« Bien enfermé dans une tête »

« Un fou, ce n’est que les idées ordinaires d’un homme mais bien enfermées dans une tête. Le monde n’y passe pas à travers sa tête et ça suffit. Ça devient comme un lac sans rivière, une tête fermée, une infection. »

Louis-Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la nuit.

Auteurs-fleuve

Certains grands auteurs, s’ils avaient vécu à l’ère du blog, n’auraient peut-être jamais écrit de roman. Plutôt que des romanciers, ce sont des « journaliers ».

Le talent d’un Proust, d’un Musil, d’un Céline, n’est pas de construire une histoire – avec un début, un développement, un pic dramatique et une fin – mais de coucher sur le papier des moments, des images, des idées, des considérations…

  • De Mort à crédit, l’on peut très bien retrancher certains épisodes (comme celui de l’Angleterre) sans qu’aucun remaniement ne soit nécessaire ni que le lecteur ne s’en aperçoive : le récit s’en porte tout aussi bien, la fin peut rester la même, l’œuvre garde tout son sel.
  • L’homme sans qualités ou la Recherche du temps perdu peuvent se prendre en cours, s’ouvrir à n’importe quel endroit, durer 100 pages de plus ou de moins… Leur intérêt ne réside pas dans l’histoire contée mais dans le délice et l’exactitude des moments. La lecture du livre entier n’apporte pas en soi de plaisir autre que celui qu’on savoure au cours de la lecture.

Ces auteurs-fleuve ne sont pas des romanciers stricto sensu. Qu’ont-ils au fond à exprimer ? Un style. « Seulement » un style. Un style tel qu’il peut souffrir l’absence de construction narrative. D’une certaine façon, ils ont travesti ce qu’ils avaient à dire – une succession de moments narrés – sous la forme du roman pour pouvoir en faire un livre. Parce que c’était le moyen qui était à leur disposition à cette époque.


Peut-on se risquer à dire, sans malice, que Céline aurait été encore meilleur blogueur que romancier ?

« La grande fatigue de l’existence »

« La grande fatigue de l’existence n’est peut-être en somme que cet énorme mal que l’on se donne pour demeurer 20, 40 ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement profondément soi-même, c’est-à-dire immonde, atroce, absurde. Cauchemar d’avoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, surhomme du matin au soir, le sous-homme claudicant qu’on nous a donné. »

Louis-Ferdinand Céline, dans Voyage au bout de la nuit.

Entre maquis et insouciance

Trouvé dans un vieux tiroir, un bulletin parisien de 1942 s’adressant aux Français occupés. On y développe une position intéressante, à la fois réaliste et mesurée. Sans appeler à la résistance, on demande un minimum de dignité face à l’occupant : trouver une voie entre maquis et insouciance, « vivre avec » tout en restant dans l’espérance de la Libération. Position intéressante, dans une période qui pose inévitablement la question : « et moi, qu’aurais-je fait ? ».

La plupart des gens s’imaginent bien entendu qu’ils auraient fait sauter des trains, ou craché à la face de l’Allemand sans-gêne et grossier. Le bulletin semble pourtant témoigner qu’en réalité, l’occupant put s’indigner de la facilité avec laquelle certains Français se remettaient de leur tragédie nationale. Entre autres illustrations, il pointe l’indécence de personnalités comme Céline, qui n’ont pas attendu d’avoir beaucoup de recul pour ricaner de la débâcle de l’armée française en 1940. L’attitude de Céline pendant la guerre n’est pas une découverte, mais sa promptitude à faire du spectacle avec des événements tragiques ne finit pas d’étonner. Céline a non seulement tiré des articles moqueurs de la débâcle française, mais il a aussi mis en scène sa fuite navrante en 1944-1945 – cloîtré en Allemagne avec les vichystes les plus renommés – dans un roman truculent comme il sait les faire. A aucun moment il n’a eu le sentiment que peut-être il était bon de se taire. Que peut-être il y avait un mur contre lequel son groin pouvait s’écraser…

Le bulletin de 1942 montre ainsi cet artiste, aujourd’hui jugé audacieux et novateur, sous le jour d’un merdeux petit cynique qui ne faisait que se rendre intéressant par tous les moyens. Et ne nous illusionnons pas, rien ne serait très différent aujourd’hui. On imagine aisément nos trublions contemporains dans le même rôle : au lendemain d’une défaite nationale, un Stéphane Guillon ou n’importe quel humoriste irrévérencieux y aller de sa petite chronique mordante, de son billet acerbe sur cette France de losers, sur notre belle armée, sur nos gouvernants, ces gogos, qui n’ont rien vu venir ! Il serait plus probable de les voir tomber dans ce travers que d’abandonner le micro, rejoindre les Glières et vivre en clandestin.

Et je ne leur en veux pas du tout ! J’aurais beau jeu de les juger, moi qui suis un réservé, un mitigé, un distant, un sang-froid, moi qui en toute vraisemblance aurais continué à aller bosser tous les jours en évitant de poser trop de questions… Nous avons tous beau jeu de juger car personne ne peut savoir ce qu’il aurait fait. Ceux qui disent le contraire ne sont pas honnêtes envers eux-mêmes ou manquent d’humilité. Et j’ai suffisamment constaté que les rebelles les plus visibles et les plus déclarés sont les premiers à se débiner le moment venu.

Car « perdre la guerre », ce n’était pas qu’un mot, c’était une réalité : vous avez perdu et le vainqueur vous envahit, vous n’avez plus les moyens de lui résister. « Vivre sous l’Occupation » n’était pas non plus qu’un mot. Cela veut dire que les nazis sont là mais que votre famille aussi : il vous faut la nourrir ou tout simplement la garder. Aussi triste que ce soit, le plus naturel était de collaborer, passivement s’entend, c’est-à-dire de poursuivre sa vie. Résister était l’option du fou et du héros. Des gens « normaux », il ne fallait guère exiger plus que de la tenue : « vivre avec » sans cesser d’espérer la Libération. Vivre, entre maquis et insouciance.

La vérité aveugle de l’art

vérité aveuglePicasso était communiste.

Céline était antisémite.

Et ce rockeur britannique qui bouleverse vos oreilles a toutes les chances d’être un parfait abruti ivre de bière et pas autrement cultivé que par les émissions de télé qu’il regarde à l’hôtel, l’après-midi, pendant ses tournées.

Ces tares mentales n’empêchent pas tous ces gens d’atteindre, chacun dans leur domaine, une sensibilité et une intelligence hors du commun. Comme si les idées, chez l’artiste touché par la grâce, n’avaient pas la moindre espèce d’importance.