« Gardons-nous de penser que le monde est un être vivant. Nous savons à peine ce qu’est la matière organique : ce qu’il y a d’indiciblement tardif, de rare, de hasardeux sur la croûte de la terre, nous irions jusqu’à en faire quelque chose d’essentiel, de général et d’éternel, comme ceux qui appellent l’univers un organisme ?
Gardons-nous de croire que l’univers est une machine : il n’a pas été construit en vue d’un but, et c’est lui faire un bien trop grand honneur. Gardons-nous de voir partout quelque chose d’aussi défini que le mouvement cyclique des planètes voisines : l’ordre astral où nous vivons est une exception. La condition générale du monde est de toute éternité le chaos.
Gardons-nous de reprocher à l’univers de la dureté et de la déraison, ou bien le contraire. Il n’est ni parfait ni beau ni noble et ne veut rien devenir de tout cela ! Il ne possède pas non plus d’instinct de conservation et de façon générale, pas d’instinct du tout ; il ignore aussi toutes les lois.
Gardons-nous de dire qu’il y a des lois dans la nature. Il n’y a que des nécessités. Personne ne commande, personne n’obéit, personne ne désobéit.
Gardons-nous de dire que la mort est opposée à la vie. La vie n’est qu’une variété de la mort, et une variété très rare.Quand donc aurons-nous fini de nous ménager ? Quand toutes ces ombres de Dieu ne nous troubleront-elles plus ? Quand aurons-nous entièrement dépouillé la nature de ses attributs divins ? Quand retrouverons-nous la nature pure, innocente ? Quand pourrons-nous, nous autres hommes, redevenir nature ? »
Friedrich Nietzsche dans Le Gai Savoir.