Auteurs-fleuve

Certains grands auteurs, s’ils avaient vécu à l’ère du blog, n’auraient peut-être jamais écrit de roman. Plutôt que des romanciers, ce sont des « journaliers ».

Le talent d’un Proust, d’un Musil, d’un Céline, n’est pas de construire une histoire – avec un début, un développement, un pic dramatique et une fin – mais de coucher sur le papier des moments, des images, des idées, des considérations…

  • De Mort à crédit, l’on peut très bien retrancher certains épisodes (comme celui de l’Angleterre) sans qu’aucun remaniement ne soit nécessaire ni que le lecteur ne s’en aperçoive : le récit s’en porte tout aussi bien, la fin peut rester la même, l’œuvre garde tout son sel.
  • L’homme sans qualités ou la Recherche du temps perdu peuvent se prendre en cours, s’ouvrir à n’importe quel endroit, durer 100 pages de plus ou de moins… Leur intérêt ne réside pas dans l’histoire contée mais dans le délice et l’exactitude des moments. La lecture du livre entier n’apporte pas en soi de plaisir autre que celui qu’on savoure au cours de la lecture.

Ces auteurs-fleuve ne sont pas des romanciers stricto sensu. Qu’ont-ils au fond à exprimer ? Un style. « Seulement » un style. Un style tel qu’il peut souffrir l’absence de construction narrative. D’une certaine façon, ils ont travesti ce qu’ils avaient à dire – une succession de moments narrés – sous la forme du roman pour pouvoir en faire un livre. Parce que c’était le moyen qui était à leur disposition à cette époque.


Peut-on se risquer à dire, sans malice, que Céline aurait été encore meilleur blogueur que romancier ?

Nécessité fait loi

La première fois que j’ai vu l’affiche dans le métro, j’ai cru à une blague. Et puis renseignement pris, non : ce livre existe vraiment et c’est celui d’une auteur confirmée, mature, visiblement réputée… Quelque part dans le monde, il y a des gens qui attendent Les écureuils de Central Park sont tristes le lundi pour savoir s’il est à la hauteur de son prédécesseur : Les yeux jaunes des crocodiles…


C’est bien embêtant, qu’à première vue un livre ait la même apparence qu’une œuvre littéraire. Parce qu’il y a des gens qui écrivent des livres comme ça, facultatifs, pour s’amuser, lesquels livres viennent se glisser parmi les autres : ceux qu’il faut vraiment lire. Au bout d’un moment, tout est mélangé, cela créé des quiproquos et il est bien difficile de s’y retrouver.

A l’heure où l’édition est foisonnante, où les étales de librairie sont une jungle perpétuellement renouvelée, où tout est encensé avec le même enthousiasme avant de disparaître dans l’oubli, il est utile de poser des repères, d’établir une méthode discriminante pour nous aider à faire le tri. J’ai un jour trouvé cette phrase (impossible de me rappeler l’auteur ni même la formulation exacte), principe redoutablement efficace pour y voir clair et dégoter les livres qui méritent d’être lus :

« Je ne vais pas me forcer à lire ce qu’on n’a pas été contraint d’écrire »

Une règle d’or, une étoile du berger : la Nécessité.

Je ne vais pas me forcer à lire, car lire est exigeant. Nous n’avons pas toute la vie pour lire, et toute la vie ne suffirait pas à simplement faire le tour de la littérature incontournable, à connaître ses « classiques ». Notre temps de lecture est compté, nous ne pouvons nous permettre de le perdre dans la nouveauté, le futile, l’amusant… Notre temps de lecture est compté : permettez qu’on ne l’accorde pas à la légère ! Pourquoi offrirais-je mon attention et mon espoir à quelqu’un qui a écrit « comme ça », pour passer le temps, pour faire le beau, ou même pour « faire un roman réussi », ou parce que c’est son métier ! Foin des écrivains du joli et du plaisant ! Foin des artistes de l’écrit ! Ou de ceux pour qui « exprimer son émotion » constitue déjà une œuvre en soi. Nous ne laissons leur chance qu’aux œuvres nécessaires !

Les œuvres nécessaires, ce sont ces œuvres qui contiennent quelque chose de vrai, qui disent quelque chose. Ce sont celles que l’auteur n’avait pas le choix d’écrire : il n’a pas écrit en bricolant, en réfléchissant aux artifices, aux « effets spéciaux »… Il n’a pas écrit pour faire rire ou pleurer. Il a écrit pour se débarrasser d’un poids. Il a écrit au prix d’une certaine douleur (« tu enfanteras dans la douleur »…). Et ce n’est pas faire cas du seul art torturé : la douleur dont je parle peut être plus ou moins exprimée, lancinante ou aigüe, se décliner dans les nuances, se faire mélancolie, manque, désarroi… Elle ne se retrouve pas forcément dans l’œuvre, elle est simplement palpable, elle est avant tout celle de l’écrivain.

Vous le sentez tout de suite, quand l’œuvre a été écrite par nécessité, pour dire quelque chose, et qu’elle vient augmenter votre propre vie, ou quand ce n’est qu’un livre, écrit pour écrire. La nécessité est ce qui distingue le propos véritablement profond et empreint de vérité. La nécessité est ce qui fait la différence entre l’artiste qui livre un morceau vivant d’humanité, et le simple artisan astucieux, à la Tarantino : habile à créer un beau petit objet qui fonctionne, mais qui restera toujours au seuil du chef d’œuvre. Ceux-là sont simplement des gens talentueux, qui exécutent leur numéro de petit singe. Il leur manque un quelque chose d’impérieux. Il leur manque le sens.

Evidemment, la meilleure garantie en matière d’œuvres nécessaires, pour ne pas se tromper, c’est de taper dans les grands auteurs classiques : ils sont « classiques » justement parce que la nécessité de leur message concerne tous les hommes et toutes les époques. Mais, me dira-t-on, ce n’est pas comme ça qu’on va soutenir les nouveaux talents littéraires d’aujourd’hui et de demain… Certes. Mais qui vous a demandé de le faire ?