Boussoles inversées

Une personne – avec qui je m’entends pourtant bien – a le talent pour adorer les films que je déteste et pour dénigrer ceux que j’ai appréciés. C’en est au point où cela s’est vérifié suffisamment de fois pour m’en faire une règle. A savoir : éviter ses films « coup de cœur » et se précipiter plutôt sur ceux qu’il ne recommande pas.

Certaines personnes comme cela sont nos boussoles inversées. Nous n’avons plus vraiment besoin de savoir pourquoi elles aiment ceci ni comment elles pensent cela, mais simplement de connaître quel est le nord qu’elles désignent, afin de tracer tout droit vers le sud, d’un pas assuré.

ETEPQRXXQ115_pl_Bernard-Henri Lévy.JPG

La seule autre personne qui ait pour moi cette fiabilité de mécanisme, c’est Bernard Henri-Lévy. Lorsque se présente sur la scène internationale un nouveau conflit un peu complexe dont je ne sais que penser, j’attends que BHL se prononce. Puis je prends le parti inverse. Je suis alors à peu près sûr de ne pas me tromper, j’ai le confort de savoir que je suis grosso modo dans le juste.

Et comme en général mon cinéphile va beaucoup au cinéma, et comme en général BHL donne son avis sur tout, ce sont des personnes bien pratiques à avoir près de soi de ce point de vue.

Ne pas prêter

Lors d’un apéritif sympathique, un voisin nous parle du Liban avec enthousiasme et nous voilà conquis. Lorsqu’il nous tend un livre à lire absolument sur l’histoire de Beyrouth, c’est sans hésitation que nous le glissons dans notre besace. Mais de retour à la maison, nous voilà avec ce livre devant nous : 700 pages que nous n’avons évidemment aucune intention de lire. Ni maintenant ni plus tard.

C’est tout à l’heure que le Liban nous intéressait, quand la discussion battait son plein. Maintenant le soufflé est retombé. De retour à la maison la situation est gênante, car nous savons d’ores et déjà que de notre lecture il nous sera demandé des comptes. Peut-on décemment retourner le livre au prêteur en lui expliquant que Beyrouth, tout compte fait, ne nous intéresse pas à ce point ? Lui rendre en avouant qu’on n’a même pas essayé d’en ouvrir la tranche ? Non. Nous garderons le livre le temps qu’il faudra : plusieurs semaines, plusieurs mois, jusqu’à temps qu’il nous le redemande. Nous arguerons que nous n’avons pas encore eu le temps de nous y mettre, que nous attendons le bon moment… Cela va mal finir : nous ne rendrons jamais le livre en définitive, ou nous le rendrons pour le rendre parce que la personne, excédée, insiste pour le récupérer.

Tout le monde a sans doute été saisi un jour par cet empressement idiot de vouloir faire aimer à quelqu’un un livre, un disque, qu’on a aimé par-dessus tout. Tout le monde a peut-être vécu de recevoir en retour, au lieu de l’engouement espéré, une indifférence polie, avec l’impression que la marchandise n’a pas été considérée à sa juste valeur, que l’autre ne s’est pas donné suffisamment la peine d’entrer dans l’œuvre qu’on lui offrait de découvrir… Si la déception est cruelle, c’est que le livre qu’on a prêté n’est pas qu’un livre, le disque pas qu’un disque, mais qu’on y a mis un bout de notre personne et de nos tripes. Ce que l’on prête, en réalité, c’est l’expérience intime qu’on a eue avec l’objet ; et celui qui « n’accroche pas », c’est notre personne entière qu’il rejette.

Il faut une grande maturité pour dépasser ce stade : vouloir absolument que ceux que l’on aime aiment ce que l’on aime. Il faut une grande maturité pour réussir à dissocier ce que l’on est de ce que l’on aime, et pour accepter que celui qu’on considère comme un frère puisse ne pas aimer ce que l’on aime ! Avec l’âge, d’ailleurs, il me semble que la communauté de goût, goûts littéraires ou autres, la communauté d’opinions, l’identification, jouent une part de moins en moins importante dans l’amitié. Les gens s’humanisent et deviennent autre chose que des têtes pensantes ou des conceptions du monde : ils s’apprécient pour ce qu’ils sont et non plus pour ce qu’ils pensent. Ils s’apprécient en tant que simples humains.

Mur invisible

Eh bien nous, nous le voyons très bien, ce mur invisible qui nous a toujours un peu isolé des groupes.

Chaque fois que nous avons frayé avec ces groupes d’amis constitués, nous y avons été accueilli et apprécié, sollicité même, mais nous n’en avons jamais fait tout à fait partie. Nous nous sommes débrouillé de telle sorte que nous sommes toujours resté à la porte, à la périphérie, un pied en dehors. Un peu à la manière de ces hommes qui, en amour, arrivent à décrocher avec une aisance déconcertante la place du « meilleur ami », mais qui arrivés là n’en bougent plus et ne seront finalement jamais choisis.

De la même façon, ces groupes d’amis constitués nous ont toujours volontiers admis pour la plaisanterie et la discussion, ils ont adhéré à notre humour ou à notre personnalité et en ont enrichi leur cercle avec enthousiasme, mais ont toujours su nous remiser plus ou moins l’heure venue des moments vrais, plus intenses, plus graves peut-être. Ils nous ont épargné la confession de leurs tourments, de leurs bonheurs, de leurs préoccupations plus intimes… Tous ces petits « extras », toutes ces confidences qui auraient signifié que nous faisions partie du cercle premier, que la confiance était totale.

Oui, les groupes d’amis ont toujours conservé une méfiance à notre égard, qui n’est pas sans rappeler celle que nous conservons pour eux. Car ne le nions pas non plus : ces groupes ne nous ont jamais complètement intéressé en tant que tels. Nous n’avons jamais tant été l’ami du groupe que celui des individualités qui le composent. Par notre attitude distante, notre adhésion nonchalante et mesurée, nous avons trop souvent rechigné à épouser la dimension collective.

Or le groupe a une existence propre, indépendante de celle de ses membres : une intelligence propre et une volonté qu’on y adhère. Et tout découle peut-être de ce malentendu : assez malhonnêtement, nous avons accepté l’amitié de ces personnes en faisant semblant de ne pas comprendre qu’à travers elle, c’est celle du groupe qui était requise. Cette négligence commise à son endroit, ce désintérêt inconsciemment affiché, ont déclenché la réticence du groupe à nous admettre en son sein. La porte nous était ouverte et nous n’avons pas franchi le pas ? Alors la porte s’est refermée, parce qu’assez naturellement personne n’aime avoir un étranger qui rôde.

Le mur invisible, c’est celui de ce purgatoire, de cette cellule de non-grisement, de cette pièce intermédiaire où nous sommes maintenus et tolérés, assez proche pour profiter des rires et des considérations lointaines, mais où le sas dernier restera toujours fermé.

Le mur invisible, c’est celui qui s’est dressé de lui-même, sous l’effet conjoint de notre indécrottable réserve et d’un réflexe instinctif du groupe de se protéger.

Solitaire. Il n’y a pas de quoi s’en féliciter.