Bouvard et Pécuchet

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Bouvard et Pécuchet est, littéralement, le récit des tribulations de deux cons, et de la plus belle espèce : le con instruit. Mieux que ça, c’est l’épopée de cette sorte de bêtise bien particulière : celle de l’homme pétri de positivisme et drapé de la certitude que le présent et sa technique met tous les mystères à sa portée.

Médiocres citadins, Bouvard et Pécuchet surgissent au début du livre, débarqués de nulle part, comme deux atomes issus du néant, s’attirent et s’entendent aussitôt par une sorte de hasard magique. Ils sont deux mais pourraient parfaitement n’être qu’un tant ils sont jumeaux, siamois dans la connerie, sans trait de personnalité ou d’indépendance qui les distingue l’un de l’autre. Leur duo n’a de nécessité que mécanique, centrifuge, l’un l’autre s’entraînant comme deux tourneurs se tenant par les mains, à travers les sciences de leur temps.

Très rapidement, ils échafaudent le plan de quitter la ville pour la campagne et de partir vivre dans une ferme. Là, ils s’essaient à tenir une exploitation en parfaits dilettantes, à cultiver, avec l’optimisme de celui qui pense que tout s’apprend dans les livres, que tout s’obtient pourvu qu’on s’équipe du bon matériel. Evidemment c’est l’échec, on leur avait bien dit mais ils n’ont rien écouté. Ils se lassent, abandonnent et passent à une autre lubie avec un entrain intact. Ainsi voyagent-ils de l’agriculture à l’horticulture, de la para-médecine à l’archéologie, de la chimie à l’astronomie, puis au spiritisme, à la tragédie, à la philosophie, à la religion… Tout finit dans l’eau, sous les yeux circonspects de leurs domestiques ou du village. Jamais ils ne se découragent, toujours ils renouvellent leur disposition à triompher d’un champ de la connaissance humaine.

On retrouve Bouvard et Pécuchet dans ces gens d’aujourd’hui qui se félicitent de leur matérialisme, de leur progressisme, de leur républicanisme, certains qu’il les protège de l’ignorance ; qui croient détenir un sens infaillible de la Raison puisqu’ils savent ingurgiter la science vulgarisée de leur temps, dont ils épousent automatiquement les conclusions comme si elles étaient l’évidence et qu’ils devaient y arriver de toute façon ; qui s’attendrissent des superstitions de leurs aïeux, quand ils y songent, sans réaliser que leurs savoirs actuels sont leurs superstitions à eux.

Jardinier à moteur

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A la belle saison, dans chaque village, dans chaque hameau, lorsqu’au cours de la matinée le soleil est enfin dévoilé et que l’on pourrait entendre les oiseaux et le bruissement du vent dans les feuilles, un type se dévoue sur les coups de 11 heures pour activer une tondeuse, un souffleur, un rotofil, n’importe quel outil capable de faire le bruit d’une mobylette.

La plupart des bonshommes qui jardinent ou entretiennent aujourd’hui ne savent guère travailler autrement. Rien ne les intéresse d’autre dans l’atelier que ce qui crépite, vrombit, ce qui crache et sent le pétrole. C’est comme s’il était impérieux pour eux de saccager le silence et qu’il ne reste surtout plus un coin de campagne où ne résonne à l’horizon le ronflement d’un engin.

Plus de cisailles mais un taille-haie. Plus de râteau mais un souffleur de feuilles. Le moindre clampin dispose désormais du même attirail que l’employé municipal pour tenir toute la commune. Et moins il s’y connait, plus il se motorise ; il se précipitera sur le souffleur avec d’autant plus de hâte qu’il a plu toute la nuit, que les feuilles sont mouillées et que ses efforts sont inopérants, son bourdonnement pétroleur absolument inefficace.

S’il prend une mine laborieuse, assis sur sa tondeuse, le sourcil ployé sous la responsabilité de manier l’engin dangereux, affectant de prendre pour lui la besogne vraiment sérieuse, ne nous y trompons pas : le jardinier à moteur dissimule comme il peut le fait qu’il soit ni plus ni moins en train de jouer au tracteur, tel un gosse bousilleur.

Emprunts russes

FRANCE-EMPRUNT

Au contraire de ceux qui feignent l’indifférence et prétextent qu’il y a des choses plus importantes, je trouve « l’affaire Depardieu » et les réactions qu’elle suscite absolument signifiantes. Elles en disent long sur notre société et notre époque.

Au moment où l’acteur est « parti » en Russie et que Brigitte Bardot menaçait de le rejoindre, on a pu entendre les sarcasmes de ceux qui, piqués au vif et vexés quoi qu’ils en disent, se réjouissaient, disaient tant mieux, qu’ils partent ! Et qu’en échange on accueillerait volontiers les trois Pussy Riot !

On entend ça et tout à coup les choses deviennent très claires. Tout à coup l’Hexagone se fracture selon une ligne très nette. Le monde se divise en deux catégories, Tuco ! Il y a ceux qui, sans même très bien les connaître, sans être particulièrement aficionados, pressentent tout de même qu’à eux deux, Depardieu et Bardot comptent pour un petit quelque chose dans l’imaginaire et le prestige français des 50 dernières années… et il y a ceux qui sur un coup de tête mettraient tout ça à la poubelle et le troqueraient en échange de l’apport culturel des Pussy Riot.

Pour eux, le deal est équitable : ils s’estimeraient quittes voire y gagneraient au change. Les Pussy Riot, groupe de punkettes comme il en existe dans toute ville de plus de 3 000 habitants, comptaient il y a quelques mois encore très exactement pour rien aux yeux du monde. Aujourd’hui, elles représentent à peine plus. Y compris dans l’esprit de ces gens qui les réclament en échange. C’est-à-dire qu’ils ne savent toujours pas qui elles sont, n’ont rien entendu d’elles, ne les connaissent absolument pas autrement que par l’écho, aussi tonitruant que passager, que les médias ont fait de leur scandale. En dehors de quelques curieux qui se seront peut-être donné la peine de cliquer sur un lien, personne n’a jamais entendu une seule de leurs chansons, ni ne réalise que ce qu’elles ont à leur actif se résume à des performances d’obscénité publique. Mais peu importe ! A leurs yeux, le symbole téléphoné d’une liberté d’expression bon marché muselée par la religion et la tyrannie vaut bien les centaines de films, la poignée de chefs-d’œuvre, les milliers d’images cumulés sur un demi-siècle de nos deux icônes culturelles. Ces gens-là ont fait leur choix : si l’une des deux œuvres est à démolir au burin, leur main ne tremblera pas.

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La question, dès lors, est la suivante : comment vivre avec ces gens-là ? Comment vivre parmi ces gens-là ? Comment constituer avec eux une seule et même société, une seule et même patrie ? Quelle communion est possible avec un voisinage qui a atteint un tel degré de nihilisme jovial ? Et en quoi, après tout, une Caroline Fourest qui se réjouit de « perdre » Depardieu si seulement elle obtenait les Pussy Riot, m’est-elle moins étrangère qu’un réfugié du Baloutchistan ? Ces personnes-là sont nos talibans. On parle de cohésion et d’intégrer l’immigration, mais le vrai défi qui exige qu’on se retrousse les manches serait en réalité de réintégrer ces autochtones déculturés.

Mais la tâche est immense, et plutôt que d’espérer les convertir, il semblerait plus aisé de convaincre les personnes qui ont encore la tête à l’endroit de partir, ensemble, tout recommencer en Sibérie.

A propos de l’emprunt russe
Au cours du XIXème siècle, la Russie emprunte à plusieurs reprises des capitaux à la France. En 1917, elle déclare de façon unilatérale l’annulation de ses dettes. Plus d’un million et demi de Français qui avaient investi dans ces emprunts perdent leur placement.
Dans les années 20, on révèle que la presse française, corrompue 
par le gouvernement russe à partir de 1900a fortement participé à promouvoir le placement des emprunts russes auprès du grand public. 

Être plus fou que le fou

Dans le métro, un dimanche soir, 23 h, un fou est dans le même wagon que vous. Un jeune, casque sur les oreilles, visiblement alcoolisé, qui arpente les voitures en fumant un pétard, parle seul à voix haute, chante, s’adresse à lui-même… Il fait des tractions et des cabrioles sur les barres et les poignées. Il a l’air heureux d’être fou devant les autres. Il est dans un état second. Dans un autre monde.

Mais à la station suivante, monte un autre fou ! Personnage grand, posé, patibulaire, lunettes fumées sur les yeux… Qui lui vole la vedette ! Il tient dans une main une bouteille de vin rouge et dans l’autre un verre à pied cassé. Et il se sert comme cela de petits verres successifs, qu’il déguste du bout des lèvres à même le verre brisé. Il sirote avec le plus grand calme et la plus grande distinction, à même le verre coupé, sans ambage.

Le jeune fou est médusé. Subjugué. « Attends t’es ouf toi, trop fort ». L’autre le toise de façon princière, lui propose de s’asseoir à côté de lui et de trinquer. Le jeune fou est fasciné. Son numéro de fou à lui est automatiquement ruiné, anéanti ; il l’a stoppé instantanément. Voici un fou qui s’est fait doubler par la gauche. Et voici une solution parmi d’autres pour claquer le bec d’un bousilleur : être plus fou que le fou.

C’est d’ailleurs le principe utilisé pour éteindre les puits de pétrole en feu : jeter de l’eau ne servirait à rien, il faut faire péter une énorme explosion au pied de la flamme, ça vous souffle net l’incendie. Et puis c’est marre.

Tatouage : faire son numéro

Je n’élucide pas les raisons qui, au 21ème siècle, amènent une personne à se faire tatouer de son plein gré, si ce n’est :

  • 1/ l’insouciance : on ne se rend pas trop compte, on trouve ça joli, et
    10 ans après on paye pour se le faire enlever,
  • 2/ l’illumination : on a découvert un message essentiel, le sens de la vie, la bonne parole, et on se sent une mission de le transmettre par tous les moyens, y compris en le résumant par un idéogramme chinois sur son épaule,
  • 3/ la morbidité : on se déteste, pas assez pour se mutiler mais suffisamment pour signifier au monde : « je suis de la merde, regardez : vous pouvez me gribouiller dessus ».

Il se dégage en tout cas un dénominateur commun comme préalable à ces 3 mauvaises raisons : c’est la conviction profonde que les gens nous regardent, qu’il faut leur faire un numéro.

Une sociologie du tatouage par Monsieur le Chien :

Crétin électronique : restez branché !

L’ennui est une incapacité à rester seul et inactif. Un évitement systématique de se retrouver face à soi. Plutôt lire, écouter, discuter, courir, tout qui puisse occuper l’esprit, saturer les sens, bloquer l’accès aux idées et aux questions fécondes. La crainte de l’ennui est le propre des gens creux : inoccupés, ils craignent d’entrevoir le vide qui les habite et d’attraper un vertige. Les emmerdeurs du quotidien sont typiquement des gens qui craignent l’ennui.

iPod

Ce qui est curieux, c’est que des pans entiers de l’industrie travaillent pour ces gens là. Des entreprises, mais aussi des secteurs entiers de l’économie, sont dédiés par exemple à l’équipement des crétins électroniques. Car le crétin électronique a besoin de la technologie la plus pointue pour accoucher de sa bêtise. Il a aujourd’hui  à sa disposition une gamme infiniment variée de produits et services à fort quotient technologique, qui n’ont pour seule valeur ajoutée que de le distraire, de le soustraire à lui-même et à la réalité. C’est la seule vocation de ces produits : permettre au crétin électronique de s’oublier ; et tant pis si ces produits sont par ailleurs des instruments de nuisance qui dégradent la qualité de vie des gens normaux.

Il a par exemple fallu que quelqu’un invente un appareil de musique individuel spécialement conçu pour déranger les gens : aux écouteurs traditionnels, a été ajouté un micro qui fait profiter d’un son nasillard et insupportable à tout l’entourage du crétin – dans la rue, dans les transports en commun. Le son est de piètre qualité aussi bien pour cet entourage que pour le crétin lui-même, mais voilà : il offre au crétin électronique je ne sais quel bénéfice (afficher « qui il est » ?). Et voilà un produit technologique à valeur humaine ajoutée négative !

Il faut bien être conscient que ce produit n’est pas une erreur. Avant d’arriver dans les mains du crétin électronique, il a été longuement pensé et réfléchi, est passé entre des centaines de mains sérieuses et professionnelles, a nécessité des investissements massifs… Qui a intérêt à ça ? Qu’y a-t-il de si impératif à brancher les crétins, qui justifie une véritable politique industrielle des « loisirs » ? Qu’aurait-on pu par exemple créer de véritablement intéressant avec le fric qu’on a cramé pour arriver à l’iPod ?

Chaussure & mode de vie

J’ai visité un endroit qui ressemblait à l’enfer : une sorte de supermarché de la chaussure, ou de Temple de la Chaussure – « chaussure » n’étant plus à prendre ici au sens d’objet mais de mode de vie. Là-bas, les gens circulent avec un air très sérieux, à la recherche de ce qui se fait de mieux ou de plus récent dans le domaine de la chaussure. Ils sont tous vêtu de leur T-shirt le plus intéressant, souvent affublés d’un article de singularité tel que lunettes de soleil, casque à musique ou casquette.

Il y avait là-bas un artiste de la chaussure, un Sage de la chaussure, en réalité un cordonnier américain ou australien qui avait dû être payé pour venir ici, au Temple de la Chaussure parisien, et qui faisait semblant de travailler une semelle de basket sur un espèce d’établi, au milieu de la foule. Certaines personnes venaient s’adresser à lui, en anglais, avec une sorte de respect dans le regard. C’est ce qui m’a marqué : le sérieux des gens. L’air très concentré des consommateurs de chaussures, en décalage avec le « fun » sur lequel jouent les publicités de la basket.

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C’est comme s’il y avait là une histoire de spiritualité : ces gens ne sont pas seulement à la recherche d’une paire de chaussures mais viennent éprouver et ressentir « l’univers » de la chaussure. Pour eux, il y a un mode de vie dans lequel « la » chaussure, et à plus forte raison la basket, a un grand rôle à jouer.

On la constate dans beaucoup d’occasions, cette vénération :

  • un ami obnubilé par les baskets qui s’achète une paire par semaine, qui en fait un sujet de conversation régulier,
  • un collègue qui attend avec impatience la sortie d’une certaine paire de baskets en version 1973 ou quoi,
  • ou encore, affichée dans un kiosque, une couverture de magazine spécialisé en chaussure où l’on parle de la vie sous l’angle de la chaussure, où l’on relève les faits d’actualité où il a été question de chaussure, et où l’on interviewe des célébrités du point de vue de la chaussure : aime-t-il les chaussures, possédait-il telle paire de chaussures quand il était petit, et que représentent pour lui les chaussures…,
  • ou tout simplement, le type qui s’est donné beaucoup de mal pour trouver ces belles tennis vertes et jaunes, qui surlignent si bien sa personnalité et qu’il serait catastrophé de retrouver aux pieds d’un d’autre.

Ca fait du monde. A se demander s’il existe encore des gens pour trouver tout cela ridicule.