L’Ami qui vous veut du bien

ami noir

Il y a le bien connu « ami noir » : celui qu’une personne accusée de racisme invoque pour se disculper. L’ami noir se décline en ami arabe ou en ami homosexuel selon les circonstances. A noter : l’alibi de l’ami noir, bien qu’imparable du point de vue du sens, est néanmoins disqualifié d’office, écarté d’un revers de manche sans autre forme de procès. Personne n’ira vérifier s’il existe ou si c’était du bluff : le fait d’avoir usé de l’argument suffit à confirmer, s’il en était besoin, le racisme congénital du suspect.

A côté de « l’ami noir », posons à présent le concept de l’Ami du Noir. L’Ami du Noir, c’est ce Blanc qui lui non plus, ne compte pas nécessairement de Noir dans son entourage, mais qui est toujours extrêmement sensible à ce que ce Noir se sente bien. Il anticipe tout ce qui, dans les discussions, dans l’espace public, pourrait ne pas convenir à une personne de couleur si d’aventure il en entrait une. Si, à l’Antillais de la soirée, quelqu’un demande dans le vif d’une discussion quelles sont ses origines, l’Ami du Noir intervient, offusqué : « il est Français voyons ! Pourquoi tu lui poses la question ? ». Son acuité raciale étant très développée, l’Ami du Noir conçoit mieux que l’intéressé lui-même la douleur d’une telle question, qu’il imagine bien plus intense que celle d’un Toulousain à qui l’on demanderait d’où vient son accent.

Comme pour l’ami noir, l’Ami du Noir se décline en « Ami du Gay », « Ami de la Femme », ou ami de tout ce qui, en réalité, peut justifier du titre de minorité ou victime homologuée. Si, à la même soirée, notre Ami entend deux amis se traiter « d’enculé » en riant grassement, il intervient à nouveau, les priant de choisir un autre juron, qui ne stigmatise aucune pratique sexuelle si possible. Il ne fait pas cela par égard pour l’éventuel homo qui pourrait entendre mais pour lui-même, dont les oreilles polies par plusieurs siècles de Progrès, ne souffrent plus de telles offenses. Seul, avec ses petits bras, notre Ami s’est mis en tête de changer la langue en quelque chose de plus gay friendly.

Notre Ami, il faut le dire, est difficilement attaquable. Il présente les atours de l’homme courtois, réfléchi. Il a pour lui l’argumentation, la volonté de faire avancer les choses. Il revendique la réflexion critique, la remise en cause des schémas de pensée, le réexamen… Il est prudent vis-à-vis des jugements hâtifs. Pas d’amalgame. Pic et pic et colegram. Pourtant, il perd toute sagesse dès lors qu’on aborde l’un des sujets qu’il affectionne (racisme, homophobie, sexisme) : là, plus de circonspection, toute mesure deviendrait terriblement malvenue. Il convient au contraire d’en faire un max, de ne pas objecter, tempérer, relativiser les propos de la victime homologuée, ni de chercher à calmer le jeu. Voilà un domaine, précisément, où l’on ne saurait en faire trop. Haro sur le baudet !

Qu’un animateur vedette commette un canular téléphonique sur personne homosexuelle, c’est jour de deuil national. Ce que l’on reproche : non pas que la télévision rie avec la détresse sentimentale de quiconque à heure de grande écoute, mais que ce quidam soit homosexuel. Infraction constituée. Souffrance décuplée, sans rapport avec celle qu’un puceau lambda mais hétéro aurait pu ressentir en pareille situation. Qu’un jeune de banlieue déclare avoir été maltraité par la police, et il ne faut pas chercher à en savoir plus ni à trier le vrai du faux : les faits sont devant vos yeux, noir sur blanc ! Il faut condamner et accorder tout le bénéfice du doute à qui de droit. Qu’un jeune tennisman enlace de façon certes lourde la journaliste qui l’interviewe dans un moment de liesse à la sortie de Roland Garros, et l’on peut commencer à parler de viol, au moins symbolique. Il faudrait être un salaud pour introduire des différenciations, pour s’embarrasser de nuances. De fil en aiguille, on en arrive à ces situations d’hystérie collective où, à la première accusation, Hollywood fait retirer de la bobine l’acteur à l’affiche : gommage numérique, scènes retournées en hâte avec un acteur de substitution, retouche des affiches… tout pour que le film sorte malgré tout, mais sans porc.

Comme le notait justement ce court article, ces séquences sont de véritables « minutes de la haine » telles que décrites dans le roman 1984, orchestrées dans les médias, les rues, les réseaux sociaux… Notre Ami est difficilement attaquable, mais c’est pourtant par lui que s’effiloche notre démocratie. A défendre l’Autre plus farouchement que cet Autre ne se défend lui-même, il en vient à défendre tout ce qui n’est pas lui. A défendre la Minorité par principe systématique et absolu, à rendre incontestable toute prérogative du 1 %, il sape la Majorité c’est-à-dire qu’il corrompt le principe démocratique. Dans ces « minutes de la Haine » de plus en plus régulières, notre Ami s’en donne à cœur joie. Plus l’objet de son scandale est anecdotique, plus il se fait virulent : il s’attaque au « manspreading » – le fait que les hommes ne serrent pas assez les cuisses dans le métro – avec plus de hargne que Rosa Parks n’en employa jamais pour que les Noirs aient le droit de s’asseoir dans le bus.

Le caractère hystérique de ces crises, la dimension sacrée que revêt la minorité victimaire aux yeux de notre Ami, nous ramènent vers la théorie girardienne. Crise mimétique, résolue par l’expulsion d’un coupable unanimement désigné. Ces luttes « progressistes » qui s’incarnent sous la forme de scandales et de lynchages symboliques peuvent en effet être vues comme la recherche désespérée de « nouvelles ressources sacrificielles » par l’homme occidental. Toujours plus conscient du mécanisme de sacrifice expiatoire, il doit désormais rechercher ces ressources en lui-même, et se donner le moins possible l’impression qu’il sacrifie quelqu’un. Pour jouir de nouveau de son massacre, il doit en enfouir le caractère coupable. Et quoi de mieux, pour cela, que de se parer de la cause de la victime expiatoire, de lapider au nom de la Minorité opprimée ? Quoi de mieux que de désigner l’archétype majoritaire, sous l’appelation désormais convenue de « mâle hétéro blanc cis genre » (avec une rondelle de citron s’il vous plaît) ? Ultime dissimulation. Pour pouvoir sacrifier un Autre sans avoir à se sentir sale, la Communauté épouse la cause de la Victime et persécute en son nom la Communauté.

La punition des sociétés sans Dieu

Il y a quelques mois, un proche a reçu un objet tombé accidentellement d’une fenêtre. Fort heureusement, ça n’a pas été si grave. Ce qui m’a le plus surpris est la réaction de beaucoup de gens à qui je racontais les faits : une fois rassurés sur l’issue pas trop malheureuse de l’incident, la première question était de savoir si la personne allait attaquer en justice.

joker-jack-nicholson« Tu vas porter plainte ? »

C’était si naturel, si immédiat chez tant de gens, que j’en suis arrivé à me demander si ce n’était pas moi qui faisais preuve de naïveté en ne pensant pas comme ça.

Pour moi, on porte plainte contre une intention malveillante, une escroquerie. J’associe la plainte à la culpabilité de quelqu’un. Si le mal tombe accidentellement du ciel, c’est la faute à personne, c’est « trop injuste » et c’est tant pis pour moi. Mais selon la logique de ces gens, il peut y avoir plainte dès lors qu’il y a préjudice. Puisqu’on peut obtenir réparation, il faut obtenir réparation : de la personne qui a fait tomber l’objet, de son assurance, du syndic de l’immeuble… Peu importe ! Mais il faut que quelqu’un paye.

C’est un réflexe que l’on n’avait pas si facilement, je pense, il y a encore quelques décennies. Et derrière cet instinct, ne se trouve peut-être pas seulement le vil appât du gain, mais un besoin désespéré de mettre son malheur sur les épaules de quelqu’un, dans une société où Dieu n’est plus là pour ça.

La disparition d’une engeance divine, la sécularisation de la vie, la laïcité des opinions, l’obsolescence du lien entre pouvoir et divin… entraînent la disparition de tout fatalisme. Tant qu’il y avait la Providence, les catastrophes avaient toujours un Responsable. Mais dans un monde où Dieu est mort, qui accuser ? On est orphelin, seul face à l’idée vertigineuse de Chaos et d’aléatoire. Idée insupportable qui rendrait dingue le commun des mortels. Dès lors, si l’on refuse le hasard et s’il n’est pas de Dieu (le hasard étant le Dieu des non-croyants), c’est ici-bas que doit nécessairement se trouver le coupable à désigner. Quelqu’un doit payer.

bouc émissaire

C’est ainsi que McDonalds devient responsable d’un quidam qui se renverse un café brûlant sur les genoux, ou que l’on se met automatiquement à la recherche du « responsable politique qui n’a pas pris les mesures préventives qui s’imposaient » quand une canicule touche le pays…

Dans une société sans Dieu, il n’y a rien qui puisse être mis sur le dos de la fatalité. Dans une société sans Dieu, chaque situation entraîne des responsabilités, des droits et des devoirs qui doivent être compilés dans des codes civils. Et la punition pour cette impiété, la voilà : c’est cette génération de gens qui s’avance lentement vers nous en toute impudeur, l’armée des plaignants et des ayant-droits, des clients qui réclament et des citoyens qui exigent, sans plus de sentiment de gêne ni de retenue. Nous avons là l’un des enfers possibles.

Dynamique de groupe

J’avais entendu quelque chose à propos d’une expérience scientifique américaine : on constituait quatre groupes de 4 personnes qu’on observait sur plusieurs jours. Après quelques temps, une structure sociale identique s’installait naturellement au sein des 4 groupes, autour de quatre « rôles ». Par exemple :

  • A le dominant,
  • B l’indépendant,
  • C le suiveur,
  • D le bouc émissaire…

Dans un second temps, on reformait les quatre groupes en mettant cette fois-ci ensemble les caractères de même nature : les dominants ensemble, les indépendants ensemble, les suiveurs ensemble, les boucs émissaires ensemble. Et au bout de quelques jours, les rôles se reformaient à l’identique dans chaque groupe : chez les dominants comme chez les trois autres groupes, avaient émergé un dominant, un indépendant, un suiveur, et un bouc émissaire.

Il y a dans la morale sous-jacente à cette expérience quelque chose d’assez mordant, une sorte d’ironie complètement insultante vis-à-vis de l’individu et de son amour-propre. C’est comme si le groupe, qu’on imagine habituellement comme la résultante d’une sélection intelligente et choisie selon les affinités, était en fait lui-même l’entité vivante et intelligente qui choisissait : il choisit les individus dont il a besoin pour fonctionner, les tenants des rôles qu’il a à offrir. Il y a aussi quelque chose de « fractal ». C’est comme si le groupe était une entité organique obéissant à une loi de la nature : telle une cellule vivante, il se recompose à l’identique quand on l’ampute. Il se répète à l’identique quels que soient les individus qui le composent. En fin de compte, il est un organisme tout aussi réel et concret que l’individu lui-même.

J’ai d’ailleurs pu observer un même type de phénomène au sein d’un groupe d’amis. Ce groupe fonctionnait, je m’en suis rendu compte a posteriori, en grande partie autour du « duo comique » que composaient un extraverti à forte personnalité et son faire-valoir. L’extraverti, au centre du groupe, pouvait être très drôle mais toujours aux dépens du faire-valoir. Il semblait avoir besoin de lui pour briller par ses piques et ses vannes, et passait au final le plus de temps possible avec lui en compagnie des autres. Un jour, le faire-valoir a fini par mûrir et ne plus avoir envie de ça. A une occasion, il s’est fâché contre le rigolo qui allait trop loin et a disparu. Le groupe d’amis a continué un peu à vivoter, mais un équilibre s’était clairement cassé. Quand j’ai revu le rigolo quelques temps plus tard, il avait reconstitué un groupe, avec un nouveau faire-valoir dégoté parmi ses collègues, et un nouveau « public ». Le nouveau faire-valoir étant moins efficace, il racontait de temps à autres d’anciennes anecdotes avec l’ancien faire-valoir pour s’attirer quelques rires. La dynamique était un peu plus faible mais il l’avait reconstituée à l’identique.

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Je ne retrouve rien sur le net au sujet de l’expérience américaine. En revanche, pour ceux que ça intéresse, une expérience française relativement similaire a été faite sur des rats :