Ne pas juger

étagère de la pensée

Voilà une prière qui est régulièrement faite et que nous n’avons jamais réellement comprise. « Ne pas juger ». Quand nous l’entendons, nous hochons la tête et feignons d’obtempérer car nous sentons bien, au ton, que « juger » est alors perçu comme une abomination. Mais en réalité, nous tremblons à l’idée que l’interlocuteur repère notre manège, et s’aperçoive que nous ne savons absolument pas de quoi il parle.

Quelle commande neuronale faut-il enclencher pour désactiver cette fonction ? Je n’en ai aucune idée tant au contraire, « juger » me semble la fonction première voire unique de l’intelligence. Il y a des gens qui peuvent ne pas juger ? Et que font-ils alors ? La chose traverse leur cerveau sans n’y rien ranger ni déranger ?

Le problème n’est pas de juger, mais de juger juste. Le problème n’est pas de coller des étiquettes aux choses, de ranger les gens dans des catégories… mais que ces étiquettes et ces catégories soient mal faites, mal conçues, trop simples, désuètes, trop rigides ou au contraire trop poreuses…

Le cerveau est une machine à classer, à juger, à ranger… et l’intelligence est l’art de bien concevoir les étagères de sa pensée.

Oui, je juge !

Requins en danger

Parmi les causes fréquemment défendues à la télévision, il y a celle des requins : 3 à 4 fois par an, un reportage animalier ou une émission marine s’attèle à réhabiliter le requin, qui souffre comme chacun sait d’une réputation de mangeur d’hommes

Le requin est victime de notre regard et de nos préjugés ; notre imaginaire s’acharne à tort contre cette aimable bestiole en la représentant comme un animal furieux, excité par le sang et la chair humaine…

Le propos de ces reportages, c’est de dire que tout cela n’est qu’idées reçues. Le requin n’attaque pas l’homme, il lui est foncièrement indifférent en fait. Peut-être a-t-on relevé des cas de nageurs ou de surfeurs attaqués… Mais pas d’amalgame ! C’est simplement que de dessous, le prédateur nous prend pour des phoques ! Sans cela il n’a aucune envie de nous manger : voyez comme il nous croque puis nous relâche aussitôt et se désintéresse… Et de conclure la voix grave, en demandant combien de temps faudra-t-il encore – nous sommes en 2011 ! – pour faire évoluer les consciences et bouger les choses…

Eh bien oui, peut-être, mais faire bouger quoi ?! Vu le nombre d’humains et de requins qui sont en contact régulier, qu’est-ce que ça peut bien faire à qui, ce que les uns pensent des autres ? A quel point le requin prend ombrage de nos a priori à son sujet ? Et une fois que j’aurai vaincu ces a priori, comment puis-je faire savoir que je n’ai rien contre les requins, que ce sont pour moi des animaux comme les autres, dotés d’un coeur comme tout le monde ? Comment améliorer les choses à ma modeste échelle ? En boycottant les films américains qui véhiculent une image qui stigmatise le requin ? En me baignant plus souvent au large de l’Afrique du Sud pour lui montrer ma totale confiance en lui ? En en prenant un chez moi dans ma baignoire ? 

Qu’on me dise. Je ne supporte plus d’imaginer ces requins vexés et discriminés au fond de l’océan, là où personne ne les entend pleurer.

Anachronisme culturel

Lorsqu’une ville française, grande ou petite, organise un événement local folklorique (marché de Noël, fête de l’artisanat…), il y a toujours un groupe de musique d’Indiens d’Amérique. Ça n’a strictement aucun sens, mais ce n’est pas grave : les Indiens sont là, entre spéculos alsaciens et figatelle corse, et ils jouent du tambourin.

Dans ce genre anachronisme culturel, la commune de Passy, Haute-Savoie, fait très fort. Passy est un village situé un peu en dessous de Chamonix, à flanc de montagne, face au massif du Mont-Blanc. Réputé dans les années 1920 pour ses sanatoriums (on y soignait la tuberculose), il a depuis été délaissé pour redevenir un calme petit village. Malgré cette non-histoire, on a pourtant choisi d’orner sa place principale d’une œuvre chargée de sens : une sculpture de Charles Semser, L’échelle humaine, 1973.

A première vue, c’est moche comme une sculpture contemporaine ; on s’apprête à passer à côté avec dédain. Mais on est retenu par une inscription où l’artiste a donné un commentaire décryptant les nombreux symboles et démêlant les méandres de son intention.

« La société occidentale est représentée par des personnages colorés qui essaient de grimper sur l’échelle noire représentant le tiers-monde. Symbole du processus de la colonisation du tiers-monde, la grande échelle montre aussi que les grimpeurs cherchent à arriver en haut dans le tissu social où se trouve la puissance de l’argent : l’homme au sac d’or qui rejette tous les attaquants. Seul le poète, les pieds en fleurs, assis sous l’échelle, est incapable de grimper. »

Anachronisme culturel. Il y a quelque chose de l’ordre de la violation de l’espace-temps. Vous êtes un papy de village savoyard qui se réveille tous les matins dans la montagne et voici ce à quoi vous êtes confronté en allant chercher votre baguette : exploitation noire, argent méchant, corruption sociale, intégrité de la muse Poésie !

Poète pieds en fleurs incapable de grimper

Heureusement, ça ne s’arrête pas là. La plaque est longue, le commentaire continue, de plus en plus délirant [ndlr : le texte est rigoureusement authentique et donné dans son intégralité, sans aucun remaniement] :

« En bas à gauche, on voit le sportif en tee-shirt rayé, qui fait du lèche-cul à la femme bourgeoise (bas bleu-violet) avec la cagoule du ku klux klan flottant sur son pied droit. 

Elle soutient le beau-parleur qui l’a séduite et crie des menaces de mort au roi de la finance (les bulles blanches sur les côtés suggèrent les paroles, comme dans les bandes dessinées).

En bas à droite, on trouve la petite fille encore innocente, qui cherche à joindre sa mère. Celle-ci rejette son mari pour courir après le militaire, qui tient encore la jambe de sa dernière conquête. Lui-même, en bon soldat, aide l’Eglise (le prêtre en violet qui prêche contre le mal). Le corbeau (le mal), qui attend les restes, vole parmi les paroles. Au centre on trouve le couple perdant, qui représente toutes les victimes qui ont raté l’ascension. »

Ce type était donc fou. Ouf ! Toujours est-il qu’il laisse derrière lui cet affreux totem de non-sens. Je suis un papy savoyard qui se réveille tous les matins dans la montagne et voici mes « Indiens » à moi : un amas de luttes obsolètes, étrangères, fantasmées, un grumeau de symboles historiques, artistiques, culturels, qui ne font pas du tout partie du lieu, qui ne trouvent ici aucun sens, aucun sens ailleurs que dans l’esprit d’un sculpteur de plâtre subventionné, mais ce n’est pas grave : ils sont là, les voici devant ma fenêtre.