Evidence rétrospective

Je retrouve, dans un carnet de notes égaré, une liste de prénoms rangés sur le papier, imaginés pour ma fille qui va maintenant avoir 2 ans. A l’époque, nous regardions ces prénoms se tenant côte à côte sur la page, chacun avec la même crédibilité, chacun pouvant être potentiellement élu, tour à tour projeté sur un visage de bébé anonyme… Mais aujourd’hui que je regarde cette liste, je vois le prénom de ma fille perdu au milieu de parfaits inconnus, car il est évident qu’à présent que je sais qui elle est, ma fille n’aurait en aucun cas pu être une « Charlotte », ni une « Maud », et encore moins une « Elise » ; elle ne bouge pas du tout comme bougerait une « Louise », ni ne se comporte comme une « Romane » pourrait se comporter…

Non, c’est évident : rétrospectivement, ma fille devait s’appeler exactement comme elle s’appelle. Il semble qu’elle n’aurait pas souffert un autre prénom. Non qu’il lui aille comme un gant mais l’évidence émane qu’elle s’est toujours appelée comme ça depuis la nuit des temps et que toute autre option eût été saugrenue.

On ressent le même genre d’évidence lorsque l’on se retourne sur son propre parcours, ou qu’on lit la biographie d’un homme : parce qu’on connait l’histoire à l’avance, les faits nous apparaissent comme incontournables et nécessaires, leur nature profondément aléatoire s’estompe au profit d’une linéarité artificielle, que l’on pose a posteriori : vous deviez naturellement être amené à exercer tel métier, qui vous a naturellement amené à rencontrer telles personnes, Nietzsche devait naturellement vivre solitaire et nauséeux, Van Gogh devait nécessairement vivre miséreux pour puiser le meilleur de sa force, et Louis XVI, par son caractère mollasson, devait naturellement être porté par les choses jusqu’à l’échafaud. Tout cela apparaît comme une voie « logique » rétrospectivement, de laquelle on ne pouvait dérailler, et les milliers d’autres éventualités apparaissent comme caduques.

C’est comme si l’humain, pour se rassurer, réservait une partie de son activité cérébrale à décrypter de façon inconsciente et permanente les événements, à en extraire un sens quel qu’il soit, à mettre du lien de cause à effet là où il n’y a en réalité que la nature aléatoire et chaotique de la vie.