Franchir le con

Parfois, on se retrouve contrarié par une absurdité soi-disant administrative contre laquelle on bute : on voulait acheter, retirer, échanger quelque chose, mais voilà qu’on n’a pas le petit ticket qui permet de, qu’on n’a pas coché le papier au bon endroit, ou qu’on n’a pas lu la ligne qui stipulait… Plus qu’une contrariété, ce sont parfois des centaines d’euros qui sont en jeu, ou vos vacances entières si l’on parle de modifier un billet d’avion : des centaines d’euros qu’un interlocuteur borné menace d’annuler en un clic, pour une broutille.

C’est d’autant plus rageant et inattendu quand on nous a toujours répété que nous étions client-roi, que nous passions avant tout, qu’on était à l’écoute de nos besoins, que le type en gilet en face n’était pas un vendeur mais un conseiller qui nous offrait « bien plus que du service »…

Avant, le client n’était pas roi : c’était simplement un type qui faisait affaire avec un autre – affaire qui se concluait à la louche, avec un peu de bagout ; le bon sens faisait le reste. Aujourd’hui le client est roi mais son royaume est borné par les clauses qu’une ingénierie juridique et marketeuse a défini unilatéralement. En somme, le roi arrive après la bataille, lorsque tout est joué. Sa couronne est faite d’astérisques qui renvoient en bas de page. Les lignes de contrat, les paragraphes, les codes, les identifiants, ont chassé de la transaction commerciale tout libre arbitre, tout savoir faire humain. Ce qui était tractation humaine est devenu contractualisation avec une engeance administrative qui a prévu la multitude de situations qui pouvaient advenir.

C’est ainsi que nous nous retrouvons face à un guichetier qui ne s’adresse pas véritablement à nous mais à un client, qui ne cherche pas vraiment à savoir ce que nous voulons, qui en fin de compte ne tracte pas avec nous mais avec le contrat dans lequel son entreprise nous a enfermé. Et c’est d’ailleurs toute l’astuce du système : évacuer l’humain et nous faire croire qu’on est face à une machine, un mécanisme bien huilé, indéboulonnable. Arguer que c’est « la procédure » qui veut que, que c’est « la machine » ou « l’ordinateur » qui empêche de revenir en arrière, d’annuler, de remplacer…

Dans un cas comme celui-là, si vous voulez sortir de l’ornière, c’est justement l’humain, et non la machine, qu’il faut court-circuiter. Lorsque la situation semble perdue, il faut franchir le con : celui derrière le guichet qui vous oppose sa bêtise. Celui qui vous dit que c’est comme ça et qu’on ne peut rien faire. La plupart du temps c’est de lui que vient le problème : l’humain-fonctionnaire, l’humain-robot enfermé dans ses schémas et ses automatismes. L’humain qui n’est plus en phase, dont l’intelligence buggue si un grain de sable enraye la machine, qui emploie cette intelligence non pas à trouver une solution viable, mais à vous expliquer les arcanes du système qui fait que vous pouvez vous foutre votre problème au cul.

Il faut franchir le con : changer de file ou repasser plus tard, demander son collègue… Changer d’humain, et très souvent la situation se démêle avec une aisance surprenante. Ce qui se présentait comme kafkaïen comme on dit, redevient une situation simple, humaine : une histoire de con.

L’effet Nespresso

On entend souvent dire que le monde moderne ne propose plus d’aventure, que tout a été découvert, qu’il ne subsiste plus grand-chose capable de procurer un frisson… Alors voilà : le week-end prochain, faites une expérience extrême : rendez-vous dans la boutique la plus proche et plongez dans l’univers Nespresso.

Heureux détenteur d’une machine Nespresso qu’on m’a offerte il y a deux ans, j’en étais pleinement satisfait jusqu’au jour où, la réserve de capsules épuisée, j’ai dû me rendre en magasin pour la renouveler. Avant d’y mettre les pieds, je pensais qu’une boutique Nespresso était un endroit où on achetait du café. En réalité, la « boutique » n’est pas faite pour ça. Impossible d’empoigner un paquet et de payer en caisse. Tout ce qui peut s’acheter a été mis hors de portée. En termes d’agencement, Nespresso n’est pas une boutique mais un hall de banque d’affaires. Vigiles à l’entrée. Matériaux nobles et éclairage étudié. Produits exposés sous verre. On ne vous laisse pas toucher au café sans passer par un conseiller. C’est que jusqu’à présent, nous buvions notre café sans réaliser qu’il s’agit d’un produit raffiné qui exige l’éducation du goût. Alors Nespresso a concocté un parcours client.

D’abord on choisit sa file d’attente. Les conseillers, au fond derrière un comptoir luxueux, gardent les berlingots de café. On fait la queue. A la musique d’ambiance se mêle un doux brouhaha de cocktail. Comme vous soufflez, une hôtesse vous porte à déguster un café de la nouvelle collection édition limitée sur un plateau. Il convient de plonger langoureusement son nez dans le gobelet et de le retirer avec une mine pensive, jusqu’à ce que son tour arrive. C’est à vous. L’expert conseiller vous accueille en tailleur et gants blancs. On ne parle pas « café » tout de suite. Il s’agit avant tout de vous connaître afin de vous apporter un conseil personnalisé. Votre nom. Votre prénom. Votre numéro de membre (oui, parce que vous êtes « membre »). Le nom de votre modèle de machine et sa couleur. Vous ne savez pas ? Vos coordonnées. Souhaitez-vous profiter de privilèges ? A présent, il est temps de comprendre quel genre de buveur de café vous êtes. Les arômes sur lesquels vous êtes porté. Si vous aimez les touches plus ou moins corsées de la collection spéciale. Voulez-vous qu’on vous les fasse déguster, voulez-vous…HéHOOOO ! JE VEUX SIMPLEMENT QUE VOUS ME PASSIEZ LA BOITE DE CAFE DERRIERE VOUS ESPECE DE MALADE ! 

Non mais ça va oui ? Cinq minutes que vous êtes pris en charge et vous n’avez toujours pas vu la couleur d’un paquet de café ! J’imagine qu’il se trouve des amateurs pour apprécier ce simulacre d’esprit VIP, admirer la « salle du coffre », prendre le temps de savourer les « touches » et les « arômes » et se demander en son âme et conscience si l’on est plutôt Dulsao de Brazil ou Volluto di Roma… Mais que fait-on des autres ? Ceux qui sont juste venus acheter du café ? Qui ne veulent pas profiter de « privilèges ». Qui ne connaissent d’arômes que : avec ou sans sucre ?

Je veux croire que nous sommes une majorité dans ce cas : à sortir de là en courant pour retrouver l’air frais. A ne plus y refoutre les pieds. Une majorité à suffoquer dans ces endroits propres et sinistres, où toute trace d’humanité a disparu à force d’avoir mis « l’écoute et le dialogue au cœur de la démarche ». Une majorité à être effarés par ce conseiller qui assène ses questions comme un robot, et par cette machinerie infernale qui nous entraîne d’un innocent achat de café à un « club » avec des « privilèges » et un « numéro »… Mécanique infernale qui peu après ma visite, m’envoyait par e-mail une enquête. Première question : êtes-vous l’un des décisionnaires en matière d’achat de capsules de café ? « Décisionnaire en matière d’achat de capsules de café » : pensez-vous qu’un humain parlerait comme ça ?

Je veux croire que nous sommes une majorité, mais le succès de Nespresso laisse plutôt penser que le concept peut faire des émules, se généraliser à d’autres produits et façons de commercialiser. Cette tendance de raffiner le produit à l’excès, d’inventer, sur le modèle du vin et de l’œnologie, un cérémonial, un « bon goût », une expertise, des choses à savoir et des gens qui savent – des connaisseurs… Attacher une qualité et une culture à des choses qu’on consommait jusqu’alors sans y prêter attention, comme le café, le chocolat, la bière… Car désormais il y a une « culture de la bière », des « bières du monde », un goût pour la bière – pour les bières devra-t-on bientôt dire… Un goût qui nécessite d’être éduqué, sans quoi on passerait à côté de quelque chose, n’est-ce pas.

Alors que ces messieurs du marketing se le disent : nous sommes nombreux, nous sommes dangereux ; les fourrés, les maquis, sont plein de ces gens, clandestins, déserteurs, qui fuient toutes vos initiatives, qui sont prêts à boire du café trop fort, trop mou, trop sucré, du café de merde, du café simple, du moment que vous leur fichez la paix. Prêts à payer cher pour être tranquilles et qu’on ne leur adresse aucune démarche de qualité de service ou de satisfaction client. Merci pour eux.