Elite intellectuelle

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À son origine, le terme « méritocratie » est péjoratif, inventé par Michael Young pour les besoins d’une social-fiction dystopique écrite dans les années 50 : L’Ascension de la méritocratie. L’auteur imagine la dérive autoritaire d’une société où une élite de diplômés et d’experts, se considérant éclairée, ne veut plus prendre le risque de laisser les masses non savantes jouer avec la démocratie.

Le livre, que je n’ai pas lu, préfigure avec cinquante ans d’avance une certaine actualité où les pouvoirs politique et économique sont concentrés par une “élite intellectuelle” formée dans les mêmes quelques écoles, dépensant pour le capital éducatif de ses enfants afin d’assurer sa reproduction sociale, et se méfiant comme d’une lèpre de la classe des “non diplômés”. Le narrateur, commentateur réjoui et satisfait n’ayant cesse de louer le système, rappelle lui aussi non sans un certain trouble notre cher Christophe Barbier !

Aujourd’hui, la réalité de la fracture sociale et politique contre laquelle le livre mettait en garde est quasiment admise, objectivée par l’événement des gilets jaunes et les constats des meilleurs observateurs de notre temps. Il conviendrait toutefois de prendre quelques précautions en définissant plus précisément ce que l’on entend par « élite » ou « bourgeoisie intellectuelle », et de ne s’en exagérer ni l’élitisme, ni l’intellectualité.

Les happy few dont on parle sont en réalité assez nombreux, s’accumulant dans la vaste catégorie CSP+, qui mêle à la bourgeoisie classique toute la génération montante d’une classe moyenne aisée. Ça fait du monde. Et si l’on qualifie cette élite “d’intellectuelle”, c’est par opposition à “manuelle” davantage que pour souligner une faculté d’esprit extraordinaire. Bien au contraire, il est frappant de constater combien les jeunes de cette classe “privilégiée” ont tout autant été concernés que les autres par l’effondrement de la culture générale, du savoir et de la civilité.

Certes, ils font des études, hautes ou tout du moins coûteuses ; mais dans des écoles dispensant un savoir technique spécialisé applicable dans le secteur tertiaire, donc rapidement obsolète. Certes ils ne sont pas dépourvus d’intelligence, mais une intelligence que leur expérience du monde et de la société caresse toujours dans le sens du poil. Il en découle un sentiment d’être constamment dans son droit, guidé par le juste et la raison avant tout ; une conception du bien et du mal essentialiste et la vision d’un progrès universel. Il en découle une impression nette que ses convictions sont les bonnes et qu’il ne peut pas tellement en exister d’autres.

Certes, ils raffolent de culture, le budget qu’ils y consacrent est croissant. Mais leur curiosité fait ses courses dans la production la plus actuelle et l’agenda spectaculaire du moment. Culture et divertissement sont pour eux un même panier dont ils ne veulent pas distinguer les torchons des serviettes. Ils ont cependant l’illusion d’être ouverts et éclectiques parce qu’ils absorbent tous azimuts les séries et sagas que la Machine leur propose. Parce qu’ils suivent assidûment le rythme effréné des sorties. Parce qu’ils apprécient les drames de Xavier Dolan aussi bien que les animés japonais. Leurs sources d’infodistraction sont essentiellement médiatiques et étonnamment identiques. France Inter pour tout le monde, Netflix, Society, Quotidien de Yann Barthès et les quelques mêmes chaînes YouTube, monopolisent le gros du temps de cerveau disponible. Ce n’est pas une pique ni une caricature facile, c’est tristement vrai et cela se vérifie d’un individu à l’autre, d’un bout du pays à l’autre, au gré des discussions et références entendues.

Ces causes s’ajoutant les unes aux autres, l’effet est brutal : il est désormais loisible, en s’entretenant avec un de ces jeunes pleins d’avenir, de découvrir les lacunes incroyables qui espacent leurs connaissances. Sans même parler de culture classique ou “savante”, la culture et le cinéma populaires qui remontent à avant leur naissance est déjà terra incognita pour certains. Cela donne une femme aisée de 23 ans à qui l’on parle du dernier western et qui interrompt pour demander « c’est quoi une diligence ?« . Ou encore une profession intellectuelle qui vous demande, à propos du roman XIXè que vous tenez dans les mains si « c’est pas trop chiant » ; et qui considère par principe qu’un film de la fin des années soixante est déjà trop lent ou trop vieux pour être regardé aujourd’hui. Enfin, c’est une cinéphile parisienne qui, entendant parler d’Apocalypse Now, s’immisce dans la conversation pour demander si c’est « ce film avec Will Smith« …

Tout cela n’empêche pas ce petit monde de se ressentir “urbain”, “CSP+”, “aisé”, et de se croire élite, certes sympathique et décontractée mais élite tout de même, un cran au-dessus des ploucs du point de vue intellectuel, culturel et moral. C’est d’ailleurs une dernière chose que l’on peut dire à ce sujet : cette classe intellectuelle est relativement consciente d’elle-même ; sans aller jusqu’à se revendiquer, elle se reconnaît, et beaucoup de ses pairs, si on les y invité, s’y assimilent, l’acceptent et en conviennent assez volontiers.

De fait, il serait plus juste de parler d’élite culturelle ou morale plutôt qu’intellectuelle. Car c’est une identité psycho-sociologique qui les lie et les distingue, bien plus qu’un quelconque patrimoine intellectuel, philosophique, politique ou spirituel. Il existe une définition dont je n’ai jamais pu retrouver l’auteur et qui le dit parfaitement : « Le bobo est celui qui n’a de relation ni avec le matériel, ni avec le spirituel ».

N’enterrons pas le bobo

A une époque, portés par des expressions-cultes signées Audiard ou Coluche, on parlait des « cons ». Par exemple : « les cons, c’est à ça qu’on les reconnaît », etc. Et puis c’est passé de mode et on a fini par reconnaître un con à ce qu’il sorte une généralité sur « les cons »…

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Il en va un peu de même avec le concept de « bobo ». Devenu galvaudé, il est récupéré par les bobos eux-mêmes, qui s’amusent à en repérer à chaque coin de rue. Si bien que, comme « le con » à son époque, on ne sait plus aujourd’hui qui est bobo et qui ne l’est pas. On sait seulement que c’est toujours un bobo ou un con qui s’amuse à le dénicher ! Et le concept est sur le point de passer de mode.

Pourtant le profil « bobo », bourgeois bohème, demeure pertinent et encore palpable dans la société, me semble-t-il. Le bobo, c’est celui qui met son épanouissement et son bonheur au premier plan, sans plus de notion de devoir ou de dette. Le bobo est la version « moyennisée » du bourgeois décadent : celui sous le règne de qui s’est déprécié le goût des affaires bien tenues qu’avait Papa, au seul profit de l’oisiveté que le statut conférait. Le bobo est l’avènement d’un type humain, annoncé d’assez longue date faut-il dire. On en trouve des prémices chez Nietzsche. Il est peut-être bien aussi « l’homme sans qualités » de Musil. Il se prénomme « homme-masse » chez Ortega y Gasset ou encore « homo festivus » chez Muray.

N’enterrons pas le bobo.

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Vu en tête de gondole d’une librairie une collection de petits « livres de cuisine » proposant des recettes à base de produits industriels célèbres : Coca-Cola, bonbons Haribo, crème de marrons Faugier, Carambar…

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Aujourd’hui, il est en effet possible de faire croire à des gens que ces recettes peuvent être appétissantes, et que des sucreries industrielles peuvent être des ingrédients de cuisine honorables. Il y a, pour gober cela, le désormais célèbre public « adulescent » : cette catégorie de personnes qui, à 30 ans passés, n’ont jamais cessé de prendre un goûter, de manger des céréales dans lesquelles un jouet est offert, et dans la vie de qui le Nutella™ ou les Chamallows™ continuent à jouer un rôle important.

L’engouement pour ce type de cuisine (si engouement il y a) repose sur une équation simple : « si A est bon et si B est bon, alors A+B est très bon ». Et ça ne se limite pas au goût : au-delà des « glaces aux Smarties’ » et des « brownies aux M&M’s », il y a une tendance à proposer, dans la culture populaire, des agrégats de saveurs, censés faire saliver comme si cela en démultipliait le goût. On croit ou fait semblant de croire que l’addition de deux choses bonnes donne quelque chose de deux fois plus bon.

C’est ainsi que pour faire un film nouveau et original « encore meilleur », on se permet d’empiler grossièrement deux genres l’un sur l’autre, ou encore de surajouter les héros et les acteurs comme des ingrédients, sans aucune crainte de l’indigestion ou de la faute de goût.

inglourious-basterds aliens cowboys« Cowboys + Aliens » / « Nazis + coolitude » : double ration !

AvengersTous les héros réunis = meilleur film d’action de tous les temps !
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Les-Seigneurs6 acteurs comiques = film 6 x drôle

Cette façon de penser et d’avoir son compte relève d’une logique boulimique, gloutonne et assez américaine. Elle procède d’une inversion complète entre qualité et quantité. Singeant la créativité et l’invention, elle ne fait en réalité qu’empiler et accumuler les matières. Et alors qu’elle devrait apparaître instinctivement fausse et repoussante à un Européen, elle trouve tout de même son terreau chez nous par la grâce de l’américanisation des esprits. Cela passera peut-être, comme une mode, ou cela s’installera au contraire durablement dans notre façon de goûter et d’apprécier les choses.

Pur et impur

Il est de plus en plus courant de rencontrer de ces gens qui consacrent une attention particulière à ce qu’ils ingurgitent, qui entretiennent une ou plusieurs lubies alimentaires et font des manières sur le menu : ils nous préviennent qu’ils ne mangent pas de ceci ou de cela, emmerdent le vendeur pour connaître la composition exacte du sandwich, s’il contient de la sauce et ce que cette sauce contient… Adeptes du bio, du frais, de la santé, amoureux d’un régime précis, fanatiques de l’hygiène, obnubilés par la traçabilité de l’assiette, déchiffreurs d’étiquettes sur les paquets alimentaires…

Ce n’est pas seulement mon constat, c’est aussi celui de médecins qui commencent à être confrontés à des cas « d’orthorexie » : c’est le nom qu’ils ont trouvé pour désigner ce nouveau rapport pathologique à la nourriture fait d’un contrôle trop strict, d’une discipline anormalement raisonnée et souvent pas raisonnable du tout. Nouveau, non pas en tant que tel : la maladie était jusque-là bien connue chez certains individus à la marge, adolescents, fragilisés… Nouveau du fait qu’elle touche désormais des catégories plus éduquées, plus intégrées économiquement et socialement. Le végétalien, l’obsédé du bio, n’est plus nécessairement un chevelu militant écolo à bonnet, mais peut à l’occasion être avocat, la quarantaine, jouant au tennis le dimanche, ou encore une mère de famille aisée et épanouie qui vit formidablement depuis qu’elle s’est installée à la campagne.

Ce qui explique facilement cette mutation, cette contagion, c’est l’installation d’un climat favorable. A la faveur d’un renversement, d’une inversion des valeurs, ce qui hier était perçu comme maladif – cet attachement excessif à la pureté alimentaire comme pureté de soi, est devenu socialement accepté dans le nouveau monde bobo-bio, vivant au rythme des campagnes de paranoïa publique de la vache folle, du concombre tueur, du fumer tue, du manger-bouger.fr et autres cinq fruits et légumes par jour.

Dans ce monde-là, les manies alimentaires sont normalisées, le pinaillage bienvenu, l’obsession encouragée d’apercevoir le monde sous l’angle propre/sale, pur/impur, sain/malsain… « Je mange pur donc je suis pur ». A quoi on pourrait ajouter « je pense pur », « je parle pur », car ce régime scrupuleux va au-delà de l’assiette et s’applique aux nourritures spirituelles, à la pensée, aux opinions, que l’on rejette en bloc quand elles sont « nauséabondes », voire même aux gens qui peuvent être déclarés « infréquentables » et doivent alors disparaître sur le champ de l’espace public, du plan de travail de la cuisine…

Une religion en chasse une autre. Car il est amusant d’observer que ce rapport à la souillure, au propre et au sale, cette autodiscipline alimentaire et hygiénique qui a rattrapé la société civile et laïque, était jusque-là l’apanage du religieux. A l’origine de bien des livres sacrés, il y a, peut-être plus encore que la soif de divin, ce besoin de règles de salubrité à l’usage de populations du désert, de code civil hygiénique, social, alimentaire… Ce qu’il faut faire et ne pas faire, manger et ne pas manger, toucher et ne pas toucher. Et c’était d’ailleurs le progrès du christianisme de rompre avec cette vision « magique » du pur et de l’impur.

La spécificité de Jésus, son « petit + » par rapport aux autres prophètes qui secouaient les principes du judaïsme orthodoxe à son époque, c’est justement l’idée qu’il n’y a rien de pur ou d’impur en soi, que la pureté ou la saleté ne résident pas dans une chose ou une personne, qu’elles ne sont pas dans ce que l’on dit ou ce que l’on mange, mais dans le cœur et les intentions de celui qui les manipule. En vertu de quoi, une pute ou un lépreux pouvaient à ses yeux toujours gagner leur rédemption et s’avérer plus « purs » que l’hygiéniste pharisien, le cul-béni, ou celui qui a mangé bio-casher tout comme il faut…

En cela le christianisme ressemble à une religion plus mature, du moins plus moderne que d’autres : parce qu’il contient en lui-même son propre dépassement, en promettant le ciel non pas à celui qui applique ses mille-et-une règles à la lettre, mais à celui qui en a pénétré l’esprit et en fait un usage libre. En cela notre modernité prend de plus en plus les attributs d’une religion archaïque : parce que le salut et la liberté qu’elle propose ne s’atteignent qu’au prix d’un régime strict, conçu pour estomacs fragiles, balisant de ses règles scrupuleuses l’étroit chemin à travers le jardin d’épines, d’immondices, de choses impures et interdites.

Temps des nomades, chant des gitans

Amusant concept que celui de la propriété : car il ne tient qu’à nous de croire que celui qui a acheté le terrain l’occupe de droit. La propriété est un accord purement arbitraire, le propriétaire n’a rien de réel et les signatures ne sont jamais que des preuves que deux hommes ont échangé de l’argent à un moment donné. Le terrain, lui, n’est relié à personne en quelque façon, il s’appartient sans se soucier de ce qui se trame sur son dos.

Est-ce cette réflexion qui habite les Têtes Raides, San Sévérino, et tous ces simili-clochards de la chanson française qui fredonnent sur un accordéon que le monde est à tout le monde, je me balade partout ? Ils jugent fascisante l’idée d’avoir un patrimoine qui nous appartient et ne veulent chanter « Paris est beau quand chantent les oiseaux » que s’il rime avec « Paris est laid quand il se croit français ». Après les Ferrat qui chantaient communiste, voici les chantres de l’esprit gitan. Et cet esprit fait des merveilles quand pour glorifier le nomadisme, il se cache sous un documentaire historique ! Je fais ici allusion au film « Le Sacre de l’Homme », 2ème volet du programme de France 2 qui reconstitue l’odyssée préhistorique de l’espèce. Cet épisode, pour retracer la sédentarisation, met en scène la rencontre entre une tribu nomade et une peuplade sédentaire.


Le sacre de l’homme (1/9)

Les nomades sont présentés comme des êtres innocents, vivant d’amour et d’eau fraîche, ayant « le goût de l’aventure »… Tandis que les sédentaires sont rabougris et mesquins et n’ont d’autre rêve que de conserver leurs acquisitions. Les nomades sont écolos : ils s’accomodent de branchages. Mais les sédentaires, avec leurs constructions, plient la nature à leur volonté. Les nomades aiment l’étranger : il est une occasion de rencontre. Les sédentaires sont racistes : ils le voient comme une menace pour leurs biens. Oui, la propriété a tout gâché : elle a corrompu l’innocence. Et quand les nomades volent les sédentaires, on nous explique que ce n’est pas leur faute : eux ne croient pas faire de mal, ils pensent cueillir des baies sauvages. Ce sont les sédentaires, avec leur sale vision des choses, qui inventent la notion de vol !

Cette belle idéologie d’insouciance et de nomadisme est ce qui provoque en réalité la majorité des problèmes entre humains. Et ce n’est peut-être pas un hasard si de plus en plus on nous enjoint de renoncer à l’idée de propriété. Pourquoi voulez-vous une maison, nous dit-on ? Pourquoi voulez-vous un boulot ? Pourquoi voulez-vous un pays ? On dort si bien à la belle étoile ! Et le travail, c’est ennuyeux, vous n’allez tout de même pas garder le même toute votre vie ! Il faut bouger ! Mo-bi-li-té ! Mais en vélo, vous comprenez. En vélo de location ! Pourquoi vous embêter à posséder une voiture, qui salit la nature en plus ! Mai 68 a tout bouffé, qu’on vous dit ! Plutôt que de pleurer toutes ces choses qu’on ne compte plus vous offrir, mieux vaut chanter l’esprit gitan !

En réalité, l’idée de propriété – s’approprier un morceau de terre, une idée, un savoir – est salvatrice. Dans la vie, il y a les gens qui créent des biens : ils sont propriétaires d’un savoir-faire, d’un art, d’une connaissance, qu’ils cultivent et entretiennent. Ils œuvrent dans le sens de l’accroissement de valeur dans le monde. Autour gravitent les autres, les « nomades ». Les nomades ne possèdent rien et sont incapables de créer. Comme dans le documentaire, ils ne savent pas qu’on peut voler, ils ne savent pas qu’on peut créer. Ils croient que rien n’appartient à personne, que tout est tombé du ciel en l’état, que la richesse est en quantité finie et limitée sur la planète et que chacun en arrache une part à sa convenance. Les nomades n’ont rien à proposer au monde. Ce sont des pillards.

Le pillard a commencé par tuer et voler. Au fil des siècles, il a adapté sa technique : exploitation, esclavage, commerce… Aujourd’hui il s’approprie en consommant les créations des autres. En art, en amitié, en loisir, il pille, suce, mange et digère. Il éponge, absorbe, il « assiste à ». Il achète, sans jamais donner de lui-même. Il n’a pas de respect pour le bien ou pour le producteur car il ignore le travail et la compétence que renferme la chose qu’il convoite. Dans sa tête, créer cette chose est une formalité. Et si l’on questionne son comportement de pillard, de client, il répond que les oiseaux sont beaux, que le soleil brille, que le monde est une forêt dont chacun ramasse les fruits à sa guise, et que « zut, laissez-nous vivre » !

C’est tout cela qui transparaît dans l’attitude nomade de client intégral. C’est un esprit naturel chez l’enfant, « pauvre » par excellence, qui prend, absorbe, regarde, écoute, consomme, se remplit avec avidité. On est adulte quand on développe une conscience pour soi et une pour le monde ; quand on considère qu’il y a un temps pour se construire avec les choses de l’extérieur et un temps pour créer, donner, produire.

Gonflette intellectuelle

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La musculation est une activité ridicule comme chacun sait. Non que son principe soit plus idiot que n’importe quel sport, mais parce qu’elle consiste à acquérir – à imposer – quelque chose dont le corps n’a pas besoin. En temps normal, chacun est musclé à l’exacte mesure de ce que son corps et son activité quotidienne requiert. Le déménageur a de gros bras pour et parce qu’il porte des cartons toute la journée, le tennisman a un avant-bras particulièrement musclé pour et parce qu’il frappe dans la balle, et le glandeur a exactement autant de muscles qu’il faut pour appuyer sur une manette de jeux vidéo.

Considérons maintenant la gonflette de l’esprit. Tous ces littéreux qui ont toujours une critique avisée et bien sentie du dernier film sorti au cinéma, parlent avec le plus grand sérieux d’une BD manga qui est un chef-d’oeuvre, font des classements des groupes musicaux majeurs, se demandent si ce livre ne serait pas un roman cubiste… Il y a là une manie risible de nourrir son esprit au-delà de ses moyens, au-delà de ce que son quotidien nécessite. Moyennant quoi une effroyable quantité de biens et services culturels est consommée par la plupart d’entre nous absolument en vain.

On pourrait considérer ces littéreux avec le même mépris qu’on regarde Jean-Marc aller à la salle de muscu. Il se pourrait que ce qui est sain, c’est de garder l’usage de la culture pour les grands jours, comme un bon Champagne. Schopenhauer va même jusqu’à dire que c’est une condition du bonheur de ne pas philosopher trop haut ; ne pas développer son intellect au-delà du pur service de son intérêt individuel.