L’irrévérence inoffensive

Arrêtons de croire qu’il y aurait d’un côté, un parterre de gens que la politique berne ou mystifie, et de l’autre des humoristes « irrévérencieux » pour leur ouvrir les yeux. En vérité, l’humoriste irrévérencieux n’apporte aucune critique, ne révèle aucune supercherie que le public ne porte déjà en lui. Oui : le con moyen pense déjà que Sarkozy est petit, con et bling-bling. Il aime simplement entendre une sommité médiatique penser comme lui.

Ce n’est pas nouveau : l’admiration que l’on porte à quelqu’un contient toujours un ressort narcissique. Longtemps, j’ai aimé lire de la philosophie en pensant que ce qui m’attirait était la remise en cause, la curiosité, l’exploration de nouvelles façons de voir… Mais je dois me rendre à l’évidence : les philosophes que j’ai chéris le plus ne sont pas ceux qui m’ont fait voir différemment. Ce sont ceux qui ont « pensé comme moi » mieux que moi, qui ont conforté des vues naissantes ou inconscientes. A l’opposé, j’ai naturellement laissé sur l’étagère ceux qui ne parlaient pas mon langage, qui ont paru trop indigestes, et en fin de compte inassimilables, à ma pensée.

Voici pour la prétendue nocivité de l’humoriste. C’est de façon tout à fait illégitime qu’il tient ce prestige de donneur à réfléchir, de miroir des travers de notre temps, de metteur en décalage, de grand démasqueur de comédies humaines… Il ne fait rien de tout cela en vérité. Y compris le plus irrévérencieux. Il n’apporte rien qui ne soit déjà largement partagé. C’est la raison de son succès : donner un exutoire aux convictions établies. Prononcer ce que le large public croit tout bas.

Contre les jeux de mots des affiches de films d’animation

Depuis qu’on ne fait plus les dessins animés pour les enfants mais pour leurs parents attardés, une règle s’est faite jour : l’affiche doit comporter un gros jeu de mots à 2 balles (pour attirer les jeunes parents décalés amateurs d’humour à la sauce Canal+).

Il n’y a pas un film d’animation – pas un – qui échappe à la règle :

« Même les petits poissons ont de gros sushis » ! Sushi/Souci : très bon !

Personne mais on n’allait pas laisser passer ce bon jeu de mots !


Flammes/Chaud… Ah oui d’accord ! TRES bon ! TRES TRES bon !

Vous voyez le truc ? LOL !

« La CROQUETTE de l’Ouest » au lieu de la « CONQUETE » !
Parce que le mec c’est un chien tu vois ! Pfffrrr !

Et le trio gagnant :

… vous êtes encore là ?

Ce qui est remarquable, c’est le systématisme. Il n’y a pas de hasard : sur ces grosses productions, si le petit jeu de mots est là c’est le fruit d’une stratégie.
Il y a dû y avoir, une fois, un type qui a sorti une bonne vanne pour Nemo, on a trouvé ça drôle alors on l’a mis sur l’affiche. Pour le suivant, on a voulu faire encore mieux : plus drôle, plus déjanté. Il y a eu surenchère. A la longue on n’a plus su pourquoi mais c’est devenu obligatoire : il fallait un jeu de mots sur l’affiche, pas forcément drôle mais un jeu de mots.

Aujourd’hui, pour chaque film, il y a une équipe de promotion qui planche sur ce jeu de mots. On ne peut pas sortir le film avant d’avoir trouvé la vanne de l’affiche. Il faut imaginer des gens qui se réunissent dans des bureaux pour y réfléchir. Un jeu de mots. Pas forcément drôle, juste que ce soit un jeu de mots : 

– Qu’est-ce que vous proposez pour l’affiche du film « Robots » ? 
– « Métro-boulon-dodo » ? « Boulon » parce que comme ce sont des robots tu vois…

Et toute l’équipe garde son sérieux, ajuste ses lunettes et regarde le chef de projet noter l’idée sur le paperboard. Ils ne savent plus pourquoi au juste ils cherchent un jeu de mots, et savent encore moins qu’ils font peut-être du mal au film en faisant ça : peut-être que de plus en plus de gens, irrités, consternés, tournent les talons quand ils voient quelque chose comme « Même les petits poissons ont de gros sushis ». Prennent les jambes à leur cou.

L’esprit Canal : cynisme + bienpensance

Quand on parle télé, on en arrive très vite à décrier TF1 comme l’archétype de la bassesse, du cynisme et de la putasserie. Il me sera pourtant toujours plus agréable de regarder TF1 que Canal +, et je sais très précisément pourquoi.

TF1 est con, mais ne prétend pas faire autre chose que du divertissement. Canal + a cette propension à se croire « + », justement. Plus que les autres, plus décalé, plus que de la simple télé. La chaîne revendique un supplément d’âme : elle a une philosophie à enseigner, un regard « différent » à porter, un « esprit » à véhiculer… Il y a quelque chose, un enrobage, que la chaîne prétend offrir en plus du simple contenu télévisuel.

  • D’un côté, Canal ajoute du sens : sa petite touche de « différence ». Derrière tout ce qu’elle montre, il y a un message. « Regardez notre présentatrice JT, elle en a dans le crâne, elle ». « Chez nous il a des noirs et des arabes au moins ». « Les autres pensent comme ceci, avec nous pensez plutôt comme cela ». « La télé c’est de la merde, mais nous c’est pas pareil n’est-ce pas » (l’insupportable « vous pouvez éteindre votre télé »).
  • De l’autre côté, Canal vide le sens : elle revendique le politiquement incorrect, le trash, le non-sens. « On a une miss météo, mais elle ne fait pas vraiment la météo », poilant ! « Nos comiques font des sketches sans sketch : il suffit de balbutier des absurdités avec un vocabulaire d’enfant et un accent de débile », lol ! On diffuse du porno mais on est classe et branché. On lit Beigbedder et Voici mais on sait bien que la littérature ce n’est pas ça ! On vit comme un con, on fait les choses que fait un con, mais on fait exprès, on n’est pas cons ! Les cons, ce sont les autres !

Ce double langage définit à mon sens « l’esprit Canal », et n’a rien d’un paradoxe : le « décalé » est au contraire un contrepoids nécessaire au côté donneur de leçons. Et voilà comment coexistent le cynisme et la dérision affichés, avec la vélléité irrépréssible d’apprendre aux gens à bien penser. Le soi-disant politiquement incorrect, avec l’impeccablement immoral.

Si seulement il résultait de cet « esprit Canal » une façon originale et différente de faire de la télé, mais ce n’est pas le cas. Nous avons simplement là une chaîne qui se paie le panache d’être « différente », mais qui en fait n’est ni plus ni moins bêtasse et merdique que les autres. Le second degré permet d’être aussi con et moche que les autres, sans renoncer à la distinction.

karl zéro lagaf

Le problème, c’est qu’il résiste mal au temps, ce second degré. On s’en rend compte grâce aux rééditions DVD des soi-disant émissions cultes, comme le Journal des Nuls, aujourd’hui embarassant à regarder : le temps a gommé le second degré ; ce qui n’était drôle que par second degré (c’est-à-dire nul mais on le sait et on le fait exprès, c’est ça qui est drôle, lol !) est redevenu ce qu’il était : tout simplement nul. Au-delà d’un certain stade, le second degré rejoint le premier : produire un jeu volontairement idiot avec un animateur « décalé » n’est pas moins produire de la débilité, jouer de blagues trash racistes ou pédophiles n’est pas moins satisfaire ces pulsions là, et celui qui rit à cet humour « trop lourd ! » est un lourd, celui qui jubile de cette veste « trop kitsch ! » est un kitsch, celui qui se délècte de ce spectacle « trop ringard ! » est un ringard, et celui qui met 1 centime de sa poche pour voir ce film second degré
« trop débile ! » participe à la débilité.

Nous aimons tous le second degré, n’est-ce pas. La quasi-totalité de notre humour, que dis-je, de notre esprit, est basé dessus. Hier, on riait encore d’une simple histoire de putes, de pédés ou de caca. Aujourd’hui, il nous faut du décalé. Mais tout cela ne vous fera plus rire le jour où vous constaterez que ce second degré permet de refourguer des choses que personne ne voudrait autrement : en ricanant au second degré, non seulement vous ne faites pas changer les choses, mais vous participez à une arnaque qui fait accessoirement vivre une floppée de parasites. Dites-vous bien que les Stéphane Guillon, Guy Carlier et consorts n’auraient aucune raison d’être si la merde télévisuelle et médiatique dont ils ricanent avec vous, cessait d’exister. Ce qu’ils déplorent et ce dont ils prétendent se démarquer est en réalité leur nourriture la plus nécessaire : ils ne vivent que parce qu’ils se moquent. Il y a des émissions entières qui ne vivent que parce que les gens « s’en moquent », et des entreprises entières, comme Canal+, qui n’existeraient certainement pas sans second degré.

Notre mépris ne doit jamais se tromper entre un Patrick Sébastien qui « fait pour faire » et un Karl Zéro qui « fait sans faire ».