Un projet profond

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L’un de mes amis laisse souvent transparaître, à travers ses anecdotes et ses clins d’œil, un caractère un peu trop grossièrement ambitieux : issu de milieu modeste et habité d’un franc désir de réussite, il manifeste une soif de revanche sociale comme il n’est plus permis. Conscient que cela le dessert, il tente de dissimuler ce trait faute de pouvoir l’étouffer complètement, un peu à la façon d’un premier de classe cachant son assiduité au travail pour conserver ses amis.

Je crois qu’il a raison et que beaucoup trouveraient cela déplaisant ou méprisable. Mais pour ma part, j’en viens à préférer ce type de motivations – les motivations franches et simples de gens simples – plutôt que les aspirations « sophistiquées » et vainement raffinées de personnes qui croient avoir à vivre un certain destin, une vocation intellectuelle ou créative alors que rien ne les appelle et que somme toute, ils sont des personnes sympathiques mais relativement quelconques.

J’ai soupé des personnages qui ont un essai à écrire, un « projet » de boîte à monter, un voyage qui doit changer leur vie… sans jamais en tirer de réelle réalisation ni montrer de talent affirmé. Qu’ont-ils dans les mains ? Quelle épaisseur d’existence en retirent-ils ? Quelle aspérité leur âme y gagne ? Leur quête est supposément plus noble et plus élevée, moins triviale, mais elle finit souvent par s’avérer une errance et ne sert que de vernis dans la conversation pour paraître atypique, intéressant, insaisissable, lorsqu’on est simplement mal défini. Cela n’est pas sans rapport avec ce que dit Philippe Muray de la difficulté à cerner ce qui agite l’homme actuel par rapport au passé :

« Un magistrat du temps de Balzac, un usurier, une femme de chambre, un ancien soldat de l’Empire, on savait plus ou moins ce qu’ils voulaient. Leurs histoires même les plus complexes sont d’une limpidité, d’une palpabilité formidables à côté de ce qu’on peut supposer comme aventures à un agent d’ambiance ou à une adjointe de sécurité ».

Au-delà d’un certain degré social, l’homme d’aujourd’hui a terriblement perdu en substance. Les « sophistiqués » dont je parle sont peut-être formidablement éduqués, ils ont lu et voyagé et nourri leur esprit, mais ils donnent l’impression d’être des gens au destin sans visage. Parce que sans doute il est plus rare dans les sphères que je fréquente ou parmi les gens de ma génération, parce qu’aussi je me sens correspondre à la catégorie de ces gens à projets vaporeux, j’ai plus d’admiration pour celui qui sait où il est, où il en est, et ce qu’il fait. Au moins, l’ambition matérielle et le désir de revanche de mon bonhomme correspondent à quelque chose de net. On peut y lire quelque chose, une histoire. Mieux que dans le nuage de lait et les atermoiements de ceux qui ont un projet profond.

Paradis immédiat

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Le temps des utopies est derrière nous, c’est bien connu. Et dans le futur, c’est jusqu’à la capacité de se projeter qui a disparu : la société ne sent plus le besoin de deviner ce que l’avenir lui réserve, ni de se fixer des rêves lointains à réaliser. La mentalité collective vit désormais conscrite dans cette courte vue qu’on reprochait jadis aux politiques : l’horizon immédiat lui suffit.

Dans le futur, pourquoi inventer un avenir alors que le présent en est déjà un ? Alors que la nouveauté est perpétuelle et que les révolutions et les progrès sont le lot quotidien ? Pourquoi planifier le monde de demain alors qu’on est convaincu qu’il n’y a pas d’au-delà et qu’il faut être heureux ici et tout de suite ? Penser le futur ? Le bonheur est ici et maintenant, pourvu qu’on mange sainement et qu’on fiche un peu la paix à la nature. Ici et maintenant parce qu’il n’existe rien d’autre.

Dans le futur, les hommes ont appris à aimer leur présent, à en être euphoriques, au point qu’ils n’ont souci plus que de l’améliorer, de le préserver, mais non pas de le changer. Par exemple, il n’y a plus de véritable science-fiction : les œuvres dites de science-fiction sont en réalité des œuvres fantastiques, où s’opèrent des croisements entre différents univers imaginaires déjà existants. L’utopie, l’exercice de rêver, de fantasmer, est toujours là mais on rêve d’autres mondes, parallèles, pas de mondes « plus tard ». Toutes les ambitions et les lubies ont été remisées au profit d’une seule qui a pris toute la place : l’utopie ultime, l’utopie du présent.

L’utopie du présent fait voir par exemple le travail non plus comme du travail mais comme un moyen de s’épanouir ; elle fait voir l’argent qu’on n’a pas comme quelque chose qui « n’est pas ce qui compte » ; le lopin qu’on ne peut pas acquérir comme quelque chose de « tant mieux ! comme ça rien ne nous retient » ; et si l’entreprise n’offre plus de carrière toute tracée : bon débarras ! Bonjour mobilité, liberté, flexibilité… Dans le futur, les hommes ont appris à chérir un mode de vie au rabais : de bon gré ils respectent les principes de Restriction Durable. Préserver les ressources, se faire tout petit, ne pas laisser de traces… Vivre sobre à tous points de vue. Les hommes se sont affranchis de tout ce qui pouvait les séparer d’un bonheur immédiat, à portée…

Désormais, le présent est tout ce qu’il y a : lorsqu’on est ambitieux, visionnaire, on pense d’une part à le perfectionner, à l’entretenir… et d’autre part à éliminer tout ce qui sur terre fait obstacle à l’établissement du paradis immédiat. C’est ainsi que, dans le futur, les gens sont indignés par ce qui ne va pas bien tout de suite. Ils ne tolèrent pas que le présent utopique soit entaché et lancent des moratoires, des plans d’action, parfois même des guerres humanistes… Ils sont si satisfaits de leur présent que, quand l’occasion se présente, ils veulent l’étendre aux régions du globe où il tarde à advenir.

Empreinte écologique

D’un côté, on nous invite à chaque coin de rue à nous épanouir, nous affirmer, exprimer notre unicité d’individu… Par la création et la consommation, se démarquer, laisser un souvenir, marquer les esprits, être célèbre un quart d’heure ou deux, donner son avis, participer, s’habiller pas comme les autres, assumer sa différence et son originalité…

De l’autre côté, nous sommes priés de gommer notre empreinte, de ne pas laisser trace de notre passage. Laisser la planète dans l’état où nous l’avons trouvée. Se faire petit. Pour chacun de nos gestes, chacune de nos actions, chacune de nos respirations, on nous présente la facture de ce que nous coûtons en fait de défiguration de l’environnement et de dégâts sur la couche d’ozone.

Marquez votre empreinte, mais à l’encre effaçable. Des traces oui, mais sur le sable. A la limite faites-vous tatouer une fée au bas des reins : affirmez-vous par le lifestyle, les choix de vie, les produits… Démarquez-vous au sein de votre cercle d’amis, tant que vous voulez ! Mais de grâce, pas de construction en dur. Pas de traînée indélébile. Pas de geste trop grandiose apte à rester dans les mémoires. Que du recyclable, et de l’incinéré. Vous coûtez suffisamment à la Terre en eau et en air pour ne pas les consommer en vain !

Cet état d’esprit, fort heureusement, n’est pas ce qui a toujours régné. Il y a eu des hommes, comme Gustave Eiffel, pour ne pas se soucier de leur empreinte écologique. Ou alors pour la faire la plus grasse possible : une grosse trace de doigts au milieu de la gueule de Paris.

Profession : ratés

C’est amusant : professionnellement les gens sont toujours le raté d’un autre.

Un prof de sport, c’est un jeune espoir de l’athlétisme qui s’est ruiné la rotule. Un conseiller municipal, c’est un maire pour qui personne n’a voté. Et un capitaine de ferry, ce n’est pas Porquerolles ou l’île d’Oléron qu’il visait à l’horizon : c’était le détroit du Bosphore, le canal de Panama, les eaux de l’Antarctique… A bord d’un cargo !

De la même façon, il est complètement improbable qu’un éditeur ne soit pas, en réalité, quelqu’un qui a des projets de romans à lui plein la besace. Quelqu’un qui ne veut être éditeur que de lui-même au fond, c’est-à-dire écrivain.

Oh, des éditeurs qui ne sont pas des écrivains ratés, il y en a. Les éditeurs de manuels scolaires par exemple : ceux-là rêvaient dès le départ d’être éditeur. Mais plutôt chez Gallimard, dans un bureau élégamment vieillot décoré de portraits de Beckett, Yourcenar, Faulkner, en noir&blanc… Et non pas chez Hachette, dans un bureau encombré de présentoirs pour Passeport CE2 !

Et ne croyez pas que le scénariste BD soit quelqu’un qui vive son rêve : il tuerait au contraire pour faire autre chosesavoir manier le crayon. Le scénariste BD regarde son dessinateur avec rancœur et envie. Dessinateur qui pour sa part, donnerait tout pour faire autre chose que gribouiller des Mickeys ! Lui a toujours rêvé d’être Van Gogh, sans jamais y parvenir.

Et Van Gogh lui-même, il ne fait pas de doute qu’il aspirait à tout autre chose qu’à la peinture ! La peinture, l’oeuvre qu’il est parvenu à réaliser, toute colorée qu’elle soit, comme elle devait lui paraître fade, frustrante ! Fade, par rapport au sublime qui jaillissait et éclaboussait dans sa tête.

C’est amusant.
C’est drôle.
C’est drôle et c’est d’un triste !