Le jeu du débat public

Notre société, à travers ce qu’il convient d’appeler « le débat public », affiche un souci prononcé pour la vitalité de la démocratie et veille en permanence à l’intérêt qu’accordent les citoyens à la politique.  Elle fait grand cas de la mobilisation des consciences et autres « sursauts citoyens ». Très bien. Mais paradoxalement, ce débat public qui nous enjoint de nous sentir concernés n’aborde quasiment pas les réalités : de la politique, il ne relève que l’aspect politicien et stratégique.

Ce qu’on présente aux citoyens comme matière à penser, ce n’est pas la matière brute des questions politiques telles qu’elles se posent, mais une matière raffinée, écrémée de toute réalité sociale. Ce qu’on veut bien mettre sur la table, ce ne sont pas les faits, les convictions, les problèmes du pays et des gens, mais seulement ce que ces gens ont pensé, ce qu’ils ont exprimé dans les sondages, ou bien les orientations prises par tel parti et les propos tenus par telle personnalité… Ce qu’on présente au citoyen lambda, ce n’est pas la politique des actes et des réalités, c’est avant tout la politique des propos et des pensées. En somme, le cirque autour de la politique : exercices de style, tours de passe-passe, stratégies primaires et secondaires, arrière-pensées de parti… qui en temps normal, ne devrait concerner que les analystes, sondeurs, sociologues et politiciens eux-mêmes.

Tout fonctionne comme s’il était induit que, pour tout un chacun, la politique devait se comprendre seulement comme ce petit jeu de pouvoirs, et qu’il ne fallait pas en attendre une quelconque vision du bien ou du mal pour soi ou son pays. Tout fonctionne comme s’il était induit qu’en dehors de ce jeu, il n’y a rien à gagner et personne n’a pas d’intérêt direct à la façon dont les affaires sont gérées. Tout est présenté comme si en dehors de ce jeu, la politique n’avait pas de conséquence et qu’elle n’était qu’histoire de « débat ».

Et c’est ensuite que les analystes de plateau viennent, sombres et atterrés, nous expliquer les raisons de ce fort taux d’abstention-ci ou ce vote de contestation-là… C’est, d’après eux, que « l’offre politique ne correspond pas aux attentes ». Ou que le « positionnement de tel parti n’était pas le bon »…

Il ne leur vient jamais à l’esprit, en revanche, que c’est peut-être justement l’usage de ces mots – « offre », « positionnement », issus directement du marketing, utilisés sans honte et si naturellement dans l’enceinte politique, qui crève dans l’oeuf tout espoir d’adhésion au système politique et décourage les gens. « Offre politique »… Comment signifierait-on mieux que le jeu électoral proposé est inepte, inefficient, décorrélé de la réalité, et qu’il n’y a rien ou pas grand-chose à y gagner puisque la vraie politique s’est déplacée ailleurs, a été mise hors de portée et hors de nuire ?

La peur de l’étiquette

L’une des raisons pour lesquelles l’engagement politique est aujourd’hui interdit à un jeune homme de bon goût, c’est que personne ne souhaite plus appartenir à un parti. Personne n’a plus envie de se ranger dans une case, dans une catégorie, fut-elle celle des rebelles et des inclassables.

Demandez à une personne quelle est la musique qu’elle aime. Là où auparavant on affirmait bêtement « du rap », « du rock progressif », « du classique »… aujourd’hui la personne vous répond : « oh, un peu de tout », suite à quoi elle déploie une palette impressionnante de genres musicaux (et si possible des sous-genres fusionnant d’autres genres) attestant son ouverture d’esprit, son « éclectisme », mais surtout son caractère imprévisible, indéfinissable. Vous comprenez, vous n’allez pas le « cerner » comme ça le gars, vous n’allez pas le « juger » sur une simple question. Les autres, peut-être et sûrement, mais lui non : il est beaucoup plus complexe que vous pensez, le gars.

Désormais on veut échapper à la définition. C’est une question d’esthétique : entrer dans une case à côté d’autres personnes du même genre, être semblable à un autre, est un sacrifice qu’on n’est plus prêt à faire. Renoncer à son infime différence, faire une croix sur sa singularité individuelle, sur sa façon personnelle de voir les choses pour être assimilé à une généralité quelle qu’elle soit, n’est plus considéré comme valant le coup par rapport au bénéfice qu’on peut en espérer. On lit et on entend ainsi en permanence des gens qui « détestent les catégories », qui s’offusquent d’être jugés en fonction de ce qu’on croit connaître d’eux.

Exemple fascinant du type qui a construit sa carrière exclusivement sur l’humour idiot, et qui s’étonne qu’on le croit idiot :

Le domaine des goûts musicaux est encore bénin. Imaginez ce que donne ce « refus d’être catégorisé » en matière de politique, de philosophie et de tout ce qui structure plus sérieusement la personnalité. Aujourd’hui, on veut bien reconnaître qu’on adhère à des idées, mais pas qu’on adhère à un parti, car s’assimiler à un parti, naturellement, nous simplifie, nous réduit, nous pousse à abandonner les petites particularités et les nuances de nos convictions pour rallier un standard de pensée. Inenvisageable. Alors on admet tout au plus « qu’on a le cœur à gauche », mais on rejette l’ensemble des partis qui recouvrent le spectre de la gauche. On ne veut pas s’incarner et se reconnaître dans une machinerie barbare qui s’appellerait « PS », « PCF » ou « RPR », tout au plus peut-on s’enticher provisoirement de la bannière orange-fun d’une chose conviviale et conceptuelle qui s’appellerait « MoDEM ».

Plus fort encore, ces gens-qui-ne-veulent-pas-être-catégorisés, s’ils finissent par ne plus voter, refusent également d’être catégorisés comme « ceux qui ne votent pas ». On ne vote pas mais attention, on ne veut pas être assimilé à la masse des abstentionnistes. N’imposez pas ce sens à leur non-vote, vous déformeriez l’originalité de leur position !

D’où nous vient cette lubie de se distinguer ? Peut-on croire que dans le passé, les gens étaient plus simplets, moins complexes et moins raffinés, entraient plus facilement dans les cases ? Les gens n’étaient sans doute pas moins individualistes, pas moins attachés à leur singularité. Mais peut-être avaient-ils un sens pratique et politique plus développé : ils acceptaient d’être caricaturés par l’appartenance à une classe, à un parti, à une mouvance, ils voulaient bien faire entrer leur complexité dans des cases, si cela pouvait syndiquer une force collective à même de faire avancer leurs idées.