« Ni dans le besoin ni dans le malheur »

« L’amitié ne s’ébauche ni dans le besoin, ni dans le malheur (…). Si le malheur et le besoin ont pu constituer ou susciter l’amitié entre les gens, cela veut tout simplement dire qu’il ne s’agissait ni d’un besoin extrême ni d’un grand malheur.
Un chagrin n’est pas vraiment aigu ni profond si on peut le partager avec des amis. »

Varlam Chalamov dans Les récits de la Kolyma.

Satiété

Lorsque l’on mange au restaurant, on se sent rassasié quel que soit la quantité engloutie, bien plus que lorsqu’on prend un repas chez soi. Et au cinéma, un film ne nous paraît jamais complètement mauvais, jamais autant du moins que lorsqu’on le revoit diffusé à la télévision.

Pourquoi ? Parce qu’on a payé.

Avec certaines personnes, cela marche avec toutes les choses de la vie : parce qu’elles les ont faites, parce qu’elles les ont choisies, ces choses leur apparaissent nécessairement satisfaisantes. Elles ne vous diront jamais, par exemple, que des vacances ou quoi que ce soit s’est mal passé. Elles ne vous le diront pas, et elles ne le ressentiront peut-être même pas. C’est comme si ces personnes avaient un petit chef dans leur tête qui les obligeait à être contentes de ce qu’elles ont. Comme si ces personnes, devaient, à leurs propres yeux, être infaillibles, même pour la chose la plus futile, et elles plongeraient dans un état de dépression s’il en allait autrement, si quelque chose, dans leur vie, venait à clocher.

Paradis immédiat

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Le temps des utopies est derrière nous, c’est bien connu. Et dans le futur, c’est jusqu’à la capacité de se projeter qui a disparu : la société ne sent plus le besoin de deviner ce que l’avenir lui réserve, ni de se fixer des rêves lointains à réaliser. La mentalité collective vit désormais conscrite dans cette courte vue qu’on reprochait jadis aux politiques : l’horizon immédiat lui suffit.

Dans le futur, pourquoi inventer un avenir alors que le présent en est déjà un ? Alors que la nouveauté est perpétuelle et que les révolutions et les progrès sont le lot quotidien ? Pourquoi planifier le monde de demain alors qu’on est convaincu qu’il n’y a pas d’au-delà et qu’il faut être heureux ici et tout de suite ? Penser le futur ? Le bonheur est ici et maintenant, pourvu qu’on mange sainement et qu’on fiche un peu la paix à la nature. Ici et maintenant parce qu’il n’existe rien d’autre.

Dans le futur, les hommes ont appris à aimer leur présent, à en être euphoriques, au point qu’ils n’ont souci plus que de l’améliorer, de le préserver, mais non pas de le changer. Par exemple, il n’y a plus de véritable science-fiction : les œuvres dites de science-fiction sont en réalité des œuvres fantastiques, où s’opèrent des croisements entre différents univers imaginaires déjà existants. L’utopie, l’exercice de rêver, de fantasmer, est toujours là mais on rêve d’autres mondes, parallèles, pas de mondes « plus tard ». Toutes les ambitions et les lubies ont été remisées au profit d’une seule qui a pris toute la place : l’utopie ultime, l’utopie du présent.

L’utopie du présent fait voir par exemple le travail non plus comme du travail mais comme un moyen de s’épanouir ; elle fait voir l’argent qu’on n’a pas comme quelque chose qui « n’est pas ce qui compte » ; le lopin qu’on ne peut pas acquérir comme quelque chose de « tant mieux ! comme ça rien ne nous retient » ; et si l’entreprise n’offre plus de carrière toute tracée : bon débarras ! Bonjour mobilité, liberté, flexibilité… Dans le futur, les hommes ont appris à chérir un mode de vie au rabais : de bon gré ils respectent les principes de Restriction Durable. Préserver les ressources, se faire tout petit, ne pas laisser de traces… Vivre sobre à tous points de vue. Les hommes se sont affranchis de tout ce qui pouvait les séparer d’un bonheur immédiat, à portée…

Désormais, le présent est tout ce qu’il y a : lorsqu’on est ambitieux, visionnaire, on pense d’une part à le perfectionner, à l’entretenir… et d’autre part à éliminer tout ce qui sur terre fait obstacle à l’établissement du paradis immédiat. C’est ainsi que, dans le futur, les gens sont indignés par ce qui ne va pas bien tout de suite. Ils ne tolèrent pas que le présent utopique soit entaché et lancent des moratoires, des plans d’action, parfois même des guerres humanistes… Ils sont si satisfaits de leur présent que, quand l’occasion se présente, ils veulent l’étendre aux régions du globe où il tarde à advenir.

Politesses à la con

Laissons tomber les politesses à la con : ces gestes conventionnels, réflexes automatiques, qui à force de l’être trop, finissent par se vider de leur sens, et même parfois, produire l’effet inverse… On gâche comme cela de beaux moments, on détourne le sens de ce que font les autres pour soi.

Ainsi, quand vous recevez à déjeuner et qu’on se présente avec un bouquet de fleurs, évitez le « oh mais fallait pas »… Vous croyez renvoyer une politesse mais vous ne faites qu’expédier une situation que vous considérez gênante. « Fallait pas » : on ouvre la porte, on retire le bouquet des mains du convive sans même le regarder, et on l’emporte à la cuisine pour le mettre en vase, avant de réapparaître en changeant de conversation. Expédié, le bouquet !

Nous voulions être poli mais c’est tout le contraire, c’est même incroyablement grossier quand on y pense ! La personne se présente avec un bouquet de fleurs, et au lieu de la voir comme une personne qui fait un cadeau, nous voyons seulement quelqu’un qui se sent obligé. Notre « fallait pas » semble lui dire qu’il a fait ça pour s’acquitter du déjeuner.

Alors qu’après tout… Peut-être que la personne voulait vraiment nous offrir des fleurs ? Fallait pas ? Fallait pas débourser 20 euros pour rien ? Fallait pas passer tout ce temps à choisir dans l’humidité chez le fleuriste ? Fallait pas, vous êtes sûr ? Fallait pas avoir cette petite pensée pour nous ? Fallait pas embellir notre salon ? Fallait pas faire ce petit geste simple que nous ne prenons jamais la peine de faire pour nous ?

Dans la même collection, il y a la fameuse comédie de la main au portefeuille, entre les deux amis qui ont dîné au restaurant : « laisse ! ah non ! tu veux bien, dis ! »… Comédie toujours embarrassante, qui dure longtemps, gâche le dîner, et pire : qui finit par faire passer celui qui est arrivé à payer non pas pour le plus généreux mais pour le plus insistant, tandis que celui qui se fait inviter garde la sensation d’avoir « perdu » contre l’autre !

Voilà, dans les deux cas, à quoi aboutissent ces politesses à la con : déformer les intentions, détourner les sentiments, perdre le sens initial que l’on voulait donner au geste, passer à côté de quelque chose d’authentique… Par manque de simplicité, au final, tout le monde est un peu embarrassé, personne n’est véritablement content…

Alors la prochaine fois testez cela : votre meilleur ami vous propose de payer, ne jouez pas la comédie attendue. Non. Acceptez directement et sans hésitation, dès la première fois : « Tu m’invites ? Ça c’est gentil, ça me fait plaisir ! ». Toc. Il aura peut être un moment de flottement… Puis il tendra sa carte bleue au serveur avec une grande satisfaction ! Vous aurez deux visages illuminés. Testez. Un bon vieux « merci » heureux et authentique, plutôt qu’un « t’aurais pas dû ».

Le prestige du malheur

« La distinction qui s’attache au malheur est si grande », dit Nietzsche, « que si l’on vient vous dire « Mais que vous êtes heureux ! », vous ne manquerez guère de protester ».

A certaines personnes, il ne faut en effet jamais dire qu’elles sont heureuses ou qu’elles vont bien : elles vous contrent immédiatement et s’empressent de justifier le contraire. C’est qu’en les prenant en flagrant délit de contentement, en les suspectant de bien-être, vous contrevenez à une image qu’elles entretiennent en elles : que la vie est difficile ; qu’elle est difficile pour eux. Avec eux. Qu’elle ne leur fait pas de cadeau. Qu’ils sont à plaindre.

Ces gens tiennent au prestige du malheur comme si faire savoir qu’ils sont heureux pouvait attirer sur eux le mauvais sort. Et ils craignent leur bonheur comme si l’on allait leur en demander compte. Ils font, avec la personne qui leur affirme qu’ils ont bonne mine, comme avec l’huissier ou l’inspecteur fiscal à qui l’on doit absolument jouer la détresse et dissimuler son patrimoine.

Mais ce prestige a un prix. A minimiser ses joies pour réduire ses peines, on assure le rétrécissement de ses perspectives, de ses émotions, et finalement de son vécu. Cet état d’esprit finit par induire une vie où rien ne risque d’arriver.