Les couples étrangers

Parfois, on a dans ses connaissances un de ces couples d’un genre un peu particulier, bizarres, où les deux tourtereaux, bien qu’ils soient ensemble, ne semblent pas être vraiment ensemble. Comme s’ils restaient étrangers l’un à l’autre malgré tout.

Ils nous disent qu’ils sont ensemble et nous les voyons effectivement chuchoter, se donner la main, se donner des baisers… mais de fait, ils n’ont pas l’air d’avoir quelque chose à se dire ou à partager. Au lieu de complicité, c’est une sorte de bonheur sage et affiché qui transparaît, une sorte de trêve, mais on n’arrive pas à leur imaginer des moments essentiels et riches. On ne visualise pas ce qu’ils peuvent avoir à se dire ou ce qu’ils peuvent faire ensemble, lorsqu’ils sont seuls.

Leurs baisers et leurs regards sont froids. D’aussi loin qu’on les connaisse ensemble, ils font pourtant penser à un couple neuf de la veille, avec la gêne que cela implique entre eux : ils ont gardé une sorte de précaution l’un vis-à-vis de l’autre, ils semblent encore et toujours être dans leur phase de test et de reconnaissance, pas prêts à parier qu’on les reverra ensemble au prochain dîner…

A vrai dire, ils donnent à penser qu’ils ne sont ensemble que pour les autres, comme s’ils s’y sentaient obligés parce qu’ils croient que c’est comme ça que ce doit être. Leur attitude rappelle un peu celle de l’ado qui « ramène » sa première copine pour la montrer aux copains.

J’espère à ce stade que le lecteur s’est déjà dit « mais oui, je vois bien, c’est comme pour Paulo et Véronique ! », parce que j’ai du mal à saisir et définir complètement ce qui cloche entre eux… Si je relève les traits communs parmi les spécimens observés :

  • Elle : elle est plutôt du genre discret et effacé. Plutôt un peu glacée. On ne sait pas bien si elle l’admire ou s’il lui fait peur.
  • Lui : pas tout à fait à l’aise avec lui-même. Bien qu’il le cache. Tentant de rattraper le pas de ce personnage-idéal qu’il projette devant lui et devant les autres : cet idéal personnel qu’il aimerait être mais qu’il n’est pas encore tout à fait. Il se targue d’avoir beaucoup d’humour mais alors pourquoi a-t-il choisi de vivre avec quelqu’un qui en est absolument dénué…

L’un comme l’autre, on croit sentir qu’ils ont choisi leur compagnon de vie non pas pour la personne qu’il est mais pour le type qu’il ou elle incarne : l’aimé(e) ne leur sert pas à être en osmose ou à trouver leur épanouissement intime, mais à rendre plus réelle l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, à confirmer aux yeux du monde qu’ils sont cet idéal personnel après lequel ils courent. « Je suis un type avec de l’assurance, regardez : je sors avec Docile ». « Je suis un dandy esthète, regardez : je sors avec une étudiante en histoire de l’art ». « Je suis une fille délurée, regardez : mon mec est un boute-en-train ». Etc.

En vérité, ils me procurent toujours une grande tristesse, ces couples étrangers. Ils sont tristes à voir, comme deux coquilles vides, deux masques qui s’observent, sont en relation sans jamais se connaître ni savoir qui ils sont. Tristes, non pas qu’il leur reste à « trouver la bonne personne », concept auquel je ne crois guère, mais ils sont logiquement condamnés à passer le plus clair de leur vie avec un inconnu, ce qui n’est pas vivable.

Je les imagine avoir des moments de saturation où ils n’en peuvent plus de la promiscuité avec l’Autre. Je les imagine être parfois saisis d’une pulsion, d’un besoin d’air aussi soudain qu’impétueux qui ne tolère plus de délai… Ou bien qu’au moment où ils ont besoin d’un véritable cœur confident, ils n’ont comme seule possibilité que d’aller se cacher au fond de l’appartement, pleurer en secret en attendant que ça passe… Je les imagine rentrer chez eux après la soirée où ils se sont montrés à leurs amis, épuisés d’avoir fait bonne figure, tomber le masque, poser la montre sur la table de nuit et se coucher dos à dos sans un mot, soupirant déjà à l’idée de se réveiller dans quelques heures dans le lit d’un autre…

Bien sûr, ce n’est certainement pas le cas. Bien sûr, au moment même où j’imagine cela, ils sont peut-être en train de faire l’amour fougueusement et très passionnément ! Mais c’est simplement l’impression qu’ils me donnent.

Duo chanteur

Ils sont là côte à côte. Parfois de part et d’autre d’un piano. Ils « interprètent » une grande chanson. Ils s’échangent des regards ou se donnent la main. Ils se passent le micro à mesure qu’ils effeuillent les couplets…

Il est toujours extraordinairement vulgaire, ce duo de chanteurs que la télévision jette sur scène : oeillades, regards en douce, main sur l’épaule, sourires appuyés… Très content de ce qu’il est en train de donner. Parfois il y a surenchère : si l’un secoue sa chevelure de façon sauvage sur la fin d’une rime, l’autre, quand c’est son tour, se sent obligé de répondre par une grimace un peu rock… Et puis il y a cette façon insistante de scruter le visage de l’autre comme pour savoir à quel moment il va jouir, ou pour l’y encourager…

En fin de compte, c’est toujours cette complicité surjouée qui prend le pas sur le reste : le duo semble plus occupé à mettre en scène sa bonne entente qu’à donner de l’âme à la chanson. Il semble tenir avant tout à ce que l’on voit combien ils sont au diapason, combien ils sont dedans, combien c’est un grand moment qui est en train de se passer… Ils n’ont pas l’air de se douter que cette jouissance mutuelle est gênante pour celui qui regarde, qu’on n’a pas plus envie d’y assister qu’à l’ébat de ses propres parents le dimanche matin sous la couette.

Quelle que soit la chanson, qui que soient les chanteurs, le duo est immanquablement vulgaire. Ce n’est pas complètement sa faute. C’est peut-être le principe même du duo qui veut ça. Parce qu’après tout, une fois qu’on est deux sur la chanson, on ne va pas non plus s’ignorer, on est bien obligé de se voir, de se chercher, et si l’on se regarde on est bien obligé de se sourire… Peut-être ne faudrait-il pas les filmer avec tous ces gros plans. Peut-être faudrait-il simplement ne jamais faire chanter deux personnes ensemble. Peut-être ce raté systématique tient à ce qu’une véritable chanson ne peut venir que d’un seul cœur, et que c’est par un seul cœur qu’elle doit en conséquence être interprétée pour toucher.