Maman gâteaux

psychorigide

Cette année, je compose avec une mère de famille qui fait garder ses enfants avec les miens. C’est une personne maniaque, peu amène, plutôt sèche et sans humour. J’ai compris à qui j’avais à affaire dès notre première entrevue car ce type de personnes ne sait guère différer sa véritable manière d’être ni se faire passer pour agréable, mais je n’avais pas vraiment d’autre choix à ce moment.

Elle a une certaine manie du contrôle : puisqu’elle ne peut passer ses journées avec ses enfants, elle laisse une multitude de consignes sur les activités, les rythmes des journées, les jeux auxquels jouer… Elle a évidemment tous les blocages orthorexiques et les petites exigences alimentaires qui simplifient la vie : friandise et biscuiterie industrielles absolument proscrites, lait de vache à éviter et à remplacer par le lait de chèvre (« comment, vous n’avez pas entendu parler ? »), interdits casher pour ne rien compliquer… Tout, parmi les produits qu’elle achète, est « spécial » et adapté ; rien ne se trouve dans la distribution traditionnelle.

Cet environnement entièrement contrôlé et filtré par elle, ces aliments « purifiés » et sans risque, tout cela est fait pour le bien des enfants sans doute, mais cela revient au final à leur rendre le quotidien naturel impossible et à les nourrir de choses principalement fades et sans saveur. Peut-on grandir et devenir quelqu’un de bien dans ces conditions ? Est-on capable d’apprécier la vie avec toute sa pulpe lorsqu’on a essentiellement été nourri aux yaourts déshydratés, aux biscuits diététiques, aux graines de tournesol, aux fruits – « bio » peut-être, mais dont le goût est absolument méconnaissable ?

charcut

J’ai quelque part dans la tête l’idée que l’on finit par devenir ce dont on se remplit. Et que quelqu’un qui aime les bonnes choses, qui donne de l’importance aux plaisirs de la table, est plus susceptible qu’un autre de devenir bien. Pourquoi cela ? Parce qu’a contrario, je n’ai jamais vu qu’un type qui minaude ou chichite sur la nourriture, ne chichite pas AUSSI sur le reste. L’ami végétarien est toujours quelqu’un d’un peu chiant et qui manque de sel. L’amie qui fait la difficile ou veille à sa diète n’est jamais la bout-en train du groupe. Celui qui pinaille dans l’assiette pinaille dans la vie : c’est un emmerdeur à tous points de vue, un bousilleur d’instants.

Par corollaire, il ne faut jamais s’attendre non plus à ce qu’un caractère d’emmerdeur bien trempé se révèle exceptionnel cuisinier, fin connaisseur de charcuteries ni même amateur de bonne chère. Et j’en reviens à ma mère de famille. Pas un instant je ne l’imaginais passer du temps et du plaisir derrière un fourneau, jusqu’au soir où rentrant chez moi, je trouve sur la table un gâteau fait maison, à peine entamé. Je me rends à l’évidence : c’est elle qui l’a fait et amené pour que les enfants en profitent. Dès lors, je suis terriblement curieux de connaître quel genre de gâteaux peut faire une personne aussi sèche, de qui n’émane aucune générosité, aucune rondeur, aucune gourmandise… quelqu’un qui est a priori le contraire d’une « maman gâteaux ». L’aspect ne trahit pas grand-chose. Visuellement, ce pourrait être un gâteau basque, bien que légèrement ratatiné. J’en détache une tranche, la porte à ma bouche, et là… merveille ! La consistance : indéfinie entre le flan et le gâteau aux noix. La fadeur : absolument parfaite ! C’est quasi-mystique : tout dans ce gâteau est extrêmement fidèle à l’être déshydraté de celle qui l’a conçu ! C’est le goût qu’elle aurait si on devait la manger.

Car, c’est le plus fabuleux et je suis catégorique : le gâteau n’était pas raté ! (raté comme pourrait l’être un gâteau trop cuit, trop sucré ou pas assez…) Non, il était réussi ! C’est-à-dire que l’on pouvait sentir que c’était bien le gâteau auquel elle voulait arriver : le gâteau conforme à ses principes et à sa philosophie. Sans doute ne l’avait-elle pas goûté mais les ingrédients, la recette, avaient été réfléchis selon sa logique d’appauvrissement. Aussi, est-ce la tension, l’énervement qu’elle avait accumulés en moi, ou la jubilation d’avoir raison : ça a été plus fort que moi ; alors que les miettes se répandaient dans ma bouche, j’ai été pris d’un éclat de rire nerveux. Seul dans ma cuisine, j’ai ri, coincé entre l’envie de recracher et celle de pousser l’expérience sensorielle jusqu’au bout !

Pur et impur

Il est de plus en plus courant de rencontrer de ces gens qui consacrent une attention particulière à ce qu’ils ingurgitent, qui entretiennent une ou plusieurs lubies alimentaires et font des manières sur le menu : ils nous préviennent qu’ils ne mangent pas de ceci ou de cela, emmerdent le vendeur pour connaître la composition exacte du sandwich, s’il contient de la sauce et ce que cette sauce contient… Adeptes du bio, du frais, de la santé, amoureux d’un régime précis, fanatiques de l’hygiène, obnubilés par la traçabilité de l’assiette, déchiffreurs d’étiquettes sur les paquets alimentaires…

Ce n’est pas seulement mon constat, c’est aussi celui de médecins qui commencent à être confrontés à des cas « d’orthorexie » : c’est le nom qu’ils ont trouvé pour désigner ce nouveau rapport pathologique à la nourriture fait d’un contrôle trop strict, d’une discipline anormalement raisonnée et souvent pas raisonnable du tout. Nouveau, non pas en tant que tel : la maladie était jusque-là bien connue chez certains individus à la marge, adolescents, fragilisés… Nouveau du fait qu’elle touche désormais des catégories plus éduquées, plus intégrées économiquement et socialement. Le végétalien, l’obsédé du bio, n’est plus nécessairement un chevelu militant écolo à bonnet, mais peut à l’occasion être avocat, la quarantaine, jouant au tennis le dimanche, ou encore une mère de famille aisée et épanouie qui vit formidablement depuis qu’elle s’est installée à la campagne.

Ce qui explique facilement cette mutation, cette contagion, c’est l’installation d’un climat favorable. A la faveur d’un renversement, d’une inversion des valeurs, ce qui hier était perçu comme maladif – cet attachement excessif à la pureté alimentaire comme pureté de soi, est devenu socialement accepté dans le nouveau monde bobo-bio, vivant au rythme des campagnes de paranoïa publique de la vache folle, du concombre tueur, du fumer tue, du manger-bouger.fr et autres cinq fruits et légumes par jour.

Dans ce monde-là, les manies alimentaires sont normalisées, le pinaillage bienvenu, l’obsession encouragée d’apercevoir le monde sous l’angle propre/sale, pur/impur, sain/malsain… « Je mange pur donc je suis pur ». A quoi on pourrait ajouter « je pense pur », « je parle pur », car ce régime scrupuleux va au-delà de l’assiette et s’applique aux nourritures spirituelles, à la pensée, aux opinions, que l’on rejette en bloc quand elles sont « nauséabondes », voire même aux gens qui peuvent être déclarés « infréquentables » et doivent alors disparaître sur le champ de l’espace public, du plan de travail de la cuisine…

Une religion en chasse une autre. Car il est amusant d’observer que ce rapport à la souillure, au propre et au sale, cette autodiscipline alimentaire et hygiénique qui a rattrapé la société civile et laïque, était jusque-là l’apanage du religieux. A l’origine de bien des livres sacrés, il y a, peut-être plus encore que la soif de divin, ce besoin de règles de salubrité à l’usage de populations du désert, de code civil hygiénique, social, alimentaire… Ce qu’il faut faire et ne pas faire, manger et ne pas manger, toucher et ne pas toucher. Et c’était d’ailleurs le progrès du christianisme de rompre avec cette vision « magique » du pur et de l’impur.

La spécificité de Jésus, son « petit + » par rapport aux autres prophètes qui secouaient les principes du judaïsme orthodoxe à son époque, c’est justement l’idée qu’il n’y a rien de pur ou d’impur en soi, que la pureté ou la saleté ne résident pas dans une chose ou une personne, qu’elles ne sont pas dans ce que l’on dit ou ce que l’on mange, mais dans le cœur et les intentions de celui qui les manipule. En vertu de quoi, une pute ou un lépreux pouvaient à ses yeux toujours gagner leur rédemption et s’avérer plus « purs » que l’hygiéniste pharisien, le cul-béni, ou celui qui a mangé bio-casher tout comme il faut…

En cela le christianisme ressemble à une religion plus mature, du moins plus moderne que d’autres : parce qu’il contient en lui-même son propre dépassement, en promettant le ciel non pas à celui qui applique ses mille-et-une règles à la lettre, mais à celui qui en a pénétré l’esprit et en fait un usage libre. En cela notre modernité prend de plus en plus les attributs d’une religion archaïque : parce que le salut et la liberté qu’elle propose ne s’atteignent qu’au prix d’un régime strict, conçu pour estomacs fragiles, balisant de ses règles scrupuleuses l’étroit chemin à travers le jardin d’épines, d’immondices, de choses impures et interdites.

Années 2000

Les années 80, c’était moche mais au moins ça avait une couleur. Il se trouvera toujours quelqu’un pour vouloir revivre les années 60, 70, 80… Personne, en revanche, n’aurait l’idée de regretter les années 90 : les années 90, c’était creux et atone ; une décennie de transition, qui n’est qu’une série de revivals des décennies précédentes. Les années 90 ressemblent étrangement à une gigantesque émission présentée par Arthur, pleine de best-of, d’archives, de bêtisiers, de Top 50, de remix, qui tournent en boucle… La singularité des années 90, c’est de n’avoir aucune saveur propre.

Les années 2000, au moins, ont une couleur, même si c’est celle du clean et de la transparence.

Années 2000 et leur côté clean : plastique, numérique, surfaces planes. Tactiles. Lisses mais pas dérapantes. Règne du blanc translucide. Comme la coque d’un ordinateur Apple. Comme un Planet Sushi. Années 2000 et le pipi clair du rock électro, le dégueulis propre des beats tamisés, les voix modulées électroniquement. Négligé chic. Maîtrisé inoffensif.

Années 2000, et leur design plat. Minimaliste. Comme une commode Habitat. Comme un objet designé par Philippe Starck. Comme un projet immobilier qui « intègre les espaces de verdure au cœur du bâtiment »… Années 2000 et la pureté des formes, des choses, des sentiments, de l’alimentaire.

Années 2000 et leurs aplats de couleur enjoués, arc-en-ciel, pots de peinture. Splash ! Murakami ! Maternelle ! Gaga. Années 2000 et la béatitude enthousiaste. « Donnez votre avis ! ». Social. Média. Participatif. Flash. Mob. « J’aime ! ». Années 2000 et le gobelet Starbucks à votre prénom. Années 2000 et le tout-à-portée, portable, portatif…

No it’s not.

Naked : bio, bar à salade, bar à soupes

… etc. etc. …

Et tant pis pour ceux pour qui, ce qui séduit, ce qui attire, ce qui intrigue, c’est justement le rouillé, le tordu et le sale. Le sang mêlé à la poussière. La graisse et les écrous.