La notion de l’Espace

Dans sa représentation commune, l’Espace est toujours synonyme de quiétude, de silence, de flottement, de légèreté, de relâche, de volume infini… Il est la métaphore d’un certain état d’extase, un nirvana, celui du fœtus baignant au ralenti dans son liquide amniotique. Ground control to Major Tom, comme disait l’autre.

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L’un des nombreux mérites du film Gravity est de renverser ce cliché et de redonner à l’Espace toute sa nature chaotique et infernale : le caractère absolument hostile et invivable de cet environnement de mort. L’espace est un enfer pour l’homme, une dimension sans dessus-dessous. Il n’y manque pas seulement de l’oxygène, il est impossible d’y évoluer, de s’y mouvoir… Rien ne peut y vivre.

Ainsi, Gravity rétablit la notion de l’Espace, et par contraste, celle de la vie : on réalise, de retour sur Terre, combien les conditions terrestres sont exceptionnelles, inouïes, littéralement extra-ordinaires. Malgré toutes les violences qu’il peut s’y produire, la Terre est un jardin d’Eden miraculeux, une parenthèse, un point perdu au milieu de l’infini chaotique.

En vérité, on pourrait presque suspecter le film d’être « créationniste ». Et je m’étonne que personne n’ait initié ce débat idiot à sa sortie.

La punition des sociétés sans Dieu

Il y a quelques mois, un proche a reçu un objet tombé accidentellement d’une fenêtre. Fort heureusement, ça n’a pas été si grave. Ce qui m’a le plus surpris est la réaction de beaucoup de gens à qui je racontais les faits : une fois rassurés sur l’issue pas trop malheureuse de l’incident, la première question était de savoir si la personne allait attaquer en justice.

joker-jack-nicholson« Tu vas porter plainte ? »

C’était si naturel, si immédiat chez tant de gens, que j’en suis arrivé à me demander si ce n’était pas moi qui faisais preuve de naïveté en ne pensant pas comme ça.

Pour moi, on porte plainte contre une intention malveillante, une escroquerie. J’associe la plainte à la culpabilité de quelqu’un. Si le mal tombe accidentellement du ciel, c’est la faute à personne, c’est « trop injuste » et c’est tant pis pour moi. Mais selon la logique de ces gens, il peut y avoir plainte dès lors qu’il y a préjudice. Puisqu’on peut obtenir réparation, il faut obtenir réparation : de la personne qui a fait tomber l’objet, de son assurance, du syndic de l’immeuble… Peu importe ! Mais il faut que quelqu’un paye.

C’est un réflexe que l’on n’avait pas si facilement, je pense, il y a encore quelques décennies. Et derrière cet instinct, ne se trouve peut-être pas seulement le vil appât du gain, mais un besoin désespéré de mettre son malheur sur les épaules de quelqu’un, dans une société où Dieu n’est plus là pour ça.

La disparition d’une engeance divine, la sécularisation de la vie, la laïcité des opinions, l’obsolescence du lien entre pouvoir et divin… entraînent la disparition de tout fatalisme. Tant qu’il y avait la Providence, les catastrophes avaient toujours un Responsable. Mais dans un monde où Dieu est mort, qui accuser ? On est orphelin, seul face à l’idée vertigineuse de Chaos et d’aléatoire. Idée insupportable qui rendrait dingue le commun des mortels. Dès lors, si l’on refuse le hasard et s’il n’est pas de Dieu (le hasard étant le Dieu des non-croyants), c’est ici-bas que doit nécessairement se trouver le coupable à désigner. Quelqu’un doit payer.

bouc émissaire

C’est ainsi que McDonalds devient responsable d’un quidam qui se renverse un café brûlant sur les genoux, ou que l’on se met automatiquement à la recherche du « responsable politique qui n’a pas pris les mesures préventives qui s’imposaient » quand une canicule touche le pays…

Dans une société sans Dieu, il n’y a rien qui puisse être mis sur le dos de la fatalité. Dans une société sans Dieu, chaque situation entraîne des responsabilités, des droits et des devoirs qui doivent être compilés dans des codes civils. Et la punition pour cette impiété, la voilà : c’est cette génération de gens qui s’avance lentement vers nous en toute impudeur, l’armée des plaignants et des ayant-droits, des clients qui réclament et des citoyens qui exigent, sans plus de sentiment de gêne ni de retenue. Nous avons là l’un des enfers possibles.

Evidence rétrospective

Je retrouve, dans un carnet de notes égaré, une liste de prénoms rangés sur le papier, imaginés pour ma fille qui va maintenant avoir 2 ans. A l’époque, nous regardions ces prénoms se tenant côte à côte sur la page, chacun avec la même crédibilité, chacun pouvant être potentiellement élu, tour à tour projeté sur un visage de bébé anonyme… Mais aujourd’hui que je regarde cette liste, je vois le prénom de ma fille perdu au milieu de parfaits inconnus, car il est évident qu’à présent que je sais qui elle est, ma fille n’aurait en aucun cas pu être une « Charlotte », ni une « Maud », et encore moins une « Elise » ; elle ne bouge pas du tout comme bougerait une « Louise », ni ne se comporte comme une « Romane » pourrait se comporter…

Non, c’est évident : rétrospectivement, ma fille devait s’appeler exactement comme elle s’appelle. Il semble qu’elle n’aurait pas souffert un autre prénom. Non qu’il lui aille comme un gant mais l’évidence émane qu’elle s’est toujours appelée comme ça depuis la nuit des temps et que toute autre option eût été saugrenue.

On ressent le même genre d’évidence lorsque l’on se retourne sur son propre parcours, ou qu’on lit la biographie d’un homme : parce qu’on connait l’histoire à l’avance, les faits nous apparaissent comme incontournables et nécessaires, leur nature profondément aléatoire s’estompe au profit d’une linéarité artificielle, que l’on pose a posteriori : vous deviez naturellement être amené à exercer tel métier, qui vous a naturellement amené à rencontrer telles personnes, Nietzsche devait naturellement vivre solitaire et nauséeux, Van Gogh devait nécessairement vivre miséreux pour puiser le meilleur de sa force, et Louis XVI, par son caractère mollasson, devait naturellement être porté par les choses jusqu’à l’échafaud. Tout cela apparaît comme une voie « logique » rétrospectivement, de laquelle on ne pouvait dérailler, et les milliers d’autres éventualités apparaissent comme caduques.

C’est comme si l’humain, pour se rassurer, réservait une partie de son activité cérébrale à décrypter de façon inconsciente et permanente les événements, à en extraire un sens quel qu’il soit, à mettre du lien de cause à effet là où il n’y a en réalité que la nature aléatoire et chaotique de la vie.

Ma profession de foi

Je crois en Dieu le Père Tout-Puissant. Mais sans la barbe. Je crois plutôt en une direction, une « pente » que prennent les choses et le monde, une force qui les propulse, avec laquelle on peut être en accord ou en opposition mais contre laquelle on ne peut pas grand chose.

Je crois en Dieu créateur du Ciel et de la Terre plutôt qu’à un hasard bienfaiteur. Question de probabilités. Parmi les cailloux et la mort, se seraient mis à vivre par hasard un petit têtard ou une petite fleur ? Parmi les ruminants et les singes, se serait mis à vivre un être qui, par le plus grand des hasards, ne se satisfait plus de brouter et bouser mais qui a soudain besoin d’aimer, de comprendre, de changer, de célébrer, de progresser ?

Du point de vue rationnel, tout comme l’existence des extraterrestres est plus plausible que l’hypothèse que nous soyons seuls dans l’univers, l’idée que la vie ait été créée par un « dieu » est moins farfelue que celle d’une suite extraordinaire de hasards.
Le vrai miracle ne serait pas qu’un Dieu ait claqué des doigts pour impulser la vie, le vrai miracle, littéralement, serait que tous ces « hasards » se soient produits et succédés comme ils l’ont fait.

Je crois un peu moins en Jésus-Christ son Fils unique né de la Vierge Marie. Je crois éventuellement qu’un type a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort et a été enseveli pour avoir répandu une curieuse façon de vivre et une certaine liberté d’esprit. De là à descendre aux enfers, à ressusciter le 3ème jour et à monter aux cieux…

Je crois en l’Esprit Saint (et pourquoi pas à la communion des saints) si on entend par là l’existence de valeurs immatérielles suprêmes, qui sont au-dessus de tout. Je crois même que tout le monde y croit, que tout le monde ne sait pas faire autrement qu’y croire.

Tout le monde est bien obligé de considérer une valeur comme absolue, hors du temps, sacrée. L’athée lui-même ne renie pas le sacré, il lui substitue son objet (le Dieu-à-Barbe) par un autre (« la Nature », « l’Homme », « la Vie », le « Droit à disposer de soi »…), il instaure une autre loi divine à laquelle tout doit se plier. Pour être intégralement athée, il nous faudrait croire qu’il n’y a pas de « sainteté », pas de valeur sacrée, pas de valeur plus ou moins spirituelle à attacher aux choses. Croire que la seule valeur qui peut être conférée aux choses est leur existence ou leur non-existence. Croire que tout ce qui arrive, tout ce qui existe, se vaut, est légitime parce qu’il existe. Pour être athée, il nous faut accepter l’absurdité du monde, assumer son chaos, cautionner qu’il n’y ait pas de vérité, que personne n’ait plus raison que l’autre pas même l’enfant contre le meurtrier, que rien ne soit plus sacré que son contraire, qu’il n’y ait pas de justice immanente. Peut-être et sans doute qu’il n’y a pas de justice immanente, mais peu importe : ce qui compte c’est que l’homme soit obligé d’y croire pour pouvoir vivre. L’athée intégral n’existe pas. Dès lors qu’on croit qu’une valeur est plus forte qu’une autre dans l’absolu, qu’une chose est sacrée et ne peut être touchée, dès lors qu’on croit « qu’un lion mort vaut mieux qu’un chien vivant », selon l’expression de Gustave Thibon, on croit en l’Esprit Saint.

Je ne crois pas à la Sainte Eglise Catholique, c’est-à-dire à une institution humaine qui serait garante de l’intégrité d’un message divin. Je ne crois pas qu’un message ait été délivré aux hommes, ni que ce projet ait été à l’ordre du jour.

Je ne crois pas à la rémission des péchés, à la Résurrection de la chair, à la Vie Éternelle. Il est d’ailleurs curieux d’entendre que la promesse d’un au-delà soit pour l’homme une récompense, un réconfort contre la peur de mourir. L’idée d’une vie éternelle dans l’éther des cieux est beaucoup plus terrifiante que l’idée qu’un jour, tout se finisse pour de bon.