Mutations esthétiques

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Dans le futur, le droit à la différence n’est plus un vain mot grâce aux possibilités combinées de la chirurgie et de la génétique.

Qui a dit qu’un corps c’était 1 jambe et 1 bras de chaque côté ? Les yeux au même niveau ? La même bête silhouette de bonhomme en fil de fer ? Open your mind !

Dans le futur, l’individualité et l’affirmation de soi passent par la personnalisation de son corps. Les chirurgiens esthétiques sont devenus de véritables artistes du corps humain et exercent, à l’aide de techniques maîtrisées, des mutations génétiques et chirurgicales selon la fantaisie du client.

Modifier son squelette, se faire ajouter une protubérance élégante, un lobe frontal bien galbé, avoir une main à quatre doigts qui soit aussi esthétiquement équilibrée que celle de Mickey, ou une peau translucide et du plumage naturel sur les avant-bras, c’est possible ! Et ce n’est pas l’apanage de quelques excités technoïdes : c’est une philosophie, un comportement général profondément inscrit dans la société occidentale. Désormais, c’est naturel : se construire, c’est construire sa personnalité, mais c’est aussi et surtout « construire l’identité de son corps », comme disent les psychologues du futur.

Si les mentalités ont su progresser, accepter la mutation, jouer avec leur corps et leur identité, c’est grâce à la convergence de différentes évolutions intellectuelles et sociales :

  • gender studies,
  • banalisation de la transsexualité,
  • possibilité pour les parents de choisir les caractéristiques génétiques de leur enfant avant naissance…

Ces tendances ont permis d’introduire l’idée qu’on peut ne pas naître dans le bon corps. Que son identité actuelle n’est pas forcément son identité essentielle et intime. Bientôt, au nom du droit de chacun à décider pour soi, on a pu contester le choix aléatoire de ses parents ou de la nature. En 2026, pour la 1ère fois, quelqu’un – le néerlandais Tim Troost – a gagné un procès contre ses parents qu’il accusait d’avoir « choisi d’avoir un garçon » alors que lui ressent qu’il est une femme.

A partir de là, on a pu contester toutes sortes « d’apparences imposées »  du type « au fond de moi je sens que je suis un ange, et un ange a des ailes dans le dos », ou « je n’ai jamais demandé à être humain : j’ai le caractère de la pieuvre, d’ailleurs je suis né l’année de la pieuvre, je me sens un être à tentacules et je vais m’en faire greffer »…

Ce sont là des exemples extrêmes comme on en trouve au Japon, où la mode est de se faire un « avatar » : une transformation du visage en un personnage manga ou fabuleux.


Les Inconnus n’avaient-ils pas raison quand ils chantaient
« Salut bande de tarés »…

En Europe, les opérations et mutations génétiques sont plus mineures, mais elles sont courantes et relèvent de la coquetterie ordinaire. Les seules restrictions vis-à-vis des mutations esthétiques concernent les enfants :

  • elles doivent se faire sur des gênes non transmissibles, afin qu’un enfant ne pâtisse pas des fantaisies de ses parents (non sans controverse, car certains mutants revendiquent le droit d’avoir des enfants qui leur ressemblent),
  • elles exigent que le corps ait terminé sa croissance. Les enfants sont donc contraints d’attendre. Pour patienter, ils se font tatouer.

La peur de l’étiquette

L’une des raisons pour lesquelles l’engagement politique est aujourd’hui interdit à un jeune homme de bon goût, c’est que personne ne souhaite plus appartenir à un parti. Personne n’a plus envie de se ranger dans une case, dans une catégorie, fut-elle celle des rebelles et des inclassables.

Demandez à une personne quelle est la musique qu’elle aime. Là où auparavant on affirmait bêtement « du rap », « du rock progressif », « du classique »… aujourd’hui la personne vous répond : « oh, un peu de tout », suite à quoi elle déploie une palette impressionnante de genres musicaux (et si possible des sous-genres fusionnant d’autres genres) attestant son ouverture d’esprit, son « éclectisme », mais surtout son caractère imprévisible, indéfinissable. Vous comprenez, vous n’allez pas le « cerner » comme ça le gars, vous n’allez pas le « juger » sur une simple question. Les autres, peut-être et sûrement, mais lui non : il est beaucoup plus complexe que vous pensez, le gars.

Désormais on veut échapper à la définition. C’est une question d’esthétique : entrer dans une case à côté d’autres personnes du même genre, être semblable à un autre, est un sacrifice qu’on n’est plus prêt à faire. Renoncer à son infime différence, faire une croix sur sa singularité individuelle, sur sa façon personnelle de voir les choses pour être assimilé à une généralité quelle qu’elle soit, n’est plus considéré comme valant le coup par rapport au bénéfice qu’on peut en espérer. On lit et on entend ainsi en permanence des gens qui « détestent les catégories », qui s’offusquent d’être jugés en fonction de ce qu’on croit connaître d’eux.

Exemple fascinant du type qui a construit sa carrière exclusivement sur l’humour idiot, et qui s’étonne qu’on le croit idiot :

Le domaine des goûts musicaux est encore bénin. Imaginez ce que donne ce « refus d’être catégorisé » en matière de politique, de philosophie et de tout ce qui structure plus sérieusement la personnalité. Aujourd’hui, on veut bien reconnaître qu’on adhère à des idées, mais pas qu’on adhère à un parti, car s’assimiler à un parti, naturellement, nous simplifie, nous réduit, nous pousse à abandonner les petites particularités et les nuances de nos convictions pour rallier un standard de pensée. Inenvisageable. Alors on admet tout au plus « qu’on a le cœur à gauche », mais on rejette l’ensemble des partis qui recouvrent le spectre de la gauche. On ne veut pas s’incarner et se reconnaître dans une machinerie barbare qui s’appellerait « PS », « PCF » ou « RPR », tout au plus peut-on s’enticher provisoirement de la bannière orange-fun d’une chose conviviale et conceptuelle qui s’appellerait « MoDEM ».

Plus fort encore, ces gens-qui-ne-veulent-pas-être-catégorisés, s’ils finissent par ne plus voter, refusent également d’être catégorisés comme « ceux qui ne votent pas ». On ne vote pas mais attention, on ne veut pas être assimilé à la masse des abstentionnistes. N’imposez pas ce sens à leur non-vote, vous déformeriez l’originalité de leur position !

D’où nous vient cette lubie de se distinguer ? Peut-on croire que dans le passé, les gens étaient plus simplets, moins complexes et moins raffinés, entraient plus facilement dans les cases ? Les gens n’étaient sans doute pas moins individualistes, pas moins attachés à leur singularité. Mais peut-être avaient-ils un sens pratique et politique plus développé : ils acceptaient d’être caricaturés par l’appartenance à une classe, à un parti, à une mouvance, ils voulaient bien faire entrer leur complexité dans des cases, si cela pouvait syndiquer une force collective à même de faire avancer leurs idées.

Paysage audiovisuel et médiatique : la jungle tropicale

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Dans le futur, la télévision a survécu et constitue le dernier îlot d’intelligence et de culture dans le monde médiatique.

Pendant les premières décennies du 21ème siècle, internet était devenu l’outil de la curiosité et de la libre culture, contre une télévision non seulement abêtissante mais manipulatrice dans le traitement de l’information et le façonnage des mentalités. L’avantage évident du web et de ses possibilités, combiné aux ficelles toujours plus grossières de la propagande et à l’accumulation toujours plus gigantesque de bêtise à la télévision, avaient fini par déclencher un transfert de l’audience.

Petit à petit, le modèle s’est adapté, purgé, le public et les investissements ont fui sur internet, emportant avec eux la partie du « PAF » qui s’est adaptée (l’autre est morte). « Les médias » désignent désormais  ce PAF reconverti, augmenté des nouveaux acteurs. « Internet » ne désigne plus non plus la même chose : il est l’outil principal d’information et de divertissement des masses, capable de proposer immédiateté des contenus, des achats, des envies, consultation à volonté, consommation d’information et de produits culturels à usage unique

Il a fallu peu de temps pour que cet internet-là se révèle le refuge idéal de l’idiotie et de la vulgarité de masse. Une idiotie « 2.0 », renforcée par l’interactivité et les avis donnés à moindre frais. Disparition des repères médiatiques (organes officiels, « spécialistes »…), démultiplication des acteurs, profusion des contenus et des commentaires… Sur cet internet, toute pensée ou idée nouvelle est immédiatement livrée et publiée avec sa contradiction et son éloge, enterrée sous les avis à 2 sous ou bien automatiquement et simultanément analysée par des centaines de relais à la fois, « éclairée », dépiautée, analysée, dépouillée jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une épluchure desséchée rendue stérile et inoffensive, et on passe à la suite !

Dans le futur, internet a en réalité permis de pousser la logique médiatique jusqu’au bout. Il est l’outil le mieux à même de réellement contrôler l’idiotie, de l’orienter, de l’organiser et de l’utiliser. Idiotie en réseau, idiotie cumulée, simulée, provoquée, idiotie contradictoire… Le pouvoir, une fois qu’il eut repris l’outil en main économiquement, techniquement et juridiquement, a disposé d’un système qui lui permettait d’égarer ou de mobiliser les opinions selon ses besoins, semant la zizanie dans une information rendue totalement illisible tout en préservant une apparence de liberté totale.

Laissée loin derrière ce brouhaha, la télévision a connu et connaît encore des années de disette, mais elle subsiste. Ce passage à vide a été l’occasion de la voir réinvestie par l’intelligence. Quelques chaînes, tenues par des « dissidents » ou des associations, soutenues par des mécènes, diffusent culture et information alternatives. Il faut le reconnaître, les programmes, parfois intéressants, trahissent un manque de moyens. Les chaînes se partagent parfois une même fréquence et les mêmes studios. Les programmes ne s’enchaînent pas en continu, ils sont entrecoupés de plages de silence ou de musique. Qui cette télévision intéresse-t-elle encore, sinon quelques « non-branchés », personnes seules et cultivées qui ont encore la volonté de traiter un sujet dans sa profondeur, la patience d’attendre que ce qui les intéresse vienne à eux, la curiosité de découvrir un programme qu’ils n’ont pas sollicité, ou encore l’humilité de prendre une leçon sans faire valoir son avis ?

La tragédie du réactionnaire

La tragédie du réactionnaire, c’est de miser sur un peuple de France supposé : le peuple réel, qui serait en quelque sorte la France immergée, celle des « vrais gens » (qui comme on le sait sont humbles, modestes, simples, pétris de bon sens).

Par opposition, la France apparente est fausse, simulée, uniquement composée d’opinions qui sont des mirages rendus crédibles par les médias et les sondages qu’une élite parisienne, coupée du réel et tordue d’intellectualisme, orchestre insidieusement.

La tragédie du réactionnaire, c’est que les faits légitiment rarement sa foi dans « le peuple » : à la première occasion, « le peuple » ne file pas comme il faut, vote de travers ou accepte l’inacceptable. Le peuple réel se montre sourd, aux idées modernes aussi bien qu’aux idées du réactionnaire, en fin de compte il ne vaut pas mieux que l’autre.

La tragédie du réactionnaire, c’est de balancer entre cette foi populaire et le rejet de tout ce qui, dans l’opinion publique, est tangible et peut se constater. Ce ne peut pas être vrai, le peuple réel ne pense pas comme cela, ce n’est pas la vox populi. Lorsque le peuple ne se montre pas régi par le bon sens qu’il faut, alors c’est une question d’éducation, ou bien c’est la faute de l’élite qui lui a corrompu l’esprit avec ses saloperies. Tout devient le fruit d’une duperie, organisée ou non, une malheureuse conjonction de faits qui masque une fois de plus la réalité.

Le réactionnaire peut regagner un peu d’espoir, sporadiquement, lorsqu’un sondage semble aller dans son sens. Cette fois-ci, ça y est, le peuple réel s’est exprimé ! Voilà que ses idées personnelles reprennent un peu d’assise et de légitimité. Mais assez naturellement, sa foi dans « le peuple » est amenée à s’éroder. Pour la fortifier, pour ne pas sombrer dans l’incompréhension, il doit s’en remettre aux époques du passé, qui ne sont plus là pour le contredire, ou aux grands hommes morts, pas contrariants non plus. Il peut également recycler à son avantage tous ces dénis que la réalité lui oppose (« puisque j’ai tort, c’est bien que j’ai raison »), qui sont autant de signes pour accréditer l’idée que oui, quelque part il y a ce parterre de gens restés silencieux, ce peuple réel qui attend, ces gens qui n’en pensent pas moins… Tout pour continuer à croire qu’il y a ce bon sens commun naturellement partagé, qui n’est pas seulement son bon sens à lui.

Si le réactionnaire est sombre et ténébreux, c’est parce qu’assez tôt, avant même d’être démenti et déçu, il devine que le peuple réel sur lequel il fonde ses espoirs pourrait bien être une chimère qui n’existe que dans sa tête. Au fond de lui il sait qu’il est seul, que ces contemporains qui l’entourent, bavards ou silencieux, élite ou pas élite, sont en fin de compte perdus pour la France, pour sa France. Ils ne la méritent pas et elle les mérite encore moins.

Alain Soral, sur l’échec des élections présidentielles 2007

Virtualités humaines : nous sommes tous le même homme

Vu un entretien de Sartre qui inspire l’idée suivante : chaque homme aurait en lui les virtualités de tous les autres. C’est-à-dire que nous serions tous détenteurs d’une somme identique de possibilités humaines, chacun contiendrait toutes les possibilités d’hommes, toutes les personnalités potentielles ; nos différences tiendraient seulement au fait que chez chacun, certaines de ces virtualités sont plus ou moins animées, développées, quand chez d’autres elles sont engourdies ou brisées.

Notre personnalité serait ainsi une combinaison unique de petites diodes allumées ou éteintes.

Et on admire tel sportif, philosophe ou astronaute, parce que sa performance témoigne de notre propre potentiel ; sa simple existence nous dit « voilà, homme, ce dont tu es capable ». Et on hait tel autre, râclure, sanguinaire, disgrâcieux, pour la même raison : son existence ravive en nous la peur de virtualités en nous qu’on craindrait de voir se mettre à clignoter.

Il y a là une idée de communauté humaine et de compassion qui me semble indispensable à la compréhension et à l’intelligence. Une idée profondément chrétienne au fond, qui résoud la confrontation entre l’unicité de l’individu et la communauté de l’espèce humaine, et qui d’autre part invite à regarder le monstre non seulement en face, mais aussi en soi.

L’esprit Canal : cynisme + bienpensance

Quand on parle télé, on en arrive très vite à décrier TF1 comme l’archétype de la bassesse, du cynisme et de la putasserie. Il me sera pourtant toujours plus agréable de regarder TF1 que Canal +, et je sais très précisément pourquoi.

TF1 est con, mais ne prétend pas faire autre chose que du divertissement. Canal + a cette propension à se croire « + », justement. Plus que les autres, plus décalé, plus que de la simple télé. La chaîne revendique un supplément d’âme : elle a une philosophie à enseigner, un regard « différent » à porter, un « esprit » à véhiculer… Il y a quelque chose, un enrobage, que la chaîne prétend offrir en plus du simple contenu télévisuel.

  • D’un côté, Canal ajoute du sens : sa petite touche de « différence ». Derrière tout ce qu’elle montre, il y a un message. « Regardez notre présentatrice JT, elle en a dans le crâne, elle ». « Chez nous il a des noirs et des arabes au moins ». « Les autres pensent comme ceci, avec nous pensez plutôt comme cela ». « La télé c’est de la merde, mais nous c’est pas pareil n’est-ce pas » (l’insupportable « vous pouvez éteindre votre télé »).
  • De l’autre côté, Canal vide le sens : elle revendique le politiquement incorrect, le trash, le non-sens. « On a une miss météo, mais elle ne fait pas vraiment la météo », poilant ! « Nos comiques font des sketches sans sketch : il suffit de balbutier des absurdités avec un vocabulaire d’enfant et un accent de débile », lol ! On diffuse du porno mais on est classe et branché. On lit Beigbedder et Voici mais on sait bien que la littérature ce n’est pas ça ! On vit comme un con, on fait les choses que fait un con, mais on fait exprès, on n’est pas cons ! Les cons, ce sont les autres !

Ce double langage définit à mon sens « l’esprit Canal », et n’a rien d’un paradoxe : le « décalé » est au contraire un contrepoids nécessaire au côté donneur de leçons. Et voilà comment coexistent le cynisme et la dérision affichés, avec la vélléité irrépréssible d’apprendre aux gens à bien penser. Le soi-disant politiquement incorrect, avec l’impeccablement immoral.

Si seulement il résultait de cet « esprit Canal » une façon originale et différente de faire de la télé, mais ce n’est pas le cas. Nous avons simplement là une chaîne qui se paie le panache d’être « différente », mais qui en fait n’est ni plus ni moins bêtasse et merdique que les autres. Le second degré permet d’être aussi con et moche que les autres, sans renoncer à la distinction.

karl zéro lagaf

Le problème, c’est qu’il résiste mal au temps, ce second degré. On s’en rend compte grâce aux rééditions DVD des soi-disant émissions cultes, comme le Journal des Nuls, aujourd’hui embarassant à regarder : le temps a gommé le second degré ; ce qui n’était drôle que par second degré (c’est-à-dire nul mais on le sait et on le fait exprès, c’est ça qui est drôle, lol !) est redevenu ce qu’il était : tout simplement nul. Au-delà d’un certain stade, le second degré rejoint le premier : produire un jeu volontairement idiot avec un animateur « décalé » n’est pas moins produire de la débilité, jouer de blagues trash racistes ou pédophiles n’est pas moins satisfaire ces pulsions là, et celui qui rit à cet humour « trop lourd ! » est un lourd, celui qui jubile de cette veste « trop kitsch ! » est un kitsch, celui qui se délècte de ce spectacle « trop ringard ! » est un ringard, et celui qui met 1 centime de sa poche pour voir ce film second degré
« trop débile ! » participe à la débilité.

Nous aimons tous le second degré, n’est-ce pas. La quasi-totalité de notre humour, que dis-je, de notre esprit, est basé dessus. Hier, on riait encore d’une simple histoire de putes, de pédés ou de caca. Aujourd’hui, il nous faut du décalé. Mais tout cela ne vous fera plus rire le jour où vous constaterez que ce second degré permet de refourguer des choses que personne ne voudrait autrement : en ricanant au second degré, non seulement vous ne faites pas changer les choses, mais vous participez à une arnaque qui fait accessoirement vivre une floppée de parasites. Dites-vous bien que les Stéphane Guillon, Guy Carlier et consorts n’auraient aucune raison d’être si la merde télévisuelle et médiatique dont ils ricanent avec vous, cessait d’exister. Ce qu’ils déplorent et ce dont ils prétendent se démarquer est en réalité leur nourriture la plus nécessaire : ils ne vivent que parce qu’ils se moquent. Il y a des émissions entières qui ne vivent que parce que les gens « s’en moquent », et des entreprises entières, comme Canal+, qui n’existeraient certainement pas sans second degré.

Notre mépris ne doit jamais se tromper entre un Patrick Sébastien qui « fait pour faire » et un Karl Zéro qui « fait sans faire ».

Temps des nomades, chant des gitans

Amusant concept que celui de la propriété : car il ne tient qu’à nous de croire que celui qui a acheté le terrain l’occupe de droit. La propriété est un accord purement arbitraire, le propriétaire n’a rien de réel et les signatures ne sont jamais que des preuves que deux hommes ont échangé de l’argent à un moment donné. Le terrain, lui, n’est relié à personne en quelque façon, il s’appartient sans se soucier de ce qui se trame sur son dos.

Est-ce cette réflexion qui habite les Têtes Raides, San Sévérino, et tous ces simili-clochards de la chanson française qui fredonnent sur un accordéon que le monde est à tout le monde, je me balade partout ? Ils jugent fascisante l’idée d’avoir un patrimoine qui nous appartient et ne veulent chanter « Paris est beau quand chantent les oiseaux » que s’il rime avec « Paris est laid quand il se croit français ». Après les Ferrat qui chantaient communiste, voici les chantres de l’esprit gitan. Et cet esprit fait des merveilles quand pour glorifier le nomadisme, il se cache sous un documentaire historique ! Je fais ici allusion au film « Le Sacre de l’Homme », 2ème volet du programme de France 2 qui reconstitue l’odyssée préhistorique de l’espèce. Cet épisode, pour retracer la sédentarisation, met en scène la rencontre entre une tribu nomade et une peuplade sédentaire.


Le sacre de l’homme (1/9)

Les nomades sont présentés comme des êtres innocents, vivant d’amour et d’eau fraîche, ayant « le goût de l’aventure »… Tandis que les sédentaires sont rabougris et mesquins et n’ont d’autre rêve que de conserver leurs acquisitions. Les nomades sont écolos : ils s’accomodent de branchages. Mais les sédentaires, avec leurs constructions, plient la nature à leur volonté. Les nomades aiment l’étranger : il est une occasion de rencontre. Les sédentaires sont racistes : ils le voient comme une menace pour leurs biens. Oui, la propriété a tout gâché : elle a corrompu l’innocence. Et quand les nomades volent les sédentaires, on nous explique que ce n’est pas leur faute : eux ne croient pas faire de mal, ils pensent cueillir des baies sauvages. Ce sont les sédentaires, avec leur sale vision des choses, qui inventent la notion de vol !

Cette belle idéologie d’insouciance et de nomadisme est ce qui provoque en réalité la majorité des problèmes entre humains. Et ce n’est peut-être pas un hasard si de plus en plus on nous enjoint de renoncer à l’idée de propriété. Pourquoi voulez-vous une maison, nous dit-on ? Pourquoi voulez-vous un boulot ? Pourquoi voulez-vous un pays ? On dort si bien à la belle étoile ! Et le travail, c’est ennuyeux, vous n’allez tout de même pas garder le même toute votre vie ! Il faut bouger ! Mo-bi-li-té ! Mais en vélo, vous comprenez. En vélo de location ! Pourquoi vous embêter à posséder une voiture, qui salit la nature en plus ! Mai 68 a tout bouffé, qu’on vous dit ! Plutôt que de pleurer toutes ces choses qu’on ne compte plus vous offrir, mieux vaut chanter l’esprit gitan !

En réalité, l’idée de propriété – s’approprier un morceau de terre, une idée, un savoir – est salvatrice. Dans la vie, il y a les gens qui créent des biens : ils sont propriétaires d’un savoir-faire, d’un art, d’une connaissance, qu’ils cultivent et entretiennent. Ils œuvrent dans le sens de l’accroissement de valeur dans le monde. Autour gravitent les autres, les « nomades ». Les nomades ne possèdent rien et sont incapables de créer. Comme dans le documentaire, ils ne savent pas qu’on peut voler, ils ne savent pas qu’on peut créer. Ils croient que rien n’appartient à personne, que tout est tombé du ciel en l’état, que la richesse est en quantité finie et limitée sur la planète et que chacun en arrache une part à sa convenance. Les nomades n’ont rien à proposer au monde. Ce sont des pillards.

Le pillard a commencé par tuer et voler. Au fil des siècles, il a adapté sa technique : exploitation, esclavage, commerce… Aujourd’hui il s’approprie en consommant les créations des autres. En art, en amitié, en loisir, il pille, suce, mange et digère. Il éponge, absorbe, il « assiste à ». Il achète, sans jamais donner de lui-même. Il n’a pas de respect pour le bien ou pour le producteur car il ignore le travail et la compétence que renferme la chose qu’il convoite. Dans sa tête, créer cette chose est une formalité. Et si l’on questionne son comportement de pillard, de client, il répond que les oiseaux sont beaux, que le soleil brille, que le monde est une forêt dont chacun ramasse les fruits à sa guise, et que « zut, laissez-nous vivre » !

C’est tout cela qui transparaît dans l’attitude nomade de client intégral. C’est un esprit naturel chez l’enfant, « pauvre » par excellence, qui prend, absorbe, regarde, écoute, consomme, se remplit avec avidité. On est adulte quand on développe une conscience pour soi et une pour le monde ; quand on considère qu’il y a un temps pour se construire avec les choses de l’extérieur et un temps pour créer, donner, produire.