La dictature du prostituariat

restricouv

Retrouvez l’intégralité des Scènes de la vie future ainsi que des inédits, sous forme de livre (108 pages) à commander maintenant en cliquant sur ce bouton : Support independent publishing: Buy this book on Lulu.

 

Dans le futur, on peut tirer une rémunération de son simple état : son corps, son esprit, son identité, ses habitudes… Le « corps » au sens large est une source de revenus à même de garantir un train de vie honorable à celui qui veut bien se considérer tout entier comme un outil à disposition du monde.

Vendre son corps a toujours existé, que l’on pense au plus vieux métier du monde ou à la salarisation : main d’œuvre, sexe d’œuvre, tout ce qui consiste à vendre – non plus un savoir-faire mais un état, un savoir-être, la mise à disposition de son corps (la force de ses bras, le creux de sa bouche ou d’autre chose…). Dans le futur, cette conception s’est étendue et généralisée.

Commerce organique. Parmi les nouvelles façons de « vendre son corps », on trouve la vente ou la location de ses fonctions reproductives (dépôts de sperme à la banque, location d’utérus…) ou autres. Vendre un rein par exemple, est un business encore limité à l’heure où chacun n’en détient que deux. Mais il devient porteur à mesure que tombent les barrières du clonage à volonté. Et qui sait ? Si le statut juridique des êtres clonés évolue favorablement, on peut espérer un jour pouvoir élever son cheptel de clones copies de soi, qu’on vendra comme matière vivante ou comme « compagnon ». En attendant, dans le futur on vend à des hôpitaux ou à de grands brûlés des échantillons de peau produite artificiellement à partir de la sienne. Et si l’on est beau, fort, ou connu, les laboratoires vous achètent les propriétés ADN de votre capital organique pour confectionner des produits cosmétiques. On trouve ainsi dans les pharmacies des crèmes ou des injections qui permettent d’obtenir des cheveux ou des fesses semblables à celles de telle chanteuse de R’n’B. Dans le futur chacun peut se considérer comme un catalogue vivant à qui on peut acheter de la matière.

Customer Management. Dans le futur, « vendre son corps », c’est aussi vendre ses données identitaires au marketing. Rien de plus simple, pour votre opérateur téléphonique, que d’établir votre profil consommateur : votre smart phone en dit plus sur vous que votre psychanalyste. En disposant de vos données personnelles, de vos habitudes, de vos horaires, de vos trajets, en cartographiant votre réseau social, familial, amical, professionnel, et en analysant les liens actifs et dormants qui s’y jouent et le rôle que vous y tenez, on peut dire précisément si vous êtes leader ou suiveur, fêtard alcoolisé ou intellectuel amateur d’art contemporain, et vous proposer ainsi des produits et services ad-hoc. Aux meilleurs profils, certaines entreprises louent du temps de cerveau disponible pour diffuser de la publicité personnalisée, ou offrent un statut d’ambassadeur de marque rémunéré par des avantages commerciaux.

Prostitution. Dans le futur, on vend aussi son corps au sens traditionnel. La pornographie s’est normalisée. A force de pédagogie, d’émancipation, de témoignages télévisuels, on a mis fin à la stigmatisation des travailleurs du sexe. Une prostituée ce n’est plus une fille misérable que la vie a traîné là, c’est une femme, ou un homme, décomplexé, maître de son destin et de ses envies, et « qui le vaut bien ». Ainsi, tandis que des pauvrettes continuent à faire le trottoir, des gens comme il faut reçoivent derrière leurs rideaux : femmes épanouies, pères de famille modernes, beaux gosses généreux, étudiantes en management qui financent leurs études (« bosser comme serveuse toute la journée, merci bien ! »). Personne, non plus, ne se cache de faire un peu d’argent de temps en temps avec une vidéo ou une photo de ses ébats sur le net. Ou de participer à un film hard « pour le frisson ». Ça fait partie de la découverte de sa sexualité. Pas de gêne du moment qu’il y a du plaisir, et du respect surtout ! Car attention : ces gens n’acceptent pas n’importe quoi ! Ils font ça consciencieusement, en connaissance de cause, dans le respect d’eux-mêmes et du partenaire. Ils sont maîtres de leur plaisir. Ce sont eux qui choisissent ce qu’ils aiment faire, avec qui, quand, où, et la couleur du préservatif. Comme Clara Morgane.

Tous ces emplois, plus ou moins fictifs, occasions de valoriser sur le marché son savoir-être (savoir consommer, savoir être beau, savoir être populaire, savoir baiser), tout le monde ne les occupe pas. Le plus souvent ils viennent en complément d’une véritable activité. Néanmoins la pratique est suffisamment diffuse et acceptée pour que les sociologues parlent d’une « nouvelle classe d’actifs » : le prostituariat. Ces gens qui vivent totalement ou en partie de la marchandisation de leur être. Qui savent se mettre en valeur. Saisir les opportunités. Vivre avec leur temps.

Occuper l’espace (ou le syndrome du graffiti)

Peut-être est-ce parce que « la nature a horreur du vide », mais l’humain a ce trait de caractère : il s’immisce, s’insinue, s’infiltre, envahit, développe ses branches et ses racines dans tous les domaines et tous les lieux, à tous les degrés, sans jamais pouvoir s’arrêter. Quelles que soient les conditions et le climat, il s’étend, se répand dès lors qu’il est possible de le faire, jusqu’à occuper tout l’espace. Un peu à la manière des graffitis de bord de voie ferrée.

Si vous prenez le train, vous pouvez constater que tant qu’il y a un mur ou une surface, il y a des graffitis. Le graffiti se dépose sur toute la longueur de la voie ferrée aussi longtemps qu’il y a du mur pour ça. Y compris aux endroits les plus inaccessibles. Y compris dans la campagne la plus rase où ne vit ni voyou, ni hip hop, ni personne. Rien n’arrête le graffiti le long des voies ferrées. C’est comme ça.

L’esprit humain, dans le même élan, s’infiltre absolument partout. Toute activité, scientifique, intellectuelle, économique, sportive… se développe jusqu’à son paroxysme. Chaque discipline, chaque hobby, chaque passion est toujours poussé à son niveau olympique et professionnel. Il n’y a pas de lubie qui reste à l’état de lubie, ni de domaine qui reste inexploré. Rien n’est laissé de côté. Tout est poussé à son optimum. Chaque activité a son champion ou son spécialiste qualifié. Même l’occupation la plus bête : puzzle, échecs, bicross… Il y a toujours quelque part sur terre un humain qui s’en est fait le spécialiste, le collectionneur, le recordman, et vous ne pourrez désormais plus le rattraper dans son domaine.

« M. Scratch », virtuose buccal :

L’excellence et le génie humain s’immiscent absolument dans tout.
Y compris pour une chose comme le curling, il se trouve des « champions », avec leur technique aboutie et leurs gestes parfaits, leur maillot et leur matériel spécialement étudié… Et pour quelque chose comme le parapente, il y a une science qui s’est mise en route : le parapente n’est pas resté la fantaisie de quelques fous et têtes brûlées, il n’est pas resté un simple bout de toile confectionné par des amateurs mais fait appel à des matériaux sophistiqués spécialement conçus, et rassemble des aficionados du monde entier lors de compétitions entre gens qui font du parapente selon différentes manières et différents styles. Il y a un art du parapente.

Et il en va ainsi de tout. Dans le mal, c’est la même chose : quel que soit ce dont on parle, il se trouve toujours quelqu’un pour faire le pire jusqu’au bout. On pourrait légitimement croire qu’il y a des choses qui sont trop horribles, trop cruelles, trop vulgaires pour être imaginables, pour être commises… Mais ce n’est pas le cas : il finit toujours par y avoir quelqu’un pour provoquer la dérive qui était à craindre ou franchir la limite qu’il ne fallait pas franchir. Vous pouvez dresser tous les comités éthiques internationaux et universels que vous voudrez, vous n’empêcherez pas par exemple qu’il y ait des clones d’êtres humains (il y en a sans doute déjà) : c’est inévitable car cela relève du pire. Les interdits moraux et judiciaires, les châtiments, sont là pour empêcher non pas que le pire arrive mais seulement qu’on soit trop nombreux à le faire. Le pire, lui, sera fait. Quand, où et pourquoi, c’est tout ce qui reste à savoir, mais que le pire soit fait, on peut en être certain.

C’est ainsi. L’humain ne s’arrête pas de lui-même. Il s’insinue et envahit tous les domaines à tous les degrés, dans le bien comme dans le mal. C’est ce qui le perdra, et c’est aussi ce qui l’a toujours sauvé.

Un jour j’ai rêvé que l’univers, sa mort et son vide, étaient en fait un organisme sain. Et que l’espèce humaine et la vie organique étaient une variété de champignon, une moisissure qui poussait sur un petit caillou. Notre destin, en tant que champignon, est de finir de ronger cette planète comme un morceau de gruyère, jusqu’à contaminer un autre organisme, une autre planète, qui sera bouffée à son tour. Nous ne savons guère faire autrement.