Le malheur des intelligences trop raffinées, c’est de patauger dans les vérités : se perdre dans le détail, inspecter chaque aspect sous toutes les coutures, peser, sous-peser, le pour, le contre… Mesurer ce qui est vrai et ce qui est faux, et à quel point il est vrai ou faux… Au-delà d’un certain stade, ce qu’on gagne en justesse par la méticulosité du jugement, on le perd en temps et en action.
On est mieux inspiré parfois de procéder par généralité, par approximation grossière. Emballer le grain avec l’ivraie, jeter le bébé avec l’eau du bain… Décider par exemple une bonne fois pour toute que le reggae est nul : nous passerons sans doute à côté de quelques joyaux, mais nous éviterons de nous farcir des millions de titres soporifiques ou insupportables. Décider qu’untel est un con, plutôt que se le fader des heures jusqu’à exhumer une pépite de valeur humaine (que d’emblée, nous savons qu’il contient). Et dès lors qu’une femme qui s’était avérée sympathique bien que tordue, nous fait douter de notre confiance, laisser tomber le mystère et les contradictions, et aller voir ailleurs !
Ma grand-mère était championne pour cela. Elle vous jugeait sur pièce, par un bref examen, pour ne plus jamais changer d’avis. Puis elle vous plaquait cet avis sur la figure. Mon cousin, par exemple, était un cancre, elle l’avait décidé. « Toi tu n’aimes pas trop les études », lui disait-elle amusée. Lui faisait tout pour lui démontrer le contraire : « il y a certaines matières que j’aime, comme la physique ». « Oui, mais ce que tu préfères, c’est t’amuser ». Il s’est débattu des années pour la dissuader, mais rien à faire. Et moi, c’était décidé, j’étais le contemplatif : la seule chose qui m’importait, c’était de « me retrancher dans ma tour d’ivoire » pour qu’on me fiche la paix. A chaque fois que j’allais la voir, ma grand-mère s’escrimait à m’expliquer que je n’aimais pas venir, que j’étais celui parmi ses petits-enfants qui venait le moins souvent… Et si je lui apportais la preuve que je venais aussi souvent que les autres, elle disait : « oh oui, tu fais ça pour être gentil. Mais ce que tu préfères, c’est rester tranquille, là-bas dans ta maison, dans ta chambre, tranquille dans ta tour d’ivoire ! ».
Cette péremption et cette étroitesse d’esprit m’ont longtemps agacées. J’ai toujours cherché à m’échapper de cette définition qu’elle essayait de me coller. Mais il a fallu se rendre à l’évidence : c’est ma grand-mère qui avait raison. Car aujourd’hui il est clair que, tout comme mon cousin était effectivement un cancre et n’a jamais cessé d’être médiocre dans ses études et son travail, ma seule ambition à moi a toujours été de me dégager du temps libre pour me retrancher dans ma tour d’ivoire. Avec un peu de jugeotte, je l’aurais compris plus tôt. J’aurais pu en plaisanter avec ma grand-mère et partager de beaux moments de complicité avec elle, qui m’avait cerné immédiatement et mieux que quiconque, y compris mieux que moi-même. Au lieu de ça, je lui ai toujours bêtement opposé mes démentis et aujourd’hui elle est morte.
Oui, aussi révoltant que soit le procédé, c’est ma grand-mère qui avait raison. Et la vie fait souvent de même : elle décide que vous êtes comme ci ou comme ça une bonne fois pour toutes, et vous ne pouvez plus jamais être autre chose.