Prière de déranger

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« Celui qui vient au monde pour ne rien déranger et ne rien troubler, ne mérite ni estime ni patience » – René Char

Phrase terrible à recevoir à notre époque. Dans quel contexte René proféra-t-il ces mots, quel paysage était le sien quand il le fit, nous l’ignorons ; mais ce que nous connaissons, c’est le contexte qui est le nôtre. Et dans ce contexte, cette injonction résonne comme le triomphe des imbéciles excités et des agités du bocal sur l’homme moyen. Une ode à l’Emmerdeur, décomplexée et clamée avec fougue.

Comment peut-on vibrer à cela quand on entend déjà quotidiennement que tout se bouscule, tout doit se transformer, se réinventer, et vite ! Quand tout le monde dérange déjà considérablement, bouscule les codes comme on dit, quand l’impertinence est sur toutes les chaînes en prime time et jusque derrière le bureau ovale de la Maison Blanche ?

rené char

Celui qui vient au monde pour ne rien déranger ne mérite aucune estime : c’est bien ce que l’on peut constater tous les jours autour de nous. Dans ce monde, l’Emmerdeur qui trouble et dérange est en effet le seul à récolter estime et sollicitude. Le seul à obtenir gain de cause. La vie lui fait de la place, à l’image des piscines municipales modernes, qui subdivisent le grand bassin en lignes de nage : l’une est réservée aux cours, l’autre aux nages sportives, une autre encore pour les nages avec palmes et matériel… si bien que les nageurs normaux, brasseurs ou barboteurs qui n’ont pas de petite spécificité à faire valoir, n’ont plus qu’à s’agglutiner dans les deux ou trois lignes restantes. Bientôt ils se serreront encore pour faire place à la ligne sans gluten, celle réservée aux vapoteurs électroniques, celle pour les non-fumeurs, celle des nudistes et celle des djellabas… Car c’est évidemment pour mieux vivre ensemble que l’on nage séparés, et que toutes ces frontières sont dressées pour nous.

Le vindicatif obtient toujours ce qu’il demande. Celui qui au contraire, a grandi dans l’idée de ne pas trop déranger, de faire avec, de garder pour lui ses petites manies, est littéralement baisé. Il faudrait songer à lui dire, un jour, que personne ne veut plus de ses compromis, que son contrat social de Rousseau, il peut se le carrer. De grâce, qu’il se trouve vite sa particularité, quelque chose qui le distingue, un grain de sable, de quoi emmerder le monde. Sans cela, il est foutu et il ne doit pas s’en plaindre.

Eh bien moi, cher René, j’espère que je dérange aussi peu que possible, que je ne trouble rien ni personne.

« Je pense que je ne vais pas laisser entrer Moser… »

(un peu plus de grain à moudre tout de même pour finir le dimanche…)

Thomas Bernhard dans Perturbation :

« C’est bien le malheur des hommes, qu’ils se décident pour quelque chose qui en fin de compte est entièrement contre leur volonté, et à présent qu’assis dans leur fauteuil, ils l’examinent de plus près, leur détermination abrupte est soudain complètement dirigée contre eux, ils ne comprennent pas leur décision. »

« Je pense, tout en fermant la porte, que je ne vais pas laisser entrer Moser. Je ferme les rideaux, après tout je puis ne pas être là, je ferme effectivement les rideaux mais aussitôt je les rouvre parce qu’il me semble ridicule de les fermer à cause de Moser. Mais, ai-je pensé, Moser exerce-t-il donc déjà sur un Saurau un ascendant tel que je doive lui jouer une comédie ? Que je doive fermer les rideaux à son approche ? Fermer la porte à son approche ? Et j’écarte donc les rideaux aussi largement que possible, et je sors de l’antichambre, et j’ouvre grande la porte. »