La dictature du prostituariat

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Dans le futur, on peut tirer une rémunération de son simple état : son corps, son esprit, son identité, ses habitudes… Le « corps » au sens large est une source de revenus à même de garantir un train de vie honorable à celui qui veut bien se considérer tout entier comme un outil à disposition du monde.

Vendre son corps a toujours existé, que l’on pense au plus vieux métier du monde ou à la salarisation : main d’œuvre, sexe d’œuvre, tout ce qui consiste à vendre – non plus un savoir-faire mais un état, un savoir-être, la mise à disposition de son corps (la force de ses bras, le creux de sa bouche ou d’autre chose…). Dans le futur, cette conception s’est étendue et généralisée.

Commerce organique. Parmi les nouvelles façons de « vendre son corps », on trouve la vente ou la location de ses fonctions reproductives (dépôts de sperme à la banque, location d’utérus…) ou autres. Vendre un rein par exemple, est un business encore limité à l’heure où chacun n’en détient que deux. Mais il devient porteur à mesure que tombent les barrières du clonage à volonté. Et qui sait ? Si le statut juridique des êtres clonés évolue favorablement, on peut espérer un jour pouvoir élever son cheptel de clones copies de soi, qu’on vendra comme matière vivante ou comme « compagnon ». En attendant, dans le futur on vend à des hôpitaux ou à de grands brûlés des échantillons de peau produite artificiellement à partir de la sienne. Et si l’on est beau, fort, ou connu, les laboratoires vous achètent les propriétés ADN de votre capital organique pour confectionner des produits cosmétiques. On trouve ainsi dans les pharmacies des crèmes ou des injections qui permettent d’obtenir des cheveux ou des fesses semblables à celles de telle chanteuse de R’n’B. Dans le futur chacun peut se considérer comme un catalogue vivant à qui on peut acheter de la matière.

Customer Management. Dans le futur, « vendre son corps », c’est aussi vendre ses données identitaires au marketing. Rien de plus simple, pour votre opérateur téléphonique, que d’établir votre profil consommateur : votre smart phone en dit plus sur vous que votre psychanalyste. En disposant de vos données personnelles, de vos habitudes, de vos horaires, de vos trajets, en cartographiant votre réseau social, familial, amical, professionnel, et en analysant les liens actifs et dormants qui s’y jouent et le rôle que vous y tenez, on peut dire précisément si vous êtes leader ou suiveur, fêtard alcoolisé ou intellectuel amateur d’art contemporain, et vous proposer ainsi des produits et services ad-hoc. Aux meilleurs profils, certaines entreprises louent du temps de cerveau disponible pour diffuser de la publicité personnalisée, ou offrent un statut d’ambassadeur de marque rémunéré par des avantages commerciaux.

Prostitution. Dans le futur, on vend aussi son corps au sens traditionnel. La pornographie s’est normalisée. A force de pédagogie, d’émancipation, de témoignages télévisuels, on a mis fin à la stigmatisation des travailleurs du sexe. Une prostituée ce n’est plus une fille misérable que la vie a traîné là, c’est une femme, ou un homme, décomplexé, maître de son destin et de ses envies, et « qui le vaut bien ». Ainsi, tandis que des pauvrettes continuent à faire le trottoir, des gens comme il faut reçoivent derrière leurs rideaux : femmes épanouies, pères de famille modernes, beaux gosses généreux, étudiantes en management qui financent leurs études (« bosser comme serveuse toute la journée, merci bien ! »). Personne, non plus, ne se cache de faire un peu d’argent de temps en temps avec une vidéo ou une photo de ses ébats sur le net. Ou de participer à un film hard « pour le frisson ». Ça fait partie de la découverte de sa sexualité. Pas de gêne du moment qu’il y a du plaisir, et du respect surtout ! Car attention : ces gens n’acceptent pas n’importe quoi ! Ils font ça consciencieusement, en connaissance de cause, dans le respect d’eux-mêmes et du partenaire. Ils sont maîtres de leur plaisir. Ce sont eux qui choisissent ce qu’ils aiment faire, avec qui, quand, où, et la couleur du préservatif. Comme Clara Morgane.

Tous ces emplois, plus ou moins fictifs, occasions de valoriser sur le marché son savoir-être (savoir consommer, savoir être beau, savoir être populaire, savoir baiser), tout le monde ne les occupe pas. Le plus souvent ils viennent en complément d’une véritable activité. Néanmoins la pratique est suffisamment diffuse et acceptée pour que les sociologues parlent d’une « nouvelle classe d’actifs » : le prostituariat. Ces gens qui vivent totalement ou en partie de la marchandisation de leur être. Qui savent se mettre en valeur. Saisir les opportunités. Vivre avec leur temps.

Ce qui résiste à la science

Nous croyons volontiers à la menace d’une science toute puissante : cette science désenchanteresse, défricheuse des mystères et des charmes de l’univers. Cette science des 20 et 21ème siècles qui illustrait nos manuels de physique, en des tons rose et bleu et des images d’éprouvettes fluorescentes, de rayon laser, de fusée en érection et de jeune fille en blouse, l’œil alerte et vissé au microscope…

Car c’est ainsi que nous sont présentées les choses : rien n’échappe à cet œil. Tout se dissèque, tout se manipule, tout se comprend. Tout tient dans une équation. Infiniment petit ou infiniment grand, le monde est résolu : c’est une question d’atome, de satellite, d’ADN, de nanotechnologie, ou de complexe d’Œdipe. Vous n’y connaissez rien mais d’autres savent. D’autres sauront. C’est l’affaire de quelques années, de quelques millions d’investissement. Et s’il subsiste des problèmes pour lesquels on n’entrevoit pas encore de solution, on peut au moins dire dans combien de temps cette solution sera trouvée : Mars c’est pour 2050, le cancer c’est une histoire d’une trentaine d’années, etc.

Heureusement, les choses ne sont pas si nettes, nous le constatons avec stupéfaction dès que nous croisons cette science sur les domaines qui sont à notre portée : là, rares sont les occasions où l’on peut vraiment obtenir le fin mot, l’argument scientifique imparable qui mettrait fin au débat. Malgré l’apparat technologique, les instituts et les éminents spécialistes, il reste toujours une place incompressible pour l’interprétation, la mise en cause, les pourparlers…

C’est ainsi que, malgré la science toute puissante qui détecte la présence d’eau sur une planète où personne n’a encore mis les pieds, personne n’est fichu de savoir avec certitude ce qui fait se réchauffer le climat de notre planète. Personne ne peut même affirmer catégoriquement si le climat se réchauffe effectivement : il se trouve des scientifiques des deux côtés, avec le même sérieux et la même bonne foi, pour aboutir à la conclusion opposée. Y compris sur des sujets apparemment simples, le consensus parascientifique change de camp selon l’envie. Tantôt la science puéricultrice, par exemple, décrète qu’il est mauvais de faire dormir un bébé sur le dos. Puis les dix années suivantes, cette même science vous conjure de ne jamais coucher un bébé sur le ventre ! Et voilà qu’au terme de milliers d’années, nous ne savons toujours pas dans quel sens coucher nos enfants, par contre nous pourrions dire la température qu’il faisait à cette époque ou s’il y a des traces d’eau à l’autre bout de l’univers !

Il en est ainsi dans de nombreux domaines : penchez-vous sur un sujet d’un peu près, et la petite ingénieur blonde en blouse et microscope se débine. Elle a foutu le camp et vous laisse là, incapable de trancher, sans autre choix que vous en remettre à l’un ou l’autre son de cloche scientifique. C’est à cela, au final, que nous sommes réduits : accorder notre foi à l’un ou l’autre parti, céder au plus convaincant, à celui qui nous fait la meilleure impression, et qui peut aussi bien être le meilleur comédien. Car il n’est pas loin, le temps des médecins de Molière.

Non, la science ne défrichera pas tout le mystère du monde. Tout au plus peut-elle être un moyen de traquer le faux inexplicable, le toc, faire tomber les fausses idoles, en vue de réduire l’étendue du mystère. Mieux le délimiter pour nous permettre de situer plus précisément l’autel du véritable Irrésolu.