Le poids de l’âme

Dans le film 21 grammes est exposée cette théorie d’un médecin américain du début du 20ème siècle, selon laquelle le corps perdrait 21 grammes au moment de sa mort, ce qui serait le poids de l’âme.

La démonstration scientifique fut réfutée en son temps, mais l’on est tenté d’y croire lorsqu’on observe l’expression d’un mort.

Sur le visage d’un mort, on voit en effet nettement que quelque chose est parti. S’est échappé. Un voile fin. C’est une expression infiniment particulière, l’expression d’un mort, et qui n’a rien à voir avec un visage vivant à qui on aurait fermé les yeux et que l’on aurait figé. Le plus grand comédien ne saurait le reproduire, il ne s’agit pas de rester inerte ou de prendre un air douloureux. Le visage du mort a gagné une gravité indéfinissable ou bien il l’a au contraire perdue, on ne saurait le dire.

La seule chose qui lui est comparable est l’expression de l’extase. Un visage en jouissance a ce même halo surhumain, cette même sorte de torsion fugitive. Cette même éternité qui ne se fixe pas. Ce caractère nu et sans mensonge.

Le visage de la mort ; le visage de l’extase. Se sont-ils allégés d’un poids ou s’en sont-ils appesantis ? Il y a quelque chose qui a changé en tout cas. En tout cas ils ne sont pas de ce monde.

Dynamique d’existence

Une femme n’aime pas un homme « parce qu’il est riche », elle ne l’aime pas à hauteur de la fortune qu’il a amassée ; ce qu’elle peut aimer en revanche, c’est qu’il soit quelqu’un en train de s’enrichir, quelqu’un qui « monte » ou qui aspire à la réussite. Ou tout au contraire, elle peut aimer qu’il soit quelqu’un qui chute, quelqu’un qui fondamentalement est de la race de ceux qui courent à leur perte. Elle peut ressentir que cet homme, possiblement, est en train de tomber ou tombera un jour. C’est cette dynamique qui l’attire et qu’elle saura aimer, chez un millionnaire établi comme chez un type moins pourvu.

Ce que l’on aime ou que l’on admire, chez un autre, c’est sa dynamique d’existence : le schéma sur lequel il fonctionne, la pente sur laquelle il est lancé, c’est-à-dire le mouvement que, par sa vie, il trace dans l’abîme. C’est ce qui le définit véritablement, avant même ses caractéristiques ou ses qualités absolues.

Clark Little's Tube Waves Photographs

Lorsque l’on dit par exemple admirer quelqu’un pour son érudition, ce n’est pas « l’érudition » en tant que telle que l’on admire, mais la manière dont il la vit, l’utilise ou dont il l’a acquise. C’est la trajectoire qui l’a amené là. Ce que l’on aimera, c’est par exemple le mérite de l’érudit qui, parti de rien, a bataillé pour acquérir sa connaissance, l’a extraite à la sueur de son front et la tient de haute lutte. Ou tout au contraire, on trouvera grotesque son opiniâtreté, sa manie de tenir en estime cette culture et de se sentir obligé de prouver la sienne. On lui préférera la désinvolture de « l’érudit de naissance » qui, né d’une famille cultivée, a baigné dedans sans même s’en rendre compte, s’est cultivé malgré lui et le vit avec légèreté. On aimera le luxe qu’il se paye d’afficher de la négligence et du mépris pour ces choses, parce qu’il en est naturellement infusé.

Ce que l’on aimera, c’est l’un ou l’autre de ces deux hommes, l’une ou l’autre de ces attitudes, l’une ou l’autre de ces trajectoires, non l’érudition en soi. L’érudition, ou toute autre qualité que l’on a acquise, toute autre valeur que l’on a atteinte, relève bien plus de circonstances, de l’environnement qui nous façonne et pour tout dire d’une forme de hasard. La dynamique d’existence que porte chacun, en revanche, est sa marque, ce qu’il y a de véritablement permanent et absolu chez lui.

caractère absolu

Ce que je crois, c’est que cette dynamique, cette inclination, cette trajectoire, cette disposition par rapport à la vie, reste identique chez quelqu’un, quel que soit le contexte dans lequel il baigne. Plongé dans de nouvelles circonstances, celui qui était riche ou érudit ne le sera peut-être plus, mais il conservera en revanche son identité dynamique : il sera un battant, ou un loser, ou un besogneux, ou un sceptique, comme il l’était auparavant. Celui qui a un caractère moutonnier sera un mouton, à toute époque et dans toutes circonstances : il est le mouton absolu. A ses côtés, le résistant absolu résistera contre tout, par principe, quel que soit le système de valeurs qu’il a en face de lui. Le collabo, quant à lui, collabore avec le pouvoir quel que soit ce pouvoir et son idéologie. Il collabore sous toutes les latitudes et de toute éternité.

Le bedroom rock

Sur internet, on peut trouver quantité de ces vidéos de gratteux anonymes qui reprennent de grands morceaux de rock assis sur un coin de lit ou à leur bureau… Prodiges parce que jeunes, très jeunes même parfois, incroyablement techniques, prodiges parce qu’ils s’attaquent aux morceaux les plus ardus et sont capables de les restituer à la note près… Sauf qu’il leur manque le « modjo ».

C’est le syndrome du musicien de studio, qui a des heures de pratique derrière lui, qui peut jouer tout ce que vous voulez dans tous les styles, mais dont le jeu manque un poil de personnalité. Vous appuyez sur un bouton et il joue heavy. Sur un autre il joue cubain. Encore un autre et un admirable « Jeux interdits » lui sort du bout des doigts. Toutes les notes sont là, à leur place, l’instrument sonne exactement comme il faudrait… mais le rendu est comme froid, désincarné, « l’âme » de la chanson est restée accrochée au porte-manteaux. On ne saurait dire ce qui cloche mais le fait est là : la magie n’opère pas.

Il y a quelque chose qui tient peut-être de l’illusion possessive : la chose qui fait qu’au moment où l’on croit toucher le truc du doigt, il s’effrite. Ces gratteux anonymes sont un peu l’équivalent en musique des restaurateurs en peinture. Et ils sont bien sympathiques au fond. Il faudrait simplement leur inventer un registre à eux, entre musique et prouesse technique. Le « bedroom rock », que ça s’appellerait. Le bedroom rock : c’est bien, mais juste dans ta chambre.

Etats d’âme


Il y a comme ça des pays qui bénéficient d’emblée un a priori spirituel positif, et qui font « grandir l’âme » sans qu’on sache trop comment :

  • Le Maroc fait grandir l’âme, avec ses habitants si chaleureux, main sur le cœur, pétris de simplicité et de sagesse.
  • Le Brésil fait grandir l’âme de la convivialité, des sifflets de carnaval et du football festif.
  • Le Royaume-Uni fait grandir l’âme excentrique de l’ivrognerie sympathique et du pop-rock.
  • L’Ethiopie vert-jaune-rouge, sans avoir rien fait pour cela, fait grandir l’âme de la coolitude et de la fraternité…

La France, quant à elle, serait bien en mal de faire grandir quoi que ce soit. Ses poètes, ses grands hommes et son histoire ne suffisent pas : on la somme de faire ses preuves, de présenter ses états de service, et c’est tout juste si on l’autorise à se demander ce qui fait son âme et à quoi celle-ci peut ressembler.

Eh bien moi je vous le dis : il y a des pays qui font grandir l’âne !