Racisme géographique / Racisme temporel

L’Histoire est un domaine intéressant en ce qu’il révèle la qualité de votre interlocuteur. Dans d’autres domaines, il est toujours loisible, quand on s’y connaît peu, de déguiser son ignorance, d’improviser ses opinions et de finir par faire pas trop mauvaise illusion. Mais l’Histoire, elle, ne pardonne pas. Sans ménagement pour les impostures, elle rend subitement apparents une démarche faussée, une déficience d’analyse, un défaut d’intelligence et de sensibilité.

Aussi, il est courant d’entendre une énormité à propos d’une époque passée. Quelqu’un qui jusque-là vous semblait d’une culture acceptable lâche soudain une sottise gigantesque. Au milieu d’un pique-nique au Grand Canal du Château de Versailles, votre voisin s’exclame que « c’est beau, mais c’était facile aussi, avec toute cette main d’œuvre gratuite et corvéable à merci » ! Fallait-il que les gens du passé soient cons, dans l’esprit de certains !

Dans l’esprit de certains, les hommes ont enduré des époques entières d’horreur et d’absurdité sans rien dire. Dans l’esprit de certains, les Egyptiens antiques sont des gens qui ont roulé des cailloux sous le soleil et les coups de fouet pendant 3 000 ans ! Dans l’esprit de certains, les seigneurs du Moyen-âge prenaient plaisir à piétiner les potagers des serfs avec leurs chevaux en se rendant à la chasse. Exprès pour faire chier !

Si le « racisme géographique » est cette pensée qui juge inférieurs les hommes et femmes nés sous d’autres latitudes, il est un « racisme temporel » qui considère comme naturellement inférieurs les êtres humains nés à d’autres époques. Car il faut avoir une estime suffisamment basse des ancêtres pour croire ces choses sans se poser de questions. Fallait-il qu’ils soient cons pour subir sans broncher des époques d’obscurantisme que nous-mêmes ne supportons pas en pensée. Fallait-il qu’ils soient cons pour faire durer ces modèles de société abjects des siècles et des millénaires alors que chez nous, les pires totalitarismes ne résistent pas 100 ans sans être renversés…

Le racisme temporel, c’est appliquer le mode de pensée contemporain à l’ensemble de l’histoire et des sociétés. C’est ne pas faire l’effort intellectuel de retrouver le fil, de se remettre dans la perspective de l’époque. C’est ne pas rechercher la cohérence et l’équilibre de la période. C’est buter sur une incompréhension historique et la mettre sur le compte de la naïveté ou de la brutalité et de l’incivilité des gens de ce temps.

Vous considérez les jeux du cirque par exemple, et vous ne pouvez qu’être perplexe face à la monstrueuse civilisation romaine, vous ne pouvez que déduire que ces hommes étaient d’une autre nature que la votre, qu’un fossé vous sépare. Vous ne considérez pas qu’ils étaient tout aussi intelligents et civilisés que vous et que c’est peut-être la vie qui alors, avait un autre sens, les valeurs morales qui peut-être différaient de celles d’aujourd’hui mais n’en étaient pas moins des valeurs morales.

C’est simple : lorsque quelque chose se situe au-delà de notre compréhension, on le rend « monstre », étranger. On en fait non seulement une caricature, mais une monstruosité. On l’éloigne pour le rendre inaccessible à la pensée.

Pour enseigner l’histoire du nazisme par exemple, on préfère convoquer l’imaginaire monstrueux, parler des savons et abat-jours fabriqués en peau de Juifs, que décortiquer le mécanisme de fascination qu’a pu avoir l’idéologie nazie sur le peuple allemand. Tout est fait pour ne pas reconstituer la compréhension de l’époque, pour rendre hors de portée le cheminement du nazisme. Hitler est un monstre, Hitler est le Diable… Façon d’éloigner la responsabilité, d’extraire ce passé de nous. Façon de l’annuler.

Lorsque dans l’histoire ou les civilisations, vous ne comprenez pas un comportement, lorsqu’une coutume vous semble profondément aberrante ou cruelle, dites-vous qu’il y a une forte chance pour que vous soyez à côté de la plaque. Dites-vous que vous n’avez pas toutes les cartes en main, qu’un élément constitutif de cette époque vous échappe, que vous n’épousez pas la bonne perspective pour reconstituer les choses telles qu’elles se sont passées. Dites-vous que le sens est sans doute là mais qu’il vous est inaccessible.

Nous qui ne sommes racistes ni dans l’espace ni dans le temps, nous nous devons de « comprendre » toutes les époques, d’embrasser l’histoire et les civilisations dans leur totalité, de rétablir le lien avec les hommes de tous temps… Nous n’éloignons aucune perspective ni possibilité. Nous croyons que l’essence de l’homme est invariable, que le progrès n’est pas humain mais technique, que l’homme est toujours le même et que seules changent les circonstances et les outils. Nous croyons que les esprits brillants de l’Antiquité n’étaient pas moins brillants que nos esprits brillants d’aujourd’hui. Nous croyons que la cruauté n’a pas diminué et ne diminuera pas. Nous ne nous croyons pas exempts de la barbarie et du génie de nos pères.