« Les Devoirs du Monde »

« Ego non sum de hoc mundo ». Jésus n’était pas homme du monde, c’est lui-même qui l’a déclaré. Donc il y a des devoirs en-dehors de lui, qui se nomment les Devoirs du Monde. Il faut le savoir pour comprendre (…) le sourire du Bourgeois écoutant par exemple un sermon sur le mépris des richesses ou la pureté chrétienne. « J’aime mieux entendre ça que d’être sourd », semble-t-il dire avec bonhomie, en songeant à ses vrais devoirs qui sont de cracher à la face du Sauveur et de le crucifier, chaque jour, après une flagellation indicible.

Léon Bloy dans Exégèse des Lieux communs.

Où vont les faux chrétiens après la mort ?

Cette question me revient en général vers la fin du mois de janvier, lorsque je reçois l’e-mail de vœux que ma cousine envoie chaque année, à moi et à l’ensemble de ses contacts, pour nous informer de l’année formidable qui s’est écoulée.

L’exercice est cocasse. C’est une sorte de lettre PDF, illustrée par des photos de famille ruisselantes de bonheur, agrémentée d’un texte récapitulatif assez complet. Tout est passé revue, rien n’est oublié, et c’est en général assez organisé : un paragraphe par membre de la famille, une allusion à chaque aspect de la vie (professionnel, personnel, sportif…). Un soin particulier est porté à démontrer que l’on est non seulement comblé, mais encore comblé à tous points de vue.

Papa performe au boulot et ne sait plus où donner de la tête. Heureusement il y a le ski et le vélo – auxquels il initie bien sûr les enfants ! Maman, une fois son travail accompli, trouve le temps pour les sorties entre copines ; et le sport aussi, c’est important ! Chacun des deux enfants débutera un nouvel instrument l’année prochaine, une nouvelle activité qui on l’espère ne l’empêchera pas de continuer à décrocher de bons résultats scolaires…

Beaucoup de choses passent également par le sous-entendu : il n’est pas très instructif de signaler que l’on est « toujours à Grenoble » lorsque tout le monde le sait déjà ; en revanche, en adossant à cette information un « pour l’instant », on laisse savoir que l’on a la bougeotte, une soif d’aventures, et qu’il ne faudrait pas grand-chose pour nous faire partir une nouvelle fois dans un pays lointain, pendant 1 an ou 2, à l’occasion d’une prochaine promotion professionnelle…

ange

Tout cela ferait plutôt sourire si la lettre ne contenait pas, systématique lui aussi, l’état des lieux « spirituel » de la famille. Car, si cette famille triomphe sur tous les fronts matériels de ce bas-monde, elle n’en oublie pas l’essentiel. Un chapitre est dédié à l’éphéméride des implications auprès de la paroisse, des couples à préparer au mariage, des retraites au sein de fraternités qui enthousiasment tant… A aucun moment ne les effleure la crainte que ce déballage, cette tartine béate envoyée indistinctement à la famille, aux amis et à qui sais-je encore, puisse être ridicule ou indécente.

Malgré tout, cette lettre m’est utile car c’est le seul signe de vie donné par cette cousine que l’on ne voit absolument jamais. Toujours absente aux réunions de famille, plus si fréquentes, cela ne l’empêche pas d’être celle qui regrette à voix haute qu’il ne s’en fasse pas plus souvent. Sans doute trop happée par la vie tourbillonnante qu’elle décrit dans ses lettres, elle est précisément, de tous et de toutes, celle qui montre le moins d’intérêt à ce que deviennent les autres. Et – j’en viens au fait et à mon questionnement initial : puisque nous sommes entre chrétiens, je suis totalement dépourvu de réponse quant à la question de savoir ce qu’il adviendra de cette cousine et de son mari lorsqu’ils seront présentés au Tout-puissant.

L’idée que je me fais du Dieu chrétien, s’il existe, est en effet qu’il vomira de sa bouche ce type de sépulcres hypocrites et démonstratifs. Les évangiles ne manquent pas de textes vociférant à leur égard. Tout en même temps, je trouverais ce Dieu chrétien bien dur d’envoyer rôtir ainsi tout ce petit monde sous ce seul prétexte. Mais pour autant je trouverais injuste qu’il leur accorde le paradis… Je dois le dire : si j’étais ce Dieu, je serais extrêmement embarrassé de savoir que faire avec ce types d’énergumènes.

Virtualités humaines : nous sommes tous le même homme

Vu un entretien de Sartre qui inspire l’idée suivante : chaque homme aurait en lui les virtualités de tous les autres. C’est-à-dire que nous serions tous détenteurs d’une somme identique de possibilités humaines, chacun contiendrait toutes les possibilités d’hommes, toutes les personnalités potentielles ; nos différences tiendraient seulement au fait que chez chacun, certaines de ces virtualités sont plus ou moins animées, développées, quand chez d’autres elles sont engourdies ou brisées.

Notre personnalité serait ainsi une combinaison unique de petites diodes allumées ou éteintes.

Et on admire tel sportif, philosophe ou astronaute, parce que sa performance témoigne de notre propre potentiel ; sa simple existence nous dit « voilà, homme, ce dont tu es capable ». Et on hait tel autre, râclure, sanguinaire, disgrâcieux, pour la même raison : son existence ravive en nous la peur de virtualités en nous qu’on craindrait de voir se mettre à clignoter.

Il y a là une idée de communauté humaine et de compassion qui me semble indispensable à la compréhension et à l’intelligence. Une idée profondément chrétienne au fond, qui résoud la confrontation entre l’unicité de l’individu et la communauté de l’espèce humaine, et qui d’autre part invite à regarder le monstre non seulement en face, mais aussi en soi.