Jeu de dupe

On se rappelle sa jeunesse introvertie, et ces amours inabouties et même pas commencées : cette fille (peu importe laquelle et elle eut plusieurs incarnations) que l’on a regardée traverser les années collège au-dessus de la nuée, que l’on considérait de loin parce qu’on la rangeait dans la catégorie des anges sans pour autant renoncer à l’espoir qu’un jour elle s’aperçoive d’elle-même des signes flagrants que le Destin nous faisait avec les bras…

Ces filles n’auront jamais suspecté le bruit qu’elles faisaient dans notre tête ni la tristesse des nuits qu’elles nous firent passer. Et pour cause : les seuls efforts que nous ayons entrepris pour elles furent essentiellement de le leur dissimuler, de draper toute marque d’intérêt, de faire comme si, de ne surtout pas attirer leur soupçon… Nous avons remué ciel et terre, mais c’était pour que rien, absolument rien ne soit remarqué, ce qui eut été pour nous (on ne sait plus trop pourquoi à présent qu’on y songe) un désastre !

C’est en fin de compte une aptitude qui nous caractérise au-delà du “premier émoi amoureux”. Nous avons, bien sûr, grandi depuis et laissé ces choses derrière nous. Nous nous sommes mis à l’aise avec cela et la vie ne peut plus présenter de situations qui nous fasse rosir ou nous retrancher en nous. Mais il persiste cette volupté à évoluer caché, dans le domaine de la vie en général. Nous aurons fait bien plus, dans la vie, pour préserver le secret de notre personne que pour le révéler. Nous aurons œuvré à laisser les autres nous deviner, socialement, intellectuellement, bien plus qu’à leur mettre nos talents sous le nez. Nous aurons été surpris de n’être pas plus souvent trouvé, alors que nous n’avons rien facilité. “Qui se tait, veillant sur sa bouche, garde sa vie et son repos. Bruyant pivert trahit son nid”.

Je ne suis pas coach personnel mais enfin il me semble que c’est une mauvaise stratégie de vie.

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« La sexualité n’était qu’un divertissement plaisant »

« Pour Esther comme pour toutes les jeunes filles de sa génération, la sexualité n’était qu’un divertissement plaisant, guidé par la séduction et l’érotisme, qui n’impliquait aucun engagement sentimental particulier ; sans doute l’amour n’avait-il jamais été, comme la pitié selon Nietzsche, qu’une fiction inventée par les faibles pour culpabiliser les forts, pour introduire des limites à leur liberté et leur férocité naturelles. Les femmes avaient été faibles, particulièrement au moment de leurs couches, elles avaient eu besoin de vivre sous la tutelle d’un protecteur puissant et à cet effet elles avaient inventé l’amour, mais à présent elles étaient devenues fortes, elles étaient indépendantes et libres et avaient renoncé à inspirer comme à éprouver un sentiment qui n’avait plus aucune justification concrète. Le projet millénaire masculin, parfaitement exprimé de nos jours par les films pornographiques, consistant à ôter à la sexualité toute connotation affective pour la ramener dans le champ du divertissement pur, avait enfin, dans cette génération, trouvé à s’accomplir. Ce que je ressentais, ces jeunes gens ne pouvaient ni le ressentir ni même exactement le comprendre, et s’ils l’avaient pu ils en auraient éprouvé une espèce de gêne, comme devant quelque chose de ridicule et d’un peu honteux, comme devant un stigmate de temps plus anciens. Ils avaient finalement réussi, après des décennies de conditionnement et d’efforts, à extirper de leur cœur un des plus vieux sentiments humains, et maintenant c’était fait, ce qui avait été détruit ne pourrait se reformer, ils avaient atteint leur objectif : à aucun moment de leur vie ils ne connaîtraient l’amour. Ils étaient libres. »

Michel Houellebecq dans La possibilité d’une île.

Cruauté enfantine

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Les petits garçons attrapent une mouche sur la fenêtre et lui arrachent les pattes. Ils capturent un insecte et lui font subir toutes sortes de supplices. On dit qu’ils sont cruels, mais il ne s’agit pas là de cruauté ; le petit garçon, tandis qu’il fait passer ces épreuves à la bestiole, peut désirer sincèrement que l’animal en réchappe, tel l’entraîneur qui encourage son « poulain » tout en lui collant trois tours de piste supplémentaires.

Ces agissements « cruels » ne sont pas guidés par la volonté d’infliger de la douleur, mais par une sorte de fascination à réaliser qu’on exerce une emprise sur l’autre : on le tient sous son pouce, on lui prodigue des soins ou des supplices qui ont une action sur lui, qui le modifient, en mal comme en bien.

Le petit garçon, parfois, sera puni en devenant insecte à son tour : plus tard, une fille l’attrape et « joue » avec lui de façon similaire. Heureux celui dont la vie n’a pas croisé cette fille-là, qui, repérant que son charme fait effet, joue à émettre des marques d’intérêt, des signes ostensibles et suffisamment encourageants, qu’elle alterne le lendemain avec un seau d’eau glacée. Et qui recommence jusqu’à ce qu’elle se soit lassée, avant de s’en aller définitivement. Il ne s’agit pas là de cruauté, veuillez le croire, mais de la même fascination de l’emprise que l’on a sur l’autre.

« On se vole soi-même »

« Dès la seconde fois où je t’ai vu, j’ai compris ce que j’avais lu dans les livres mais que je n’avais jamais vraiment cru : que l’amour et la souffrance sont une seule et même chose, et que la valeur de l’amour est la somme de ce qu’il faut sacrifier pour le connaître ; et chaque fois qu’on l’obtient à bon compte on se vole soi-même ».

William Faulkner dans Les palmiers sauvages.

Les couples étrangers

Parfois, on a dans ses connaissances un de ces couples d’un genre un peu particulier, bizarres, où les deux tourtereaux, bien qu’ils soient ensemble, ne semblent pas être vraiment ensemble. Comme s’ils restaient étrangers l’un à l’autre malgré tout.

Ils nous disent qu’ils sont ensemble et nous les voyons effectivement chuchoter, se donner la main, se donner des baisers… mais de fait, ils n’ont pas l’air d’avoir quelque chose à se dire ou à partager. Au lieu de complicité, c’est une sorte de bonheur sage et affiché qui transparaît, une sorte de trêve, mais on n’arrive pas à leur imaginer des moments essentiels et riches. On ne visualise pas ce qu’ils peuvent avoir à se dire ou ce qu’ils peuvent faire ensemble, lorsqu’ils sont seuls.

Leurs baisers et leurs regards sont froids. D’aussi loin qu’on les connaisse ensemble, ils font pourtant penser à un couple neuf de la veille, avec la gêne que cela implique entre eux : ils ont gardé une sorte de précaution l’un vis-à-vis de l’autre, ils semblent encore et toujours être dans leur phase de test et de reconnaissance, pas prêts à parier qu’on les reverra ensemble au prochain dîner…

A vrai dire, ils donnent à penser qu’ils ne sont ensemble que pour les autres, comme s’ils s’y sentaient obligés parce qu’ils croient que c’est comme ça que ce doit être. Leur attitude rappelle un peu celle de l’ado qui « ramène » sa première copine pour la montrer aux copains.

J’espère à ce stade que le lecteur s’est déjà dit « mais oui, je vois bien, c’est comme pour Paulo et Véronique ! », parce que j’ai du mal à saisir et définir complètement ce qui cloche entre eux… Si je relève les traits communs parmi les spécimens observés :

  • Elle : elle est plutôt du genre discret et effacé. Plutôt un peu glacée. On ne sait pas bien si elle l’admire ou s’il lui fait peur.
  • Lui : pas tout à fait à l’aise avec lui-même. Bien qu’il le cache. Tentant de rattraper le pas de ce personnage-idéal qu’il projette devant lui et devant les autres : cet idéal personnel qu’il aimerait être mais qu’il n’est pas encore tout à fait. Il se targue d’avoir beaucoup d’humour mais alors pourquoi a-t-il choisi de vivre avec quelqu’un qui en est absolument dénué…

L’un comme l’autre, on croit sentir qu’ils ont choisi leur compagnon de vie non pas pour la personne qu’il est mais pour le type qu’il ou elle incarne : l’aimé(e) ne leur sert pas à être en osmose ou à trouver leur épanouissement intime, mais à rendre plus réelle l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, à confirmer aux yeux du monde qu’ils sont cet idéal personnel après lequel ils courent. « Je suis un type avec de l’assurance, regardez : je sors avec Docile ». « Je suis un dandy esthète, regardez : je sors avec une étudiante en histoire de l’art ». « Je suis une fille délurée, regardez : mon mec est un boute-en-train ». Etc.

En vérité, ils me procurent toujours une grande tristesse, ces couples étrangers. Ils sont tristes à voir, comme deux coquilles vides, deux masques qui s’observent, sont en relation sans jamais se connaître ni savoir qui ils sont. Tristes, non pas qu’il leur reste à « trouver la bonne personne », concept auquel je ne crois guère, mais ils sont logiquement condamnés à passer le plus clair de leur vie avec un inconnu, ce qui n’est pas vivable.

Je les imagine avoir des moments de saturation où ils n’en peuvent plus de la promiscuité avec l’Autre. Je les imagine être parfois saisis d’une pulsion, d’un besoin d’air aussi soudain qu’impétueux qui ne tolère plus de délai… Ou bien qu’au moment où ils ont besoin d’un véritable cœur confident, ils n’ont comme seule possibilité que d’aller se cacher au fond de l’appartement, pleurer en secret en attendant que ça passe… Je les imagine rentrer chez eux après la soirée où ils se sont montrés à leurs amis, épuisés d’avoir fait bonne figure, tomber le masque, poser la montre sur la table de nuit et se coucher dos à dos sans un mot, soupirant déjà à l’idée de se réveiller dans quelques heures dans le lit d’un autre…

Bien sûr, ce n’est certainement pas le cas. Bien sûr, au moment même où j’imagine cela, ils sont peut-être en train de faire l’amour fougueusement et très passionnément ! Mais c’est simplement l’impression qu’ils me donnent.

Regretter l’impossible

Bonne petite claque l’autre jour en regardant Un mauvais fils, de Claude Sautet.

Cela me fait réaliser que j’ai toujours une tendresse particulière pour les films français des années 70. Sans trop pouvoir dire pourquoi, j’imagine une sorte de douceur de vivre pour cette période en France, d’authenticité, « d’état de grâce » qui dure et se rompt au début des années 80…

C’est curieux de se sentir nostalgique d’une époque que l’on n’a pas connue. Un ami né en 1959 me dit que lui, ce sont les années 50 qui le font rêver ! Est-ce que tout le monde a cette sensation que « l’âge d’or », c’est celui juste avant qu’il vienne au monde ?

C’est bien possible : que l’on soit ce genre de personnes surtout aptes à se lamenter, quelle que soit l’époque où elles vivent, qui se prennent à rêver du temps précédent. Celui qui est inaccessible… Un peu comme ce penchant qu’on peut avoir de s’intéresser à une femme seulement une fois qu’il est trop tard, qu’il n’y a plus aucune chance : qu’elle a dit non, qu’elle est amourachée d’un autre, ou qu’elle nous a fait part son départ prochain pour un autre continent !

« C’est toujours quand tu dors que j’ai envie de te parler… »

Couple impossible

Dieu sait que l’amour est indulgent avec les hommes, il s’accommode des « grands écarts » entre :

  • un homme laid et une femme sublime,
  • un vieux briscard et une petite jeunette,
  • un bon vivant ventripotent et une sportive chevronnée,
  • un type fauché et une bourgeoise…

En revanche je suis formel (je viens d’en croiser un) : il ne peut pas fonctionner de couple où la femme a une trop grande différence de grandeur avec l’homme.

C’est rédhibitoire. Quel que soit l’amour que ces gens se portent, leurs qualités réciproques, leur histoire… L’un à côté de l’autre, ils donnent à voir un spectacle simplement trop croquignol pour que l’entourage, ou le miroir, leur renvoie autre chose qu’une image négative ou comique. Image qui lentement et sûrement, vient à bout de leur union un de ces jours.

Comment en serait-il autrement ? Comment l’homme de ce couple n’en arriverait pas, au gré des regards fugitifs et narquois, à développer naturellement une rancune envers sa femme ? Ou à se vexer à force qu’on ne prenne jamais son duo au sérieux ? Comment ne finirait-il pas par prendre ombrage du fait que le monde persiste à voir, là où il manifeste sa passion et sa virilité, l’image d’un petit garçon donnant la main à sa grande sœur, ou tendant le front à maman pour recevoir un baiser ?

Et par « grandeur », je ne parle pas seulement de taille : plus généralement, l’amour ne s’accommode pas d’une trop grande différence d’allure et de prestance. Il n’y a qu’à se rappeler cette fête, que nous avons essentiellement passée désolé, à regarder cette fille élégante et distinguée à l’autre bout de la pièce, tenir à son bras une loque à casquette sans style ni tenue… Spectacle aussi désolant que celui d’un âne saillant une jument : le fruit de l’union sera peut-être plus tard un mulet robuste et vaillant ; en attendant la scène est, le temps de son accomplissement, exclusivement bouffonne, disgrâcieuse et grotesque.

Quand « comme par hasard », tout concorde

Dans son essai sur l’amour (De l’amour), Stendhal évoque le phénomène intéressant de cristallisation : ce moment de la rencontre amoureuse où tout, chez l’être aimé, devient charmant. Sa chevelure, son sourire, le moindre de ses traits, mais aussi ses défauts : son travers caractériel, son grain de beauté au milieu du nez…

Ce n’est pas tout à fait que l’amoureux perd sa capacité critique, c’est qu’il est comme fasciné, il aime la personne dans son essence et il n’est plus temps de faire un tri mesquin, de minauder, de raffiner son choix…

Stendhal note par ailleurs que :

  • la cristallisation est réversible. Quand on a pris quelqu’un en grippe, quand on a décidé de le détester, le moindre de ses gestes nous devient intolérable. Le même mot, anodin dans la bouche d’un autre, écorche notre oreille quand il vient de la personne qu’on a dans le pif !
  • le phénomène dépasse le cadre purement sentimental. Telle musique, par exemple, qu’on écoute sous un certain aspect, devient tout à coup génialissime, transcendante dans la moindre de ses notes… Ou tel personnage qu’on découvre devient « le plus grand génie de tous les temps », jusque dans sa façon de tenir son journal, etc.

C’est là que ça devient intéressant : car il est vrai qu’on peut reconnaître la cristallisation chez toute personne qui « s’entiche de… ». Le jeune esprit qui découvre Marx voit tout à coup des spoliations partout autour. L’étudiant qui s’intéresse à la psychanalyse aperçoit tout à coup des symboles incestueux et castrateurs dans chaque recoin de la réalité. Et si vous avez découvert une façon de voir les choses qui vous a séduite, vous allez, dans les jours ou les semaines qui suivent, en trouver de nombreuses confirmations « objectives » dans le quotidien.

On fait un constat, on s’intéresse à un aspect des choses, et tout à coup cet aspect ressurgit partout dans la nature. « Comme par hasard ! » Et n’importe quel bouquin, n’importe quelle discussion semble alors nous parler justement de cela. On se dit alors « c’est bien vrai, tout cela se retrouve dans la réalité »… Alors que rien n’est dans la réalité et tout est dans le prisme à travers lequel on regarde le monde désormais.

Stendhal nous dit que notre passion « cristallise » ainsi tant qu’on ne connait pas son « pourquoi ».