Les habitués de ce blog auront peut-être noté, à travers les illustrations que je dissémine dans certains articles, mon faible pour le cinéma de Kubrick. Or j’ai été agacé, en allant voir l’exposition que la Cinémathèque française lui consacrait, d’y retrouver l’interprétation répandue selon laquelle son propos est antimilitariste et que par ses films de guerre, il aurait tenté de démontrer l’absurdité de celle-ci…
Les films de guerre de Kubrick, si l’on s’intéresse aux Sentiers de la gloire et plus encore à Full Metal Jacket, ne sont jamais des films sur la guerre ; ce sont des films sur l’humain, l’individu, et la guerre est simplement le contexte, le microcosme qui cristallise la vie et ses turpitudes, la vie et sa dureté… L’absurdité de la guerre apparaît comme apparaît celle de beaucoup de choses chez Kubrick, mais elle ne constitue pas le fonds du propos.
Les sentiers de la gloire, histoire du procès militaire de trois soldats français de la Première guerre mondiale destinés à être fusillés pour l’exemple, est bien plutôt un film sur la lâcheté humaine. Jusqu’où pousse-t-on la lâcheté pour sinuer sur son sentier de gloire ? Qui obéit, qui désobéit ? Qui tient tête. Qui se défile. Qui se gargarise des vertus de l’honneur et du courage, mais délègue la basse besogne le moment venu d’en prendre la responsabilité… Et le colonel Dax, joué par Kirk Douglas, l’officier valeureux qui s’attèle à défendre les soldats condamnés, n’est pas épargné : malgré son courage, sa droiture, il commet la lâcheté d’agir par voies détournées, de ménager la chèvre et le chou, de ne pas marquer plus fermement sa position face à ses supérieurs et de laisser place à l’ambigüité de ses motivations.
Dans cette scène finale, où une civile allemande arrache des larmes à une garnison de soldats français, certains veulent voir un moment de réconciliation, où les deux peuples réalisent qu’ils se ressemblent, qu’ils ont tout en commun et que la guerre qu’on leur fait se livrer n’a pas de raison d’être… Mais ce que montre en réalité ce final est bien plus pessimiste : c’est la tristesse de notre condition humaine. Nous sommes tous lâches chacun au degré où il officie. Si l’on doit pleurer, ce sont des larmes de miséricorde pour ces humains pathétiques, jeunes ou vieux, qu’un misérable chant émeut soudain alors qu’ils le sifflaient l’instant d’avant et qui l’auront oublié quelques secondes plus tard, déjà repartis au combat…
Quant à Full Metal Jacket, l’histoire de marines américains que l’on forme au combat pour la guerre du Vietnam, tout ce que les commentaires en retiennent habituellement est que « la guerre fait de nous des machines à tuer »… C’est en réalité un film bien plus profond, qui nous parle des stratégies d’existence qu’on adopte face à la cruauté de la vie et à la dureté du monde. Ce monde, cru, hostile, vulgaire, cette société, violente, grégaire : soit on en fait partie, on joue le jeu et on y participe (c’est le cas de tous les soldats de second plan), soit on est pur et innocent et alors on le prend en pleine poire – c’est la tragédie de Private Pyle, le simple d’esprit, qui attire naturellement la violence du groupe et finit broyé à vouloir se fondre dans le moule. Le « héros », Private Joker, croit pouvoir dépasser cette alternative, échapper à ce sort tout en évitant de se compromettre avec le monde, en se frayant une 3ème voie : celle de la distance ironique. Jouer le jeu mais n’en penser pas moins. Participer mais être plus malin. Sous le joug de l’instructeur : passer entre les gouttes, se boucher les oreilles. A la guerre : être le reporter, participer à distance. Le film ne nous montre rien de plus que le mur contre lequel vient s’éclater cette stratégie de la 3ème voie, cette parade en trompe-l’œil : celui qui croyait pouvoir survoler la vie sur les ailes de la distance ironique est ramené de la façon la plus violente qui soit à la réalité.
On cite cette fois comme témoin de l’antimilitarisme du film le paradoxe avec lequel le personnage principal arbore une inscription « Born to kill » sur son casque et un badge « Peace and love » sur sa veste. Beaucoup se contentent de la justification qu’il en donne (« I was trying to suggest something about the duality of man, sir ») et la prennent pour le message. Comment penser que Kubrick se soit satisfait d’une vérité si simpliste ? L’explication que fournit le personnage, fumeuse et grotesque, traduit bien plutôt sa vanité et son intellectualisme, le second degré brinquebalant avec lequel il compte traverser indemne les affres de la vie… Le sort lui prouve avec ironie qu’il ne fera pas l’économie de choisir : kill or love.
C’est d’ailleurs le propre de la Tragédie : ce ne sont pas les protagonistes, pleureurs de 14-18 ou jeunes GI, qui détiennent le sens ultime du récit. Eux ne sont que des marionnettes, les dindons d’une Grande Farce. Le sens, il est révélé par le chœur du Destin. La guerre ? Elle est absurde, c’est entendu, mais il ne s’agit pas d’être contre ou pour. Elle est la vie, elle est le destin : elle écrase tout sur son passage et il n’y a rien d’autre à faire que de l’accepter. On remarquera d’ailleurs que dans les deux films, la guerre n’a pas de fin : elle reprend aussitôt le drame consommé, et les soldats eux-mêmes, leur traumatisme ravalé, repartent avec une innocence et un entrain renouvelés.