« Rechercher l’autre »

« La jalousie, le désir et l’appétit de procréation ont une même origine, qui est la souffrance d’être. C’est [elle] qui nous fait rechercher l’autre, comme un palliatif ; nous devons dépasser ce stade afin d’atteindre l’état où le simple fait d’être constitue par lui-même une occasion permanente de joie. »

Michel Houellebecq dans La possibilité d’une île.

« Espérer des autres »

« Cesser de vivre d’espoirs, c’est-à-dire de croire qu’un contact amical peut changer quelque chose à sa vie. Quand on est jeune, on espère confusément quelque chose des autres et de soi-même. On cesse d’être jeune quand on distingue entre soi-même et les autres. Et l’on vieillit de deux manières : en n’espérant plus rien, même pas de soi-même (pétrification, abêtissement) ou bien en espérant seulement de soi-même (activité). »

Cesare Pavese dans Le métier de vivre.

« Nous ravoir dans les autres »

« Pourquoi devrait-on être mieux en communiquant avec un autre qu’en étant seul ? (…) Etant donné que nous demandons aux autres ce que nous avons déjà en nous, pourquoi ne nous suffit-il pas de regarder et de boire en nous-mêmes, et pourquoi nous faut-il nous ravoir dans les autres ? Mystère. »

 Cesare Pavese dans Le métier de vivre.

La peur de l’étranger

Il existe une peur de l’étranger. De ce qui est étranger. Non pas l’étranger extérieur, à découvrir ou conquérir, mais l’étranger intérieur : celui à laisser entrer en soi.

On retrouve cette peur chez les gens un peu rigides, qui par exemple ne supportent pas l’impromptu. Ceux qui ont besoin de savoir d’avance comment les choses vont se passer et qui font tout pour que cela se passe ainsi par la suite. Vous ne les faites pas dévier de leur programme, sous aucun prétexte. Ils ne veulent pas risquer qu’il leur arrive quelque chose qu’ils n’ont pas commandé. Peur de l’étranger. 

Exemple type : le compère de voyage qui ne tient pas à flâner dans les ruelles sans avoir visualisé le plan, ne sort pas de l’hôtel sans le guide, ce guide qu’il lit, relit, et vous lit en permanence. Guide tout le temps, partout, même une fois arrivé au sommet : devant la vue plongeante qui s’offre à lui, il ne regarde pas le paysage mais lit ce que le guide en dit !

Cette peur de l’étranger se retrouve encore chez ceux qui, tout juste confrontés à quelque chose de nouveau (une rencontre, une idée, un fait d’actualité…), doivent aussitôt l’avoir compris, analysé, dépiauté, mis à plat sur la table de dissection et rendu inoffensif. Ils comprennent et excusent tout, mettent tout instantanément en cohérence. Tout entre dans un prisme. Le résolument nouveau ne tarde pas à trouver sa place parmi les étagères de leur cerveau. Peur de l’étranger.

Exemple type : l’ami, à la sortie du cinéma, qui vous demande ce que vous avez pensé du film alors que vous êtes encore dans l’escalier qui mène dehors, chamboulé, plein d’images, les oreilles bourdonnantes. Et il profite de ce que vous êtes groggy pour vous asséner sa compréhension à lui, son jugement bientôt définitif. Rêve expédié.

Voici, littéralement, la xéno-phobie : une certaine manie du contrôle, immédiatement tout rattraper, tout assimiler, tout intégrer à l’univers connu… Trouver sa place à tout, l’insérer dans son système. Ne laisser aucune chance à ce qui peut perturber la cohérence de ce système. Ne pas laisser entrer et vagabonder en soi l’étranger. Du moins pas sous sa forme étrangère. Seulement sous sa forme digérée.

La peur de l’étranger est une défense naturelle : parce que le corps étranger est ce qui peut nous tuer. Mais elle est également le signe, pour l’organisme, d’un manque de force ou de confiance en soi. Il y a de la peur de l’étranger :

  • dans la mentalité de certaines jeunes filles, fragiles, un peu rigides et effarouchées, 
  • dans l’ADN américain, lorsqu’il déracine les cultures indiennes, ou qu’il renomme à sa façon les lieux étrangers (« Omaha Beach ») pour y déverser ses chewing gums et sa liberté,
  • dans les Velouté Fruix, qui visent à obtenir un yaourt complètement mixé, sans aspérité et sans morceaux de fruits,
  • dans le village global à la sauce Attali, qui supprime la différence en la clonant partout, qui sous prétexte d’accueil et d’ouverture, standardise le monde, le mixe jusqu’à en éliminer les vrais morceaux de fruits… Dans toutes les villes les mêmes boutiques, dans tous les pays les mêmes chaînes et entreprises. Où part-on en voyage, dans le village global ? Où va-t-on à la rencontre de l’étranger ?

Ne pas avoir peur de l’étranger. Le regarder en face dans toute sa différence et son étrangeté. Le laisser nous faire peur. Le laisser faire son œuvre en nous. Laisser pénétrer le frisson de l’étranger. Accepter de ne pas comprendre. Ne pas nier, ne pas aplanir, ne pas englober. L’échange est riche tant qu’il y a de la différence. De l’étrangeté. C’est-à-dire de l’incompréhension. Incompréhension, jusqu’au malaise. C’est le jeu.

Traiter comme un chien

Il y a les gens qui n’aiment pas les chiens et qui en conséquence leur fichent la paix. Il y a les gens qui pensent aimer les chiens, et qui en achètent un pour lui imposer toutes sortes de traitements : le trésor sera couvert d’attentions, shampouiné, coiffé et parfumé, il ira partout dans la maison, aura sa vie, mangera le même menu que ses maîtres au même moment… Ces maîtres ont en général un chien qui obéit mal, qui ne tient pas en place et aboie sans raison. Ils ne comprennent pas : ils lui donnent beaucoup d’amour pourtant, et le traitent comme un membre de la famille… En vérité, c’est précisément pour ça que le chien est malheureux ! 

Les gens qui aiment véritablement les chiens mettent leur psychologie humaine de côté et s’efforcent de discerner les besoins de l’animal. En fonction de cela, ils établissent des principes, des règles fermes entre eux et lui. Le chien ne mange jamais avec eux, ne se promène pas librement dans les pièces ni sur les fauteuils, marche à leur pied, reçoit une punition lorsqu’il fait une bêtise, toujours la même. « Principes inhumains ! » disent les autres, qui ne comprennent pas que traité comme un humain, un chien n’a pas plus de raison d’être heureux qu’un homme qu’on fait manger dans une gamelle.

Principes inhumains, qui correspondent à ce que le chien demande : un cadre qui définit sans ambiguïté la place de chacun dans le rapport social tel qu’il existe dans les meutes. Un chien est dominant ou dominé ; il attend simplement qu’on active en lui l’une ou l’autre pulsion pour s’y consacrer une fois pour toutes. Placé en dominé, le chien obéit aux ordres et cela ne le rend pas malheureux le moins du monde. Pourvu qu’on se tienne aux rôles définis avec maîtrise et constance. Mais s’il n’est confronté à aucun dominant, le chien prend la place de lui-même : il accepte alors mal les directives. Bazardé de dominant à dominé en fonction de la situation et de l’humeur de son maître, il ne comprend plus. Quelques années à ce régime et la contradiction le mine et empêche son épanouissement. Les plus agressifs seront piqués, les autres garderont à vie ce regard rond de chien paumé, que leurs maîtres trouvent « mignon » mais qui au fond veut leur dire « putain mais qu’est-ce que tu fous ? ».

Dans la sphère humaine, les rapports et les comportements sont plus complexes que le schéma canin dominant/dominé mais le principe reste le même : ce qui est important, c’est de traiter l’autre tel qu’il est plutôt quel tel que nous le voyons. Le véritable respect, c’est de traiter son prochain, non pas comme un chien, mais comme il convient de traiter un chien : c’est-à-dire en s’efforçant de le connaître dans son étrangeté, de comprendre son altérité et son fonctionnement au-delà des désirs et des aspirations qu’on formule pour lui.

On retrouve cette idée dans certains films à mentalité « samouraï » : plus que de justice, il y a une idée de justesse du traitement prescrit. Respecter l’autre, c’est lui appliquer en conséquence le traitement exigé, parfois au-delà de celui qu’il semble demander. Et à l’inverse, l’attitude – faussement tolérante et véritablement laxiste – qui consiste à passer l’éponge, laisser faire, peut s’avérer irrespectueuse. Accorder systématiquement l’excuse, pardonner d’emblée un manquement, fermer les yeux sur un mauvais comportement… C’est une certaine forme d’arrogance. On tolère pour autrui ce qu’on ne permet pas à soi. On le dispense de la morale à laquelle on s’astreint comme s’il n’en était pas digne.

Pitié, arrogance : le final de Dogville

Traiter d’égal à égal, ce n’est pas toujours renvoyer un sourire ou une tape dans le dos. Ce peut être punir le voleur plutôt que le dédouaner, combattre l’ennemi plutôt que l’ignorer, exclure un traître plutôt que le bouder, ou encore accepter la supériorité du plus fort, du plus brillant, se mettre sous sa protection plutôt que le nier ou le railler. Bref : prendre sa responsabilité.

Et l’irrespect, ce sont les flonflons de ces mauvais maîtres qui brisent l’identité de leur chien. Ces gens s’aiment eux, de manière tellement forte que leur corps ne suffit plus : ils ont acheté un chien comme extension d’eux-mêmes, pour déverser ce trop plein d’amour propre. Ils aiment tant leur nature qu’ils ignorent celle du chien et lui imposent la leur. En amour, en amitié, ils procèdent de la même façon : ils substituent à la personne de leur entourage un masque qu’ils ont rêvé de toute pièce, échafaudent pour elle des projets et des aspirations qui n’ont rien à voir avec ce qu’elle est vraiment, ruminent dans leur tête des vérités et des fantasmes qu’ils écrasent sur la figure des gens. Comme pour le chien, l’Autre est une extension d’eux-mêmes : un déversoir dans lequel répandre leur narcissisme débordant.

Ailleurs ne change rien

Existent-ils vraiment, ces autres endroits, ces autres époques, qui soi-disant nous conviendraient mieux ?

En regardant autour, il y a évidemment des lieux ou des époques qui vus d’ici semblent plus propices à notre caractère, à notre bonheur, à ce qui nous plaît et nous intéresse… Mais si nous avions effectivement vécu à ces époques : aurions-nous vraiment vécu à notre aise ? Aurions-nous été quelqu’un de réjoui, d’exalté ? Aurions-nous vécu insouciant, occupé seulement à profiter de la vie ? Ou bien aurions-nous été le même râleur insatisfait qui peste contre son temps et ses semblables ?

Le piège, ce serait de traverser cette vie en se contentant de la satisfaction de moquer ses petits travers, de relever ses apects ridicules et absurdes. Petit observateur, petit cynique, petit redresseur de torts, il te faut trouver une façon de vivre positive. Ici et maintenant. Quelque chose de solide qui te ravisse et qui persiste plus d’une heure. Plus d’un voyage. Plus d’un livre. Plus d’une rencontre.

Paradoxe végétarien

Parmi les arguments du végétarien pour ne pas manger de viande, figure l’invitation à dépasser un « anthropocentrisme » par trop borné : l’homme serait un animal comme un autre et à ce titre, ne devrait pas se sentir supérieur de quelque façon, ni traiter les autres animaux comme des produits à sa disposition.

Ce zèle à se mettre à la place de l’animal, à se penser comme animal, relève justement d’un terrible fourvoiement anthropocentriste. Car « penser à la place de », considérer l’autre et se mettre à sa place, est bien le privilège exclusif de l’homme. C’est justement parce que nous ne sommes pas « un animal comme les autres » que cette empathie nous est possible.

L’animal, lui, fonctionne sur un mode foncièrement opposé : il ne cherche jamais à penser comme quelqu’un d’autre que lui-même. Au contraire, tout ce qui l’environne est soit pensé comme quelque chose pouvant potentiellement se rapporter à lui, soit pas pensé du tout. Son propre est de n’admettre l’existence de l’autre que comme moyen en vue de ses fins.