. Un jour, prendre sa retraite intellectuelle, une fois pour toutes, et filer là-bas. Dire merde et finir sa vie en Américain. Un pick-up, une remorque, une maison en carton-pâte. Et tout sera plus simple.

Gifle de cinéma

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Une tradition du cinéma français qui a presque disparu, c’est la claque : magistrale, gigantesque, dont le bruit résonne de façon unique dans l’espace, assénée de toute la longueur du bras, et qui entraîne dans son prolongement une rotation capillaire tout en boucles et en cascades.

Que l’on soit dans le drame ou dans la comédie, cette claque semble omniprésente dans les films français d’une certaine époque ; elle atteint le statut de figure obligatoire, au même titre que le baiser lorsque l’on doit raconter une relation homme-femme.

Cette gifle n’est d’ailleurs pas spécialement mixte : elle se donne d’homme à homme, de femme à homme et vice-versa, même s’il faut reconnaître que statistiquement, elle est majoritairement administrée à la femme, si possible aux cheveux longs, souples et soyeux, pour une amplitude maximale et une meilleure prise à la lumière. La femme gifle le goujat, l’homme gifle l’hystérique.

La gifle de cinéma est souvent une claque de la paix. Là où le coup de poing ou l’empoigne sonneraient le début d’une bagarre, la claque a un effet de dépression : elle apaise, fait redescendre la tension qu’avait atteint une situation. C’est une claque de retour à la raison. En situation réelle, elle serait capable d’étourdir un âne et celui qui la recevrait aurait toutes les chances de vouloir la rendre, mais au cinéma, cette gifle semble vécue comme bienvenue : c’est tout juste si le claqué ne se sent pas redevable, tout en se tenant la joue, de ce qu’on ait mis un terme à son insoutenable crise de nerfs. Ce qui renforce d’ailleurs l’essence misogyne de cette gifle : la belle semble soulagée du revers de claque que lui colle son Alain Delon.

Tout comme Rémi Julienne est devenu l’artisan de toutes les cascades du cinéma français, il y a peut-être une école et un savoir-faire français de la gifle cinématographique, où l’on apprend à la donner et à la recevoir, et un syndicat de la SAACIG (Société Audiovisuelle des Auteurs, Compositeurs et Interprètes de Gifles) qui s’inquiète de sa disparition presque totale dans les productions actuelles.

Con qui se filme en train d’être con

C’est l’idée du con subjugué par sa propre caméra. Celui qui fait ce qu’il est en train de faire uniquement parce que c’est filmé. Ou photographié.

Nous avons là le point commun entre le « snowboarder » de l’extrême se filmant sur les pentes neigeuses impossibles, réalisant des acrobaties à se rompre le cou, et le bédouin terroriste analphabète qui découpe consciencieusement une tête du corps à qui elle appartient avec un couteau. La synthèse parfaite étant Mohammed Merah, qui pour immortaliser l’exploit de tirer à bout portant sur des enfants en bas âge, s’était offert une Go Pro, la « caméra de l’extrême ».

La société de l’image fascine à ce point l’esprit humain qu’elle parvient à lui faire faire des choses qu’il ne ferait jamais autrement. Les martyrs grotesques de cette civilisation étant ces gens qui désormais, meurent de s’être mis dans une certaine situation pour se photographier par téléphone : devant une falaise, tenant un pistolet chargé…

Nous avions les morts naturelles, criminelles, accidentelles… Voici les morts qui normalement, n’auraient pas dû avoir lieu. Normalement, c’est-à-dire s’il n’y avait pas eu un appareil photo ou une caméra. C’est une toute nouvelle catégorie d’âmes qu’accueille le royaume des ombres : les morts qui se sont tués tous seuls, par erreur. Un vrai casse-tête pour les législateurs du Purgatoire.

Deal de clic

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Mon article sur YouTube et la télé a fonctionné. Un sujet plus people qu’à l’accoutumée, partagé et retweeté à gogo par quelques héros du web émus de me voir prendre la défense de David contre Goliath… et ébruité jusqu’aux oreilles de sites de presse. Le deuxième jour, rue89 me contactait pour me proposer de reprendre l’article.

Sur le moment on est évidemment flatté de voir sa prose en Une d’un média officiel. Mais lorsqu’on est un œil et qu’on y songe quelques jours plus tard, on trouve matière à réflexion. Retour sur le procédé.

  • rue89 me contacte par e-mail pour me proposer la reprise de l’article, moyennant citation de la source et lien vers mon blog. Les présentations vont vite et l’on me presse d’accepter car il faut « rester dans l’actu » et battre le fer tant qu’il est chaud,
  • je dois en « dire un peu plus sur qui je suis » – le journaliste n’ayant visiblement pas pris la peine de cliquer sur 1 ou 2 de mes articles précédents pour s’en faire une idée. Le descriptif informel que je lui fais sera en fait repris quasi tel quel pour l’encadré qui me présente dans l’article de rue 89,
  • j’en profite pour lui caser un mot sur le livre que j’ai publié en 2015, où il est question entre autres du sujet qui les intéresse : la mutation du paysage médiatique traditionnel. Ma seule doléance est de placer dans mon encadré un lien vers le livre sur Amazon.
  • Demande refusée car rue89 « ne fait pas de placement de produit ». Je n’obtiens qu’un lien indirect vers mon blog.

 

lobs rue89Récupère, récupère-donc, je t’en prie

C’est ainsi que l’article est publié le soir même sur rue89. Chouette. Mais le jour suivant, il ne figure déjà plus en vitrine. Il a été remplacé par une brève Arrêt sur Images du journaliste Daniel Schneidermann, qui traite une troisième fois de mon sujet, sans rien y apporter de neuf. Il salue tout de même au passage la sagacité du blogueur « Un Œil ». A la différence cette fois-ci que le lien sur le mot « blogueur Un Œil » ne pointe pas chez moi mais vers l’article de rue89.

On récapitule donc. Pour espérer bénéficier de trafic (le seul avantage que j’aie à donner mon article) et qu’un lecteur de rue89 arrive jusqu’à moi, il me faut imaginer qu’il :

  • clique d’abord sur l’article « Arrêt sur Images »,
  • une fois sur cet article, qu’il clique sur le lien qui l’amène à l’article de rue89,
  • une fois arrivé là (il a déjà lu 2 articles sur le sujet), qu’il lise l’encadré qui me présente et clique sur un lien qui l’amène sur mon blog.

A titre d’information, on estime en général que seuls 2 à 5 % des visiteurs d’une page cliquent sur le lien suivant dans le meilleur des cas. Je suis enfoui à trois couches de profondeur. Quatre si je veux que le visiteur soit en situation d’acheter un exemplaire de mon livre.

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Alors, faisons les maths, comme disent les Anglais :

  • A l’instant où j’écris, mon article a rapporté 76 347 visites à rue89. C’est plus de 10 fois leur trafic habituel si je me fie rapidement à leurs autres articles de même type.
  • rue89 « ne fait pas de placement de produit », mais affiche néanmoins de l’espace publicitaire sur son site et en tire des revenus. J’ai donc multiplié par 10 le potentiel de revenus de rue 89 sur cet article.
  • Pour ma part, sur mon propre blog, l’article a été vu 13 745 fois. Si je totalise les visites qui me sont provenues de rue89, Arrêt sur Images et l’Express.fr (lui aussi a écrit sur le sujet en faisant un lien vers mon blog), cela ne représente que 12 % des visites de mon article. Le reste, je l’ai fait « tout seul », c’est-à-dire grâce à la promotion de lecteurs qui ont partagé l’article par leurs propres moyens.

Conclusion 1 : les internautes « citoyens » (blogueurs, twitteurs, lecteurs, youtubeurs…) ont une puissance d’émission supérieure aux « grosses machines », n’en déplaise encore une fois à la bande à Ruquier. J’ai offert plus de visibilité au site « indépendant et participatif » qu’est rue89 que lui ne m’en a renvoyé. Le deal a été plus intéressant pour lui que pour moi, et pour cause : de deal il n’y a pas eu. Le semblant de contrepartie offert (ton article contre la mention de l’auteur et un lien vers ton blog) est en réalité la moindre des honnêtetés, mais certainement pas une rétribution.

Conclusion 2 : rue89 et les autres médias qui ont repris mon article, se sont ce faisant offert à moindre frais une posture de pourfendeur du vieux monde (dont ils font partie) et de défenseur du YouTubeur opprimé… Mais dans les faits ils cannibalisent, pour survivre, ces petits médias à leur profit. Sans doute ont-ils des radars qui leur signale tout article sur le web qui franchit un certain seuil de résonance, pour lui proposer un « partenariat de visibilité »…

Sur le plus long terme, ces médias sont encore gagnants puisqu’une fois le buzz passé, ils conservent l’avantage du référencement. Celui qui cherche aujourd’hui sur Google à se renseigner sur « Natoo+Ruquier » se voit proposer les articles de rue89, Arrêt sur images, mais pas le mien.

Bilan de l’opération ? C’est chouette, j’ai fait des « vues » comme on dit. Mais la contribution des médias qui m’ont mis en lumière est toute relative. Les quelques visiteurs supplémentaires qu’ils m’ont apporté, attirés par le sujet « Ruquier », ne sont sans doute pas intéressés par le reste de mon blog et sont repartis aussitôt. Un clochard qui s’assied sur les Champs-Elysées, lui aussi, fait plus de « vues » que s’il était resté dans sa petite rue, mais cela n’a peut-être aucun effet sur ce qu’il ramasse dans son chapeau !