Paradis immédiat

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Le temps des utopies est derrière nous, c’est bien connu. Et dans le futur, c’est jusqu’à la capacité de se projeter qui a disparu : la société ne sent plus le besoin de deviner ce que l’avenir lui réserve, ni de se fixer des rêves lointains à réaliser. La mentalité collective vit désormais conscrite dans cette courte vue qu’on reprochait jadis aux politiques : l’horizon immédiat lui suffit.

Dans le futur, pourquoi inventer un avenir alors que le présent en est déjà un ? Alors que la nouveauté est perpétuelle et que les révolutions et les progrès sont le lot quotidien ? Pourquoi planifier le monde de demain alors qu’on est convaincu qu’il n’y a pas d’au-delà et qu’il faut être heureux ici et tout de suite ? Penser le futur ? Le bonheur est ici et maintenant, pourvu qu’on mange sainement et qu’on fiche un peu la paix à la nature. Ici et maintenant parce qu’il n’existe rien d’autre.

Dans le futur, les hommes ont appris à aimer leur présent, à en être euphoriques, au point qu’ils n’ont souci plus que de l’améliorer, de le préserver, mais non pas de le changer. Par exemple, il n’y a plus de véritable science-fiction : les œuvres dites de science-fiction sont en réalité des œuvres fantastiques, où s’opèrent des croisements entre différents univers imaginaires déjà existants. L’utopie, l’exercice de rêver, de fantasmer, est toujours là mais on rêve d’autres mondes, parallèles, pas de mondes « plus tard ». Toutes les ambitions et les lubies ont été remisées au profit d’une seule qui a pris toute la place : l’utopie ultime, l’utopie du présent.

L’utopie du présent fait voir par exemple le travail non plus comme du travail mais comme un moyen de s’épanouir ; elle fait voir l’argent qu’on n’a pas comme quelque chose qui « n’est pas ce qui compte » ; le lopin qu’on ne peut pas acquérir comme quelque chose de « tant mieux ! comme ça rien ne nous retient » ; et si l’entreprise n’offre plus de carrière toute tracée : bon débarras ! Bonjour mobilité, liberté, flexibilité… Dans le futur, les hommes ont appris à chérir un mode de vie au rabais : de bon gré ils respectent les principes de Restriction Durable. Préserver les ressources, se faire tout petit, ne pas laisser de traces… Vivre sobre à tous points de vue. Les hommes se sont affranchis de tout ce qui pouvait les séparer d’un bonheur immédiat, à portée…

Désormais, le présent est tout ce qu’il y a : lorsqu’on est ambitieux, visionnaire, on pense d’une part à le perfectionner, à l’entretenir… et d’autre part à éliminer tout ce qui sur terre fait obstacle à l’établissement du paradis immédiat. C’est ainsi que, dans le futur, les gens sont indignés par ce qui ne va pas bien tout de suite. Ils ne tolèrent pas que le présent utopique soit entaché et lancent des moratoires, des plans d’action, parfois même des guerres humanistes… Ils sont si satisfaits de leur présent que, quand l’occasion se présente, ils veulent l’étendre aux régions du globe où il tarde à advenir.

Yi-King et café turc

En renvoyant les techniques de divination (tarot, astrologie, bonne aventure…) au rayon « superstition, ésotérisme et autres conneries », on passe à côté d’une dimension tout à fait concrète, rationnelle et enrichissante que revêtent ces disciplines : un principe qui n’a rien de surnaturel, qui ne consiste pas à « deviner ce qui va arriver » mais simplement à nous aider à considérer un problème, à réfléchir différemment aux choses qui nous touchent.

Voici par exemple :

comment on lit dans le marc de café : on boit un café turc jusqu’à ce qu’il ne reste que le dépôt au fond de la tasse. On recouvre la tasse de sa soucoupe et on la retourne afin que la « boue de café » s’y déverse. On pose une pièce de monnaie sur le dessus en songeant à un « vœu ». On attend que le marc refroidisse puis on le fait lentement couler de la soucoupe à nouveau dans la tasse. Le marc, épais, laisse des traînées, ainsi que sur la paroi intérieure de la tasse. Ce sont ces « traînées » que votre liseur ou liseuse déchiffre, en y reconnaissant des figures qui correspondent à des symboles, un peu à la façon des tarots (la famille, la chance, la menace…). La personne évoque avec vous ces symboles et la façon dont ils peuvent interférer avec votre « vœu ».

comment on tire le Yi-King : le Yi-King se base sur un manuel chinois très ancien qui propose un système de 64 figures pour décrire et interpréter « les états du monde et leurs transformations possibles ». Là encore, l’idée est de penser à une idée, un projet, un problème… pour obtenir une clé de lecture. On prend en main un paquet de baguettes (style mikado) et on procède à un tirage. Cela consiste à couper à plusieurs reprises le paquet selon une mathématique précise, en retenant à chaque fois un certain nombre de baguettes en main. Les nombres obtenus sont utilisés dans des calculs pour être convertis en figures et composer un hexagramme, qui trouve son interprétation dans le manuel. On vous donne ainsi une lecture de la façon dont le problème ou le projet auquel vous pensez peut se transformer.

Ce qu’il est important de comprendre, c’est qu’il n’y a là-dedans rien de « magique ». Pas plus ni moins que dans le fait de consulter un psy ou de faire un jogging dans la forêt pour se sentir mieux. Le « diseur de bonne aventure » ne va pas vous révéler le malheur qui va vous arriver mardi prochain. Il vous propose simplement une « réponse », un spectre à travers lequel regarder votre problème. La seule chose de magique, ce sont les principes actifs qu’on peut retrouver dans ces deux méthodes, et qui rendent la méditation fructueuse. 

  • Il y a d’abord le mélange entre recherche personnelle et recours à l’autre : au départ, la démarche est intime de se poser une question secrète, de projeter une situation qu’on porte en soi (idée, désir, projet, problème) et de travailler dessus. Mais il y a également la nécessaire présence d’un autre : une personne « oracle », extérieure, qui aide à révéler ce qui est en nous.
  • Cette personne ne connaît jamais la question que vous posez ; c’est en toute ignorance qu’elle en discute avec vous, vous fait approfondir des pistes, vous propose une clé de lecture… Il y a donc ce travail partagé : « l’oracle » est à la fois le maître du jeu et le simple huissier, passif, qui n’est là que pour appliquer les règles. C’est vous qui faites le travail, qui donnez du sens à ses mots, qui les faites « parler » en leur donnant la teinte de votre question. 
  • J’aime également le rôle du temps. Le marc de café demande le temps de refroidir pour dessiner ses symboles. Le Yi-King demande le temps de trier les baguettes, qui peut prendre facilement 40 minutes. Temps perdu, temps profitable. Pendant ce temps, votre question agit en vous. Les gestes et le cérémonial vous laissent le loisir de mariner dans ce questionnement, et tout en même temps vous en distraient : ils accaparent votre attention et votre capacité de réflexion. La méditation est en partie inconsciente.
  • Il y a enfin ce mélange de méthode et de hasard : les symboles, les nombres obtenus, sont complètement aléatoires, mais extraits à l’aide d’une méthode rigoureuse, de gestes méticuleux. La « réponse » qui vous est donnée vient ainsi à la fois de vous et du hasard. Votre sort est à la fois entre vos mains et entre d’autres. Cette « réponse », ma foi, en vaut bien une autre, mais en l’occurrence c’est celle que le hasard vous offre d’approfondir.

En somme, ces méthodes sont tout simplement une façon de chercher en soi une réponse, un moyen pour s’aider à faire le vide dans sa tête, exposer un problème sous un jour nouveau, mettre à plat les solutions envisageables et trouver une nouvelle façon de les aborder, avec l’espoir qu’on parvienne, grâce à l’éclairage obtenu, à atteindre des idées, à lire en soi des pages qu’on n’aurait sans doute pas lues sans « divination ».

Profession : ratés

C’est amusant : professionnellement les gens sont toujours le raté d’un autre.

Un prof de sport, c’est un jeune espoir de l’athlétisme qui s’est ruiné la rotule. Un conseiller municipal, c’est un maire pour qui personne n’a voté. Et un capitaine de ferry, ce n’est pas Porquerolles ou l’île d’Oléron qu’il visait à l’horizon : c’était le détroit du Bosphore, le canal de Panama, les eaux de l’Antarctique… A bord d’un cargo !

De la même façon, il est complètement improbable qu’un éditeur ne soit pas, en réalité, quelqu’un qui a des projets de romans à lui plein la besace. Quelqu’un qui ne veut être éditeur que de lui-même au fond, c’est-à-dire écrivain.

Oh, des éditeurs qui ne sont pas des écrivains ratés, il y en a. Les éditeurs de manuels scolaires par exemple : ceux-là rêvaient dès le départ d’être éditeur. Mais plutôt chez Gallimard, dans un bureau élégamment vieillot décoré de portraits de Beckett, Yourcenar, Faulkner, en noir&blanc… Et non pas chez Hachette, dans un bureau encombré de présentoirs pour Passeport CE2 !

Et ne croyez pas que le scénariste BD soit quelqu’un qui vive son rêve : il tuerait au contraire pour faire autre chosesavoir manier le crayon. Le scénariste BD regarde son dessinateur avec rancœur et envie. Dessinateur qui pour sa part, donnerait tout pour faire autre chose que gribouiller des Mickeys ! Lui a toujours rêvé d’être Van Gogh, sans jamais y parvenir.

Et Van Gogh lui-même, il ne fait pas de doute qu’il aspirait à tout autre chose qu’à la peinture ! La peinture, l’oeuvre qu’il est parvenu à réaliser, toute colorée qu’elle soit, comme elle devait lui paraître fade, frustrante ! Fade, par rapport au sublime qui jaillissait et éclaboussait dans sa tête.

C’est amusant.
C’est drôle.
C’est drôle et c’est d’un triste !