Fallait pas

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Ce sentiment qu’on ne vaut tout de même pas tout ça, que nos petits besoins de consommateur ne méritent pas toute cette débauche d’industrie, de technologie, d’efforts déployés pour soi. Les livres de Baudoin de Bodinat nous connectent efficacement à ce sentiment de « too much », qu’une certaine folie collective nous a toujours dissimulé : le fait que l’on ne s’étonne pas de faire tourner des centrales nucléaires simplement pour nous raser le matin ou de nous faire couler un café, ou qu’on éjecte des satellites de téléphonie dans l’espace afin que l’on puisse demander ce qu’on mange ce soir…

Exemple, ce joggeur de ville croisé cet hiver, équipé d’un article molletonné spécialement découpé pour épouser son visage, le protéger du froid qui pique, tout en le laissant voir et respirer. Une cagoule somme toute, mais bien différente de l’écharpe de ski, l’écharpe chic, l’écharpe en lin et la cagoule pour braquage de banque qu’il possède déjà : une cagoule à usage exclusivement sportif, en matière respirante, légère, confortable à n’en point douter, évidemment lookée comme un article de running. Le coureur ne semblait pas ému une seconde qu’une industrie Décathlon entière se soit attelée à la tâche, ait réfléchi et confectionné en masse cet accessoire exactement adéquat pour son petit usage. S’il faut faire dessiner des stylistes, produire des tissus de synthèse et coudre de petites mains asiatiques pour que Monsieur soit parfaitement à l’aise pendant sa course du matin, soit. C’est tout à fait normal.

Exemple, la jeune étudiante qui trouve tout naturel de pouvoir générer des milliers d’heures de vidéo sur YouTube, d’encombrer des téraoctets de serveurs à l’autre bout du monde pour se montrer déballant une paire de chaussures, une tablette numérique, ou pour commenter idiotement une émission de télé déjà idiote. Hypertrophie narcissique. C’est normal et c’est de l’en empêcher qui serait dictatorial.

Exemple, ces films à grand spectacle et budget faramineux, déployant des trésors de technique et de pyrotechnique pour à la fin aboutir à un film de plus, générer un effet affectif laborieux qui ne restera dans l’esprit des amateurs les plus férus que quelques heures après la projection, déjà éclipsé par l’annonce d’une suite, d’un prequel, d’un volet 2, 3, 4 à la franchise. Mégalomanie du consommateur. Personne pour ressentir cette chose, ce sentiment de confusion : « c’est très gentil, mais fallait pas… ».

Le monde semble compter autant de gens convaincus par la nécessité d’une consommation responsable, plus sobre, plus raisonnée… que de personnes absolument étrangères à ce sentiment de « fallait pas », y compris et surtout pour leurs usages les plus futiles. Ils sont autant, et ce sont souvent les mêmes.

« Il n’est pas prévu que ce monde ait à vieillir »

Visiblement il n’est pas prévu que ce monde ait à vieillir : tout s’y détériore aussitôt, comme ces monuments récents qu’il faut déjà remettre à neuf, tout s’y fait dans une précipitation d’urgence, de sauve-qui-peut, de ça ira bien comme ça…

Baudoin de Bodinat dans La Vie sur terre.

« Pourquoi lui ne sent rien »

J’ai songé que le héros d’une utopie négative à contrôle intégral découvrant par miracle Albertine disparue, ou La Princesse de Clèves, en aurait la révélation stupéfiante que les populations d’avant vécurent donc avec des sentiments ainsi compliqués et prenants, et commencerait de réfléchir pourquoi lui ne sent rien ; mais dans le réalisme où nous existons, c’est pour se désennuyer à bord du train subsonique, sans faire attention que ces Affinités électives ont été rédigées à la plume d’oie ; à la lumière de quelques bougies, par quelqu’un qui n’a jamais pris de douche ni l’ascenseur, qui se chauffe au bois, envoie des lettres et voyage en voiture de poste ; sans délibérer que notre système nerveux s’est formé d’après des conditions matérielles sans aucun rapport, que nos perceptions de l’espace et du temps y sont par nécessité de nature différente, que la conscience ne peut être de la même sorte sous un ciel en circuit fermé, que ces modifications affectent tous nos sentiments et que l’amour, par exemple, ne peut plus être le même.

Baudoin de Bodinat dans La vie sur terre.

« Du salami sous blister »

« S’il est très facile, avec tous les documents mis à disposition, de démasquer (…) les limites culturelles et les préjugés qui faisaient la bêtise des hommes du passé (…) ; on aura moins d’aisance à démêler les conceptions de cette époque où nous sommes pris et qui a fait notre éducation (…) ; de cette époque qui trouve normal de disposer d’un réacteur nucléaire pour se raser le matin et faire le café ; qui n’imagine pas d’inconvénient à ce qu’on ravage l’univers de fond en comble afin de lui procurer du salami sous blister, de l’antitranspirant et des chemises infroissables ; qui ne s’étonne pas qu’on lui ajoute des rires enregistrés dans sa radiovision, qu’on défriche au bulldozer les derniers restes équatoriaux pour lui fabriquer des meubles de jardin qu’on peut laisser sous la pluie, (…) ou qu’on lui offre des satellites de téléphonie portative pour demander ce qu’il y a au dîner. »

Baudouin de Bodinat dans La vie sur terre.

« Dormir sur la banquette arrière »

Baudouin de Bodinat dans Au fond de la couche gazeuse :

« Compulsant les pages Science & Progrès, à retrouver les annonces disséminées d’un proche futur robotique dont les voix de l’expansion nous vantent l’inéluctabilité très attrayante ; très occupée à nous prendre en charge, à nous faire une vie comme avant elle se réservait à la haute classe : les voitures s’y conduisent toutes seules en connaissant le chemin, se garant elles-mêmes à l’arrivée dans Smart City, dans une magie quotidienne d’objets connectés à entremêler pour nous leurs sollicitudes ; où il suffit de parler aux appareils domestiques pour qu’ils obéissent à travailler (…), et c’est l’écran plasma qui importe une série nouvelle qui nous plaira sûrement ; où le logement sera comme une entité murmurante attentive à notre confort et le dressing fait des suggestions le matin d’après la météo, la balance s’adresse à l’optiphone afin qu’il vous coache en cuisine minceur en accord avec le logiciel de suivi médical inclus dans la police d’assurance, etc., et dehors c’est le robot serveur qui vous identifie dans le cloud et connaît alors vos penchants et peut conseiller le vin ; où un discret wearable contrôle les pulsations et la glycémie, calcule les calories brûlées et peut appeler en cas de malaise, etc. Tous ces enfantillages dont on se vexerait qu’on nous en suppose ravis si nous avions encore notre tête. Mais plus sérieusement où (…) ce sont déjà des algorithmes gérant les fonds spéculatifs sans s’occuper des conséquences pour nous ; et de gentils automates « dotés d’éléments de conscience » pour donner de l’empathie aux âgés et veillant qu’ils prennent leurs gélules, et c’est un logiciel comportementaliste analysant vos tensions faciales devant l’écran pour poser les bonnes questions sans jugement moral, (…) mais plus généralement où ce sera nous dit-on des robots intelligents et infatigables à endosser les tâches pénibles à notre place, le répétitif, le peu créatif, à piloter les processus simples ou complexes et s’occuper des réassorts pendant qu’on aura mieux à faire. Tout à fait comme des adultes s’activent et règlent les problèmes durant que les enfants sont plongés dans leurs jeux tactiles ou dorment sur la banquette arrière. »

Le manant

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J’apprends avec délectation que le terme manant, aujourd’hui péjoratif et qualifiant le cul-terreux, signifie en réalité « celui qui demeure ». C’est-à-dire celui qui reste à sa place, dans le temps et dans l’espace.

Alors que l’Ermite implique une démarche volontaire de retrait, d’isolement et d’exil, le Manant est simplement celui qui est là depuis le début, qui s’y trouve bien et qui entend y rester, entravant probablement par son immobilité la progression des agités qui ont maintenant atteint le seuil de sa chaumière et dont il gêne les velléités de vitesse, de mouvement, de déplacement ou de modification.

Dans le contexte actuel, le manant entrave aussi bien le projet libéral des Attali et autres Macron, appelant au village global, à la mobilité, à l’adaptation au « monde nouveau », que celui des forces du progrès, dites « de gauche », qui s’évertuent à changer les mentalités (de préférence celles des autres, pas les leurs). Sur la demeure du manant s’abattent les bourrasques de l’esprit entrepreneurial et celui de la bougeotte jeune, alliée pour l’occasion à la logorrhée libérale vantant les bienfaits de la remise en question, du qui-vive, de la souplesse, de la flexibilité, de la réinvention perpétuelle…

L’époque conjure le Manant de changer, de participer, de voyager, d’apprendre une troisième langue, de modifier ses pratiques, de se challenger, d’être malin.fr, de mettre son appartement en location sur AirBnb, de changer sa conception des choses ainsi que ses ampoules trop consommatrices, de lâcher la proie pour l’ombre et de saisir une offre tant qu’elle se présente… On l’y invite, on l’y enjoint, et cela sonne comme des sommations avant avis d’expulsion s’il persiste.

C’est en réalité la plupart des gens que le Manant trouve face à lui, tambourinant à son carreau. La plupart des gens ont besoin d’être animés d’un « projet », et d’en animer les autres ; le projet consistant à rester chez soi sans embêter personne ne suffisant pas à les contenter. C’est de la plupart des gens qu’il s’agit, depuis le généralissime embarquant les peuples dans ses aventures mortelles jusqu’à l’oncle emmerdeur qui, durant les vacances d’été dans la maison familiale, vient couper la télé aux enfants, parce que « avec le temps qu’il fait dehors ! », parce que « allez donc faire une promenade ! », parce que « il faut prendre l’air ! »…

En réalité, il ne faut rien du tout, naturellement. C’est simplement l’un de ces ordres crétins et incompréhensibles contre lesquels on ne peut rien.

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Dans Au fond de la couche gazeuse, Bodinat cite Benjamin Constant :

« Les habitudes ne sont pas une simple répétition machinale des manières de vivre, mais le degré de fidélité que nous portons à notre passé et à notre existence… Il n’y a pas d’habitudes si l’être n’a pas le sentiment de pouvoir les appliquer au-delà du présent : l’avenir est un élément de l’habitude non moins nécessaire que le passé ».

Et Bodinat ajoute de lui-même :

« Le bouleversement continuel du milieu ambiant ne détruit pas seulement les habitudes qui nous liaient ensemble et au monde, mais aussi les sentiments qui nous liaient à elles, qui nous liaient au monde et à nous-mêmes ; l’âge de l’Accélération détruit le monde commun où être ensemble les uns avec les autres, mais aussi ensemble avec soi-même ».