« Ni dans le besoin ni dans le malheur »

« L’amitié ne s’ébauche ni dans le besoin, ni dans le malheur (…). Si le malheur et le besoin ont pu constituer ou susciter l’amitié entre les gens, cela veut tout simplement dire qu’il ne s’agissait ni d’un besoin extrême ni d’un grand malheur.
Un chagrin n’est pas vraiment aigu ni profond si on peut le partager avec des amis. »

Varlam Chalamov dans Les récits de la Kolyma.

« Les métamorphoses à 10 ans d’intervalle »

« Quoiqu’il eut été bien élevé, les habitudes de ses parents, leurs idées, les soins bêtifiants d’une boutique et d’une caisse avaient modifié son intelligence en la pliant aux us et coutumes de sa profession. Phénomène que l’on peut observer en remarquant les métamorphoses subies, à dix ans d’intervalle par cent camarades sortis à peu près semblables du collège ou de la pension. »

Balzac, dans César Birotteau.

« Espérer des autres »

« Cesser de vivre d’espoirs, c’est-à-dire de croire qu’un contact amical peut changer quelque chose à sa vie. Quand on est jeune, on espère confusément quelque chose des autres et de soi-même. On cesse d’être jeune quand on distingue entre soi-même et les autres. Et l’on vieillit de deux manières : en n’espérant plus rien, même pas de soi-même (pétrification, abêtissement) ou bien en espérant seulement de soi-même (activité). »

Cesare Pavese dans Le métier de vivre.

Equidistance

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Socialement, nous nous sommes souvent retrouvé à fréquenter deux groupes différents dans un même environnement. Sorte de double appartenance par laquelle on se retrouve non pas tant « écartelé » que « à l’écart », entre deux groupes qui ne veulent pas avoir à faire entre eux.

Au lycée par exemple, nous pouvions fricoter avec un groupe B d’élèves populaires, charismatiques, écoutant la musique qu’il faut… alors que nous appartenions plus régulièrement au groupe A de « normaux », de discrets, sans style ni caractère marqué. Les amis du groupe B ont toujours été déçus ou incompréhensifs de nous voir « traîner » avec le groupe A, tandis que le groupe A a toujours regardé avec une sorte de curiosité craintive le fait que nous ayons nos « entrées » dans le groupe B. Aucun ne semblait concevoir que l’on ne rejoigne pas définitivement le clan auquel nous aurions dû naturellement appartenir.

A y réfléchir, le fait se répète à plusieurs époques et dans différents cercles. Et même aujourd’hui où nous n’avons plus vraiment l’âge de raisonner en « bandes », il subsiste dans nos fréquentations quelques cicatrices de cette double appartenance…

Dans ce petit cirque, il y a sans doute quelque plaisir à démontrer au groupe B qu’il n’est pas ultimement désirable, qu’il est possible qu’on lui préfère autre chose ; et au groupe A que l’on peut être admis là où il ne l’est pas… Je crois aussi que, dans ce qui nous caractérise, il y a la volonté de froisser un peu le groupe, du moins il y a le refus de lui jouer le numéro qu’il attend ou qu’il plébiscite. Parce que nous ne sommes pas ce qu’il croit.

Plusieurs artistes et intellectuels qui ont notre estime ont d’ailleurs ce trait en commun, à présent qu’on y songe : ils sont lassés du spectacle, ce sont des gens qui ne vont pas vous faire leur numéro. Adeptes du contre-pas.

Dans ce qui nous caractérise, il y a une sorte d’autonomie sociale, de plaisir un peu idiot à faire son truc, à ne pas aller vers les autres et à les laisser venir, les laisser nous deviner plutôt que d’afficher clairement ce que l’on veut. Nous sommes une sorte de gentil effronté. Gentil, mais effronté.

Les web’s worst pages

Edwood & la Web’s Worst Page font partie de mes toutes premières heures perdues sur le web, à lire des bêtises, à lire un vivant, anonyme, sans visage, pendant les soirs et les nuits. Premières heures perdues sur le web à ressentir ce qui pourrait s’apparenter à une fraternité d’esprit, l’impression d’une familiarité, avec un inconnu d’autant plus familier qu’il n’a pas les moyens de nous détromper, ni nous de le contredire.

C’était après tout le charme de ce premier âge du net : la non-réciprocité de la communication. Un point zéro. Seul face à l’écran. On tombait chez quelqu’un, on le lisait à son insu. On partait, ou bien on revenait. Régulièrement. Les web’s worst pages, ces ancêtres des blogs, chez qui on revenait ; pas parce qu’on avait reçu une notification, un tweet ou un e-mail, mais parce qu’on y repensait, parce qu’on n’était pas venus depuis longtemps, voir s’il y avait du nouveau.

C’est un silence et une expérience qu’on ne connaît évidemment plus à l’heure des blogs et des réseaux sociaux, où chacun a son profil et son nom, où directement on accède aux coulisses, on a la possibilité d’invectiver l’auteur, de le tutoyer, de le sommer de préciser ce qu’il a voulu dire…  Non que l’interactivité et la réciprocité n’aient pas leurs qualités, mais ce silence de la web’s worst page, la lecture de pages anonymes et « statiques », était quelque chose, une expérience encore différente de celle qui consiste à lire un livre. Ce sont ces pages qui m’ont initialement donné envie d’écrire, de bloguer, plus que ce que l’expression sur internet représente aujourd’hui.

Pourquoi je vous parle de ça ? Parce que je suis retourné pour la première fois depuis très longtemps sur la web’s worst page et que j’ai touché de nouveau du doigt ce plaisir particulier et caduque. Parce que son dernier article où il dit qu’il ne parlera plus semble évoquer un peu tout ça. Parce que c’est tellement associé à mes premières navigations que j’ai l’impression que tout internaute sait nécessairement de quoi je parleParce que pour une fois, j’avais envie de faire du hors-sujet, de digresser, de jouer à Edwood vous parle

Pas copains d’avant

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Une fois entrés dans la vie professionnelle, nous ne pouvons faire autrement que de côtoyer, par moments, des gens vers qui nous ne serions jamais allés naturellement. Des gens avec qui nous n’aurions rien eu à faire en temps normal. Des « pas comme nous », sensiblement incompatibles, dépourvus de l’aspérité qui permet de nouer relation. Nous n’avons pas grand chose à faire avec eux mais voilà, il nous faut travailler avec eux.

C’est ainsi qu’on se retrouve à « connaître » quelqu’un depuis plusieurs années, sans avoir aucune envie de le connaître. Ce n’est pas de l’antipathie car nous n’avons pas de vraie raison de lui en vouloir ; ce n’est pas non plus de l’indifférence car on sent bien malgré tout qu’on n’a pas de désir de sympathiser, qu’un principe actif nous maintient distants et fait en sorte qu’au bout d’années de vie commune, il ne se soit jamais trouvé une occasion pour se rapprocher de cette personne ou échanger avec elle.

A l’école non plus, nous ne choisissions pas nos camarades, mais enfin la cour était suffisamment grande pour ne pas fricoter avec untel si ça ne collait pas : on pouvait se retrouver plusieurs années de suite dans la classe d’un élève sans jamais lui avoir dit autre chose que « bonjour », et sans non plus que cela créé un casus belli, car les choses étaient plus claires alors ; on se reconnaissait d’instinct selon qu’on soit du genre « fond de la classe » ou « premier rang », on vivait à part mais côte à côte, l’affaire étant plus ou moins entendue.

Dans la vie adulte ou professionnelle, c’est plus délicat. On ne vous demande pas de copiner mais la correction exige un minimum de relation avec chacun. Aussi, lorsque la situation est trouble, lorsqu’il y a ce petit quelque chose qui cloche avec une personne qu’on ne « sent » pas, il est parfois efficace de se mettre à imaginer : qui aurait-il été s’il avait été dans ma classe ? Le défaut, alors, prend soudain forme reconnaissable : derrière un comportement, une manière, un phrasé, vous reconnaissez Clotilde Reymondier, cette fille de votre classe qui sortait toujours d’examen catastrophée, hurlant aux larmes qu’elle s’était plantée, demandant à être consolée, rassurée, et qui trois jours plus tard récoltait la meilleure note, jetant aux autres un regard mi-contrit mi-amusé. Oui, c’est bien elle ! Votre collègue est de cette race là. C’est évident maintenant. Voici pourquoi vous ne pouvez pas vous entendre, pourquoi vous vous croisez à la machine à café sans jamais savoir quoi vous dire : elle a sans doute été ce genre de chipie avec qui vous ne traîniez pas.

A son tour, votre responsable des ventes prend les traits d’un type précis d’élève qui vous horripilait pour une raison définie : il appartient très nettement à tel groupe d’étudiants, aurait été ami avec tel et tel que vous méprisiez… Quant à ce collègue tête-à-claques et capricieux, il n’est ni plus ni moins – mais c’est bien sûr ! – la continuité naturelle de ce gosse de riche, en classe de cinquième, qui faisait scintiller sa montre à quartz et son blouson Teddy.

Tout se règle dans la cour de l’école.

Ne pas prêter

Lors d’un apéritif sympathique, un voisin nous parle du Liban avec enthousiasme et nous voilà conquis. Lorsqu’il nous tend un livre à lire absolument sur l’histoire de Beyrouth, c’est sans hésitation que nous le glissons dans notre besace. Mais de retour à la maison, nous voilà avec ce livre devant nous : 700 pages que nous n’avons évidemment aucune intention de lire. Ni maintenant ni plus tard.

C’est tout à l’heure que le Liban nous intéressait, quand la discussion battait son plein. Maintenant le soufflé est retombé. De retour à la maison la situation est gênante, car nous savons d’ores et déjà que de notre lecture il nous sera demandé des comptes. Peut-on décemment retourner le livre au prêteur en lui expliquant que Beyrouth, tout compte fait, ne nous intéresse pas à ce point ? Lui rendre en avouant qu’on n’a même pas essayé d’en ouvrir la tranche ? Non. Nous garderons le livre le temps qu’il faudra : plusieurs semaines, plusieurs mois, jusqu’à temps qu’il nous le redemande. Nous arguerons que nous n’avons pas encore eu le temps de nous y mettre, que nous attendons le bon moment… Cela va mal finir : nous ne rendrons jamais le livre en définitive, ou nous le rendrons pour le rendre parce que la personne, excédée, insiste pour le récupérer.

Tout le monde a sans doute été saisi un jour par cet empressement idiot de vouloir faire aimer à quelqu’un un livre, un disque, qu’on a aimé par-dessus tout. Tout le monde a peut-être vécu de recevoir en retour, au lieu de l’engouement espéré, une indifférence polie, avec l’impression que la marchandise n’a pas été considérée à sa juste valeur, que l’autre ne s’est pas donné suffisamment la peine d’entrer dans l’œuvre qu’on lui offrait de découvrir… Si la déception est cruelle, c’est que le livre qu’on a prêté n’est pas qu’un livre, le disque pas qu’un disque, mais qu’on y a mis un bout de notre personne et de nos tripes. Ce que l’on prête, en réalité, c’est l’expérience intime qu’on a eue avec l’objet ; et celui qui « n’accroche pas », c’est notre personne entière qu’il rejette.

Il faut une grande maturité pour dépasser ce stade : vouloir absolument que ceux que l’on aime aiment ce que l’on aime. Il faut une grande maturité pour réussir à dissocier ce que l’on est de ce que l’on aime, et pour accepter que celui qu’on considère comme un frère puisse ne pas aimer ce que l’on aime ! Avec l’âge, d’ailleurs, il me semble que la communauté de goût, goûts littéraires ou autres, la communauté d’opinions, l’identification, jouent une part de moins en moins importante dans l’amitié. Les gens s’humanisent et deviennent autre chose que des têtes pensantes ou des conceptions du monde : ils s’apprécient pour ce qu’ils sont et non plus pour ce qu’ils pensent. Ils s’apprécient en tant que simples humains.

Trublion autodestructeur

Au collège, au lycée, en école… Chaque fois qu’il s’en est trouvé un dans mon établissement, j’ai toujours attiré sa sympathie, assez inexplicablement.

Le trublion autodestructeur, c’est cet élève, souvent débarqué en cours d’année pour cause d’indiscipline, qui déboule avec son insolence monstre, son effronterie plus ou moins tempérée d’esprit, et qui en quelques semaines se fait une réputation. Il inquiète certains enseignants, d’autres lui conservent une affection comme s’ils voulaient le sauver, le repêcher du marais dans lequel il s’enfonce. Il fait se gausser toute la classe par ses saillies impertinentes, et en même temps il fait un peu peur, son comportement perturbe, son culot va anormalement loin. Les élèves rient mais pas complètement de bon coeur. Ils ne le suivent pas jusqu’au bout : ils se mettent bien avec lui tout en le laissant déconner à distance. Ils ont compris, au fond, que ce trublion court à sa perte, se destine à l’exclusion.

J’ai toujours attiré la sympathie du trublion autodestructeur, et c’est un grand mystère. Car je ne faisais rien de particulier pour cela, rien de plus que de me trouver là où les trublions autodestructeurs me trouvaient. C’est comme s’ils avaient été naturellement amenés à moi. En commun, nous n’avions à peu près rien. J’étais évidemment discret, plutôt invisible, distrait mais pas indiscipliné le moins du monde. Souvent c’était par l’un de mes dessins ou de mes caricatures qu’ils m’avaient remarqué et que l’on avait noué contact. On ne parlait pas forcément beaucoup, je n’étais pas de leur bande, simplement ils aimaient passer un moment avec moi, comme pour se délasser de leur vie turbulente. Tout à coup ils m’offraient le privilège de les voir sous un autre jour. Ils m’invitaient dans leur tanière, ou faire un tour en bagnole. A mon contact on aurait dit qu’ils trouvaient une sorte d’apaisement, une compréhension qu’ils n’avaient pas ailleurs. Une compréhension tacite bien entendu, sans gestes et sans paroles. On aurait dit qu’enfin, ils avaient la sensation d’être compris, devinés, lus au-delà de leur masque de boute-en-train.

Car le trublion autodestructeur, évidemment, est quelqu’un qui a quelque chose à cacher. En dépit de la popularité que lui valent ses faits d’armes, c’est une personne seule, antisociale, isolée et s’isolant par son attitude extrême et irrécupérable. Le trublion autodestructeur fait le mariole, et ce n’est pas pour récolter les rires, être le rigolo, mais parce qu’il transbahute un malaise gros comme ça, une inadéquation. A vrai dire, il ne sait pas ce qu’il fait ici.

C’est peut-être cette sorte de solitude que nous avions en commun et qui nous reliait : moi et ma solitude sage, symétrie de la leur, solitude tumultueuse. Equilibre des forces.

Mur invisible

Eh bien nous, nous le voyons très bien, ce mur invisible qui nous a toujours un peu isolé des groupes.

Chaque fois que nous avons frayé avec ces groupes d’amis constitués, nous y avons été accueilli et apprécié, sollicité même, mais nous n’en avons jamais fait tout à fait partie. Nous nous sommes débrouillé de telle sorte que nous sommes toujours resté à la porte, à la périphérie, un pied en dehors. Un peu à la manière de ces hommes qui, en amour, arrivent à décrocher avec une aisance déconcertante la place du « meilleur ami », mais qui arrivés là n’en bougent plus et ne seront finalement jamais choisis.

De la même façon, ces groupes d’amis constitués nous ont toujours volontiers admis pour la plaisanterie et la discussion, ils ont adhéré à notre humour ou à notre personnalité et en ont enrichi leur cercle avec enthousiasme, mais ont toujours su nous remiser plus ou moins l’heure venue des moments vrais, plus intenses, plus graves peut-être. Ils nous ont épargné la confession de leurs tourments, de leurs bonheurs, de leurs préoccupations plus intimes… Tous ces petits « extras », toutes ces confidences qui auraient signifié que nous faisions partie du cercle premier, que la confiance était totale.

Oui, les groupes d’amis ont toujours conservé une méfiance à notre égard, qui n’est pas sans rappeler celle que nous conservons pour eux. Car ne le nions pas non plus : ces groupes ne nous ont jamais complètement intéressé en tant que tels. Nous n’avons jamais tant été l’ami du groupe que celui des individualités qui le composent. Par notre attitude distante, notre adhésion nonchalante et mesurée, nous avons trop souvent rechigné à épouser la dimension collective.

Or le groupe a une existence propre, indépendante de celle de ses membres : une intelligence propre et une volonté qu’on y adhère. Et tout découle peut-être de ce malentendu : assez malhonnêtement, nous avons accepté l’amitié de ces personnes en faisant semblant de ne pas comprendre qu’à travers elle, c’est celle du groupe qui était requise. Cette négligence commise à son endroit, ce désintérêt inconsciemment affiché, ont déclenché la réticence du groupe à nous admettre en son sein. La porte nous était ouverte et nous n’avons pas franchi le pas ? Alors la porte s’est refermée, parce qu’assez naturellement personne n’aime avoir un étranger qui rôde.

Le mur invisible, c’est celui de ce purgatoire, de cette cellule de non-grisement, de cette pièce intermédiaire où nous sommes maintenus et tolérés, assez proche pour profiter des rires et des considérations lointaines, mais où le sas dernier restera toujours fermé.

Le mur invisible, c’est celui qui s’est dressé de lui-même, sous l’effet conjoint de notre indécrottable réserve et d’un réflexe instinctif du groupe de se protéger.

Solitaire. Il n’y a pas de quoi s’en féliciter.

« Plus rien à nous dire »

« Avec le Hansi, j’étais lié par une amitié intime. Il avait le même âge que moi, mon grand-père lui reconnaissait une intelligence supérieure et lui prophétisait une carrière intellectuelle.

Il s’est trompé. Hansi avait dû finalement reprendre la ferme et enterrer ses ambitions tournées vers l’esprit. Quand je lui rends visite aujourd’hui, nous nous serrons la main et n’avons rien à nous dire. »

Thomas Bernhard dans Un enfant.