Quand l’heure de la révolte sonne, le rebelle obéit à la cloche

Le rebelle n’est pas exactement le contraire du conformiste. Il ne vit pas en marge de la société comme il l’imagine, mais au contraire est relié à cette société par un fort lien de dépendance.

Car le rebelle n’a d’attitude rebelle que par rapport aux autres (et souvent  au détriment des autres). Son surplus de liberté, il ne le tire pas de son chapeau, il ne l’invente pas, mais il l’extorque aux autres, à ceux que son action prive de liberté.

  • Le motard qui fait pétarder sa bécane en ville ne peut le faire seulement parce que les autres ne le font pas : si tout le monde le faisait, ce serait simplement impossible, ou bien le motard y perdrait son intérêt.
  • Celui qui refuse de faire la tâche qui lui est demandée, de fait, n’annule pas la tâche ou ne la fait pas autrement : il la laisse simplement à un autre, plus capable ou de meilleure volonté.

En somme, le rebelle ne vit que parce que les autres sont là pour le racheter. Ce sont les conformistes, qui par leur comportement compensateur, autorisent et valident celui déviant du rebelle. Le rebelle n’est pas autonome : il vit aux frais du conformisme. Il dépend principalement de la capacité d’abnégation des autres. Il dépend du conformisme comme le loup dépend des moutons et comme l’adolescent dépend de l’argent de son père pour acquérir les outils de sa rébellion (cigarettes, haschisch, guitare électrique…). Le rebelle rejoint de près le profil du pillard.

Ainsi, le rebelle n’est pas un « pestiféré » mais un privilégié. Quelqu’un qui « se paie le luxe de »… Un enfant énervé que la société tolère et à qui l’on cède son caprice. C’est pour cette raison qu’il n’a aucun intérêt objectif à ce que la société change. Il souhaite au contraire qu’elle perdure, qu’elle reste conformiste et qu’on ne soit pas trop nombreux à le rejoindre dans sa minorité et son attitude. Sa « rébellion » ne prend racine que dans un terreau majoritairement conformiste. C’est pour cette raison aussi qu’au fond, la société ne perçoit pas le rebelle comme une menace mais seulement comme une nuisance.

Extension du domaine de la marque

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Dans le futur, le commerce ne s’adresse plus à des consommateurs mais à des « gens ». Finie l’époque où les entreprises n’avaient d’égard que pour notre portefeuille et nos envies matérielles, elles ont compris que nous étions plus, que nous avions des sentiments et des aspirations plus complexes. Dans le futur, les entreprises tiennent compte de l’humain dans sa globalité, elles s’adressent à la personne.

Tout a commencé avec cette génération de jeunes qui, à partir des années 1980-90, s’est mise à éprouver des émotions pour les produits, à se définir par les marques achetées… D’abord appâtés par les bons, les jeux, les goodies, ces jeunes ont fini par adhérer aux marques sans plus qu’aucun appât soit nécessaire : l’excitation et la foi en la marque sont devenues spontanées.

  • Aux marchandises ils demandaient qu’elles leur confèrent des qualités, qu’elles véhiculent des valeurs et une philosophie
  • Aux marques, ils demandaient du contenu, une âme, un enrobage spirituel. Que tel achat fasse d’eux un rebelle. Tel achat un « homme moderne ». Tel achat une personne solidaire avec les petits producteurs de café…
  • Aux entreprises ils demandaient d’avoir une attitude. Responsable, ou décalée, ou innovante. Ou au contraire attachée à la tradition.

Et dans le futur, ces jeunes ont gagné du terrain : ils sont jeunes non plus au sens traditionnel 12-18 ans mais jeunesd’aujourd’hui : 12-42 ans. Ils aiment les marques et leurs productions, se prennent d’intérêt pour l’histoire et la culture contenue dans les produits, apprécient la qualité de telle ou telle publicité comme un produit en soi : est-elle drôle, réussie ? Ils s’intéressent aux médias en tant que tels : leurs stratégies, leurs techniques, les buzz, tops et flops qu’ils génèrent… A vrai dire, ils attendent des marques qu’elles les alimentent dans ces domaines : films, vidéos virales, créations, stories, opérations spéciales, concepts… Ils demandent qu’elles soient présentes, vivantes, qu’elles se prononcent, s’impliquent, dialoguent, prennent position sur l’actualité et les idées. Qu’elles participent à leur vie publique et privée. En somme, ils souhaitent une communion d’esprit avec leur marque et leurs produits.

 

Les entreprises ont pris acte de ce besoin d’estime et d’implication. Dans le futur, toute entreprise quel que soit son secteur, produit en plus de son activité commerciale ou industrielle : du dialogue, des produits culturels, des créations, des conseils, du rêve, des idées, des réalisations morales et spirituelles… Leur nouvelle vocation : être un vecteur d’accomplissement pour « les gens », leur proposer plus que de simples produits : un échange riche en contenu humain.

Ainsi, les entreprises ont développé une nouvelle forme d’existence, qui consiste à s’incarner dans une entité individuelle et personnifiée, proche des gens. Une personnalité avec ses goûts, ses choix, ses centres d’intérêt… Pour cela, elles ont créé le « mana » : l’esprit de la marque. Le mana est le supplément d’âme de l’entreprise auprès de son public. Il cristallise, sous forme d’une charte, les positions et les goûts qu’aurait l’entreprise si elle était une personne, dans tous les domaines : art, politique, philosophie, actualité, musique, sujets de société, cuisine, voyages… Le but étant de porter ces goûts et cette existence à la connaissance du public et de les partager avec eux. Ainsi, dans le futur, il ne faut pas s’étonner qu’une marque soit « pour » la lutte contre le sida, condamne des propos tenus par une célébrité, ou annonce sa préférence, cette année, pour Miss Charentes-Maritimes.

Pour cela, pour donner corps au mana, les entreprises font appel à un « brand DJ ». Le brand DJ est en quelque sorte l’avatar de l’entreprise ; sur le principe du grand couturier qui associe son nom à une collection de prêt-à-porter, il représente la marque, lui donne sa couleur et sa personnalité, existe à sa place et parle en son nom… C’est une personne, souvent déjà renommée, dotée d’un talent charismatique et créatif, qui pour un contrat faramineux sur 5 ou 10 ans, prête à l’entreprise son image et anime l’esprit de marque. Il arrive même qu’on lui demande de jouer la figure du dirigeant à la place de celui-ci !

Le brand DJ est l’idole des fans de la marque. Plus largement, il porte sa parole dans les conférences de presse, les événements publics et privés, les débats médiatiques… C’est lui qui assure le « community management » des réseaux sociaux et tient des discutions privées avec des centaines et des milliers d’internautes. Mais il fait aussi bien plus : il produit des courts métrages, des bandes sons, des compilations branchées, provoque des événements festifs et fédérateurs dans les grandes villes, tout ce qui peut aider le grand public à cerner l’esprit et l’identité de la marque.

Très souvent, pour gérer tout cela de front (les multiples aspects du mana de la marque, l’omniprésence et l’omnidiscours auprès des gens, la production foisonnante de lien social…), le brand DJ est assisté par des cerveaux numériques : des logiciels d’intelligence artificielle fidèles à sa pensée reproduisent ses idées et créent avec lui.

 

Ainsi, dans le futur, les soirées, les décorations et l’architecture urbaines, les tubes musicaux, les actions collectives, sont très souvent le fait d’un brand DJ ou de l’action humaine des marques. Dans le futur, les gens pensent et agissent par la marque. La marque correspond à une communauté de pensée, après la famille, la nation, la culture… Pour faire valoir une opinion, même spirituelle, on s’agrège à un groupe ou à une marque qui s’en fait l’étendard. On adhère aux mana des entreprises.

Crétin électronique : restez branché !

L’ennui est une incapacité à rester seul et inactif. Un évitement systématique de se retrouver face à soi. Plutôt lire, écouter, discuter, courir, tout qui puisse occuper l’esprit, saturer les sens, bloquer l’accès aux idées et aux questions fécondes. La crainte de l’ennui est le propre des gens creux : inoccupés, ils craignent d’entrevoir le vide qui les habite et d’attraper un vertige. Les emmerdeurs du quotidien sont typiquement des gens qui craignent l’ennui.

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Ce qui est curieux, c’est que des pans entiers de l’industrie travaillent pour ces gens là. Des entreprises, mais aussi des secteurs entiers de l’économie, sont dédiés par exemple à l’équipement des crétins électroniques. Car le crétin électronique a besoin de la technologie la plus pointue pour accoucher de sa bêtise. Il a aujourd’hui  à sa disposition une gamme infiniment variée de produits et services à fort quotient technologique, qui n’ont pour seule valeur ajoutée que de le distraire, de le soustraire à lui-même et à la réalité. C’est la seule vocation de ces produits : permettre au crétin électronique de s’oublier ; et tant pis si ces produits sont par ailleurs des instruments de nuisance qui dégradent la qualité de vie des gens normaux.

Il a par exemple fallu que quelqu’un invente un appareil de musique individuel spécialement conçu pour déranger les gens : aux écouteurs traditionnels, a été ajouté un micro qui fait profiter d’un son nasillard et insupportable à tout l’entourage du crétin – dans la rue, dans les transports en commun. Le son est de piètre qualité aussi bien pour cet entourage que pour le crétin lui-même, mais voilà : il offre au crétin électronique je ne sais quel bénéfice (afficher « qui il est » ?). Et voilà un produit technologique à valeur humaine ajoutée négative !

Il faut bien être conscient que ce produit n’est pas une erreur. Avant d’arriver dans les mains du crétin électronique, il a été longuement pensé et réfléchi, est passé entre des centaines de mains sérieuses et professionnelles, a nécessité des investissements massifs… Qui a intérêt à ça ? Qu’y a-t-il de si impératif à brancher les crétins, qui justifie une véritable politique industrielle des « loisirs » ? Qu’aurait-on pu par exemple créer de véritablement intéressant avec le fric qu’on a cramé pour arriver à l’iPod ?

Temps des nomades, chant des gitans

Amusant concept que celui de la propriété : car il ne tient qu’à nous de croire que celui qui a acheté le terrain l’occupe de droit. La propriété est un accord purement arbitraire, le propriétaire n’a rien de réel et les signatures ne sont jamais que des preuves que deux hommes ont échangé de l’argent à un moment donné. Le terrain, lui, n’est relié à personne en quelque façon, il s’appartient sans se soucier de ce qui se trame sur son dos.

Est-ce cette réflexion qui habite les Têtes Raides, San Sévérino, et tous ces simili-clochards de la chanson française qui fredonnent sur un accordéon que le monde est à tout le monde, je me balade partout ? Ils jugent fascisante l’idée d’avoir un patrimoine qui nous appartient et ne veulent chanter « Paris est beau quand chantent les oiseaux » que s’il rime avec « Paris est laid quand il se croit français ». Après les Ferrat qui chantaient communiste, voici les chantres de l’esprit gitan. Et cet esprit fait des merveilles quand pour glorifier le nomadisme, il se cache sous un documentaire historique ! Je fais ici allusion au film « Le Sacre de l’Homme », 2ème volet du programme de France 2 qui reconstitue l’odyssée préhistorique de l’espèce. Cet épisode, pour retracer la sédentarisation, met en scène la rencontre entre une tribu nomade et une peuplade sédentaire.


Le sacre de l’homme (1/9)

Les nomades sont présentés comme des êtres innocents, vivant d’amour et d’eau fraîche, ayant « le goût de l’aventure »… Tandis que les sédentaires sont rabougris et mesquins et n’ont d’autre rêve que de conserver leurs acquisitions. Les nomades sont écolos : ils s’accomodent de branchages. Mais les sédentaires, avec leurs constructions, plient la nature à leur volonté. Les nomades aiment l’étranger : il est une occasion de rencontre. Les sédentaires sont racistes : ils le voient comme une menace pour leurs biens. Oui, la propriété a tout gâché : elle a corrompu l’innocence. Et quand les nomades volent les sédentaires, on nous explique que ce n’est pas leur faute : eux ne croient pas faire de mal, ils pensent cueillir des baies sauvages. Ce sont les sédentaires, avec leur sale vision des choses, qui inventent la notion de vol !

Cette belle idéologie d’insouciance et de nomadisme est ce qui provoque en réalité la majorité des problèmes entre humains. Et ce n’est peut-être pas un hasard si de plus en plus on nous enjoint de renoncer à l’idée de propriété. Pourquoi voulez-vous une maison, nous dit-on ? Pourquoi voulez-vous un boulot ? Pourquoi voulez-vous un pays ? On dort si bien à la belle étoile ! Et le travail, c’est ennuyeux, vous n’allez tout de même pas garder le même toute votre vie ! Il faut bouger ! Mo-bi-li-té ! Mais en vélo, vous comprenez. En vélo de location ! Pourquoi vous embêter à posséder une voiture, qui salit la nature en plus ! Mai 68 a tout bouffé, qu’on vous dit ! Plutôt que de pleurer toutes ces choses qu’on ne compte plus vous offrir, mieux vaut chanter l’esprit gitan !

En réalité, l’idée de propriété – s’approprier un morceau de terre, une idée, un savoir – est salvatrice. Dans la vie, il y a les gens qui créent des biens : ils sont propriétaires d’un savoir-faire, d’un art, d’une connaissance, qu’ils cultivent et entretiennent. Ils œuvrent dans le sens de l’accroissement de valeur dans le monde. Autour gravitent les autres, les « nomades ». Les nomades ne possèdent rien et sont incapables de créer. Comme dans le documentaire, ils ne savent pas qu’on peut voler, ils ne savent pas qu’on peut créer. Ils croient que rien n’appartient à personne, que tout est tombé du ciel en l’état, que la richesse est en quantité finie et limitée sur la planète et que chacun en arrache une part à sa convenance. Les nomades n’ont rien à proposer au monde. Ce sont des pillards.

Le pillard a commencé par tuer et voler. Au fil des siècles, il a adapté sa technique : exploitation, esclavage, commerce… Aujourd’hui il s’approprie en consommant les créations des autres. En art, en amitié, en loisir, il pille, suce, mange et digère. Il éponge, absorbe, il « assiste à ». Il achète, sans jamais donner de lui-même. Il n’a pas de respect pour le bien ou pour le producteur car il ignore le travail et la compétence que renferme la chose qu’il convoite. Dans sa tête, créer cette chose est une formalité. Et si l’on questionne son comportement de pillard, de client, il répond que les oiseaux sont beaux, que le soleil brille, que le monde est une forêt dont chacun ramasse les fruits à sa guise, et que « zut, laissez-nous vivre » !

C’est tout cela qui transparaît dans l’attitude nomade de client intégral. C’est un esprit naturel chez l’enfant, « pauvre » par excellence, qui prend, absorbe, regarde, écoute, consomme, se remplit avec avidité. On est adulte quand on développe une conscience pour soi et une pour le monde ; quand on considère qu’il y a un temps pour se construire avec les choses de l’extérieur et un temps pour créer, donner, produire.

Chaussure & mode de vie

J’ai visité un endroit qui ressemblait à l’enfer : une sorte de supermarché de la chaussure, ou de Temple de la Chaussure – « chaussure » n’étant plus à prendre ici au sens d’objet mais de mode de vie. Là-bas, les gens circulent avec un air très sérieux, à la recherche de ce qui se fait de mieux ou de plus récent dans le domaine de la chaussure. Ils sont tous vêtu de leur T-shirt le plus intéressant, souvent affublés d’un article de singularité tel que lunettes de soleil, casque à musique ou casquette.

Il y avait là-bas un artiste de la chaussure, un Sage de la chaussure, en réalité un cordonnier américain ou australien qui avait dû être payé pour venir ici, au Temple de la Chaussure parisien, et qui faisait semblant de travailler une semelle de basket sur un espèce d’établi, au milieu de la foule. Certaines personnes venaient s’adresser à lui, en anglais, avec une sorte de respect dans le regard. C’est ce qui m’a marqué : le sérieux des gens. L’air très concentré des consommateurs de chaussures, en décalage avec le « fun » sur lequel jouent les publicités de la basket.

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C’est comme s’il y avait là une histoire de spiritualité : ces gens ne sont pas seulement à la recherche d’une paire de chaussures mais viennent éprouver et ressentir « l’univers » de la chaussure. Pour eux, il y a un mode de vie dans lequel « la » chaussure, et à plus forte raison la basket, a un grand rôle à jouer.

On la constate dans beaucoup d’occasions, cette vénération :

  • un ami obnubilé par les baskets qui s’achète une paire par semaine, qui en fait un sujet de conversation régulier,
  • un collègue qui attend avec impatience la sortie d’une certaine paire de baskets en version 1973 ou quoi,
  • ou encore, affichée dans un kiosque, une couverture de magazine spécialisé en chaussure où l’on parle de la vie sous l’angle de la chaussure, où l’on relève les faits d’actualité où il a été question de chaussure, et où l’on interviewe des célébrités du point de vue de la chaussure : aime-t-il les chaussures, possédait-il telle paire de chaussures quand il était petit, et que représentent pour lui les chaussures…,
  • ou tout simplement, le type qui s’est donné beaucoup de mal pour trouver ces belles tennis vertes et jaunes, qui surlignent si bien sa personnalité et qu’il serait catastrophé de retrouver aux pieds d’un d’autre.

Ca fait du monde. A se demander s’il existe encore des gens pour trouver tout cela ridicule.